• Jean-Jacques Vollmer

    24 novembre 2021

     

    Dans mon adolescence, vers mes dix sept ans, j'avais un ami très proche qui s'appelait André. Il avait deux ans de plus que moi, nous étions dans la même classe de première d'un internat situé dans le Vexin français. Il habitait Paris, ou plus exactement Vincennes, si bien qu'une fois par mois il pouvait rentrer chez lui passer un week-end, alors que mes parents résidaient en Allemagne où je ne me rendais que tous les trois mois.

    Quand il revenait de ses week-ends, il me racontait par le menu tout ce qu'il avait fait. Il était intarissable sur ses petites amies, dont il me faisait une description détaillée, laissant entendre qu'elles étaient toutes folles de lui et qu'avec certaines d'entre elles les choses allaient très loin. « Ah ! Qu'est ce que j'ai mal aux lèvres, me disait-il, on a passé des heures à se bécoter ! » Moi, c'est à ses lèvres que j'étais suspendu, mais il me traitait de puceau quand je lui posais des questions précises auxquelles il répondait rarement. Il était pour moi une sorte d'idole, celui qui savait y faire avec les filles, et j'essayais de retenir les recettes que je croyais déceler dans ses récits, afin de pouvoir enfin « passer à l'attaque » avec quelques chances de succès et perdre enfin cet horrible statut de « puceau »...

    Il était bien de sa personne, de taille moyenne, avec une belle chevelure blonde dont il soignait les mèches avec beaucoup d'attention. Il souriait rarement, et l'air sévère qu'il arborait en permanence faisait, paraît-il, partie de son charme : les filles, me disait-il encore, aiment les hommes mystérieux, et si on rit et plaisante trop, le mystère disparaît, et avec lui les chances de succès. Alors, je m'entraînais à avoir l'air revêche quand nous sortions en ville le dimanche après-midi et que nous croisions des groupes de filles qui nous lorgnaient en catimini tout en pouffant. Je comptais sur lui pour les aborder, mais cela ne s'est jamais produit. Il ne les regardait pas, gardant un air hautain que j'essayais d'imiter alors que j'avais envie de sourire en croisant leur regard.

    Après le bac, nous nous sommes perdus de vue, jusqu'à une date récente. J'ai fait une recherche sur « Copains d'avant » et nous avons pu ainsi renouer le contact, qui s'est concrétisé par un bon déjeuner un peu plus tard. Il n'avait plus sa mèche enjôleuse, il était d'ailleurs presque chauve, et il souriait beaucoup plus qu'autrefois. Nous nous sommes évidemment raconté nos vies, et rappelé nos souvenirs communs, jusqu'à ce que je l'interroge sur ses conquêtes d'adolescent. Il s'est esclaffé, puis est redevenu sérieux, me regardant attentivement, d'un air que j'ai jugé hésitant. Après un long silence, il m'a dit enfin :

    - Tu vas sûrement me trouver hypocrite ou bizarre, mais il faut que je te dise deux choses. D'abord, je ne m'appelle pas André, mais Bernard. Personne ne l'a jamais su, je trouvais que Bernard faisait ringard, alors qu'André sonnait mieux. J'avais honte de mon prénom, j'en ai pris un autre. Ensuite, tout ce que je t'ai dit sur mes conquêtes, c'était des bobards. Je n'avais pas de petite amie, je m'ennuyais chez mes parents, je tournais en rond dans la maison en imaginant des histoires qui m'arrivaient avec les filles que je voyais passer devant ma fenêtre. Et comme tu buvais mes paroles, j'en ai rajouté, c'était bien d'être admiré, de passer pour quelqu'un qui savait y faire ! Mais j'étais comme toi, en fait, timide et...puceau, moi aussi. D'ailleurs, pour tout te dire, la première fille avec qui je suis sorti, c'est la femme que j'ai épousée. Je lui ai tourné autour très longtemps, trop sans doute, car au bout d'un certain temps, comme je n'agissais pas, c'est elle qui a pris les choses en mains. Moi, je croyais que je ne pourrais jamais y arriver !

    Il faut toujours se méfier des beaux parleurs; surtout quand on est persuadé de bien les connaître...

     

     

     

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    22 novembre 2023

     

    Victor ouvrit la porte. A vrai dire, ce ne fut pas sans mal, le gros bouton de porte, rond, en porcelaine blanche, se situait bien haut pour un enfant de six ans et se trouvait bien large pour sa petite main. Mais c’était un garçon volontaire ! Il était alors un peu rond, un peu rose, sous une belle chevelure blonde, aussi son grand-père maternel, un solide Munichois moustachu aux yeux bleus, l’appelait-il parfois affectueusement « Specki ». Quand on lui traduisit le nom en langue française, « petit bout de lard », Victor voua à ce grand-père une haine sans fin.

    Il était environ cinq heures, la lumière baissait déjà et derrière les trois grandes fenêtres à petits carreaux du salon, le brouillard errait dans le jardin. Le sapin de Noël trônait au milieu de la pièce ; il était au moins deux fois plus grand que Victor, son faîte griffait presque le plafond. Les branches se trouvaient couvertes de guirlandes, de boules, de figurines, d’étoiles, de rubans d’une seule couleur : or. Les meubles, Empire pourtant, semblaient avoir disparu de la pièce tant l’arbre en imposait. Les cadeaux cascadaient sous le sapin, enfermés dans des boîtes de toutes tailles, colorées, rutilantes. Pour Victor, insensible au charme du tableau, les boîtes et les paquets n’étaient que gêne ; ils l’empêchaient de vérifier si « son » cadeau était bien là. Il avait déjà fait le tour de l’arbre au moins trois fois sans voir un paquet qui semble le contenir : les boîtes étaient trop grandes ou trop petites, les paquets trop informes ou trop longs ou trop larges…

    Agacé, Victor se mit alors à genoux, à déplacer les paquets, les soupeser, les agiter devant ses oreilles. L’un d’entre eux lui donna quelques espoirs. Certes, il était un peu grand, mais peut-être avait-on voulu le protéger des chocs ? IL chercha à l’ouvrir mais rubans et ficelles tenaient bien, ni ses doigts ni ses dents ne savaient en venir à bout. L’enfant se leva, se dirigea vers le grand bureau sur lequel il savait trouver une paire de ciseaux. Le combat devenant inégal, l’emballage céda. Il cachait une boite de bois noir fermée, dans laquelle se trouvaient niches et tiroirs où se logeaient des flacons de parfum, des pots de crème, des boîtes de poudre. Aucun intérêt. C’était un truc de fille, probablement pour Hermine, sa sœur, une grande bringue de seize ans.

    Victor enrageait. Il se mit à ouvrir les paquets au hasard, jetant les papiers d’emballage n’importe où, abandonnant les boîtes ouvertes au fur et à mesure de leur décourageante découverte. C’est ainsi qu’il trouva un immense châle en cachemire, qu’il imagina destiné à sa mère, Alina. Alina Bessac était une assez jolie personne, un peu lointaine, très mystérieuse, mais surtout entortillée dans une haute opinion d’elle-même. N’imaginait-elle pas que le nom de son mari aurait une autre allure s’il s’accompagnait d’une particule : « De Bessac », tout de même, ça sonnait mieux que « Bessac » tout court, non ? Un jour, elle avait pensé : « De Bessac sonnerait plus juste ! voilà ! » et ce » juste » la poursuivait, servait de pierre angulaire à un fantasme qui traversait les ans.

    Un autre paquet délivra un mignon petit sac de perles sans doute destiné à Victorine, son aînée de deux ans ; Victor le jeta au loin sans façon et se débarrassa de l’emballage un peu plus loin encore. Sa déception sans cesse renouvelée se transformait progressivement en rage. Il ouvrit encore un petit paquet. Encore une déception ! Le cadeau n’était pas encore pour lui mais plus vraisemblablement pour son père. Antoine Bessac, notaire de son état. Ce dernier entretenait avec passion une liaison coûteuse mais sans faille avec le monde de l’horlogerie. Il flirtait quotidiennement avec une collection de montres de haute valeur : ses maîtresses s’appelaient Jaeger-Lecoultre, Cartier, Hermès, Constantin-Vacheron, Patek-Philippe, Baume et Mercier ; seules les plus coûteuse avaient sur lui un pouvoir de séduction. Victor rangea la belle dans la boîte noire à maquillage, il allait se lever pour la poser à l’écart et poursuivre ses rageuses recherches lorsque la porte s’ouvrit.

    Alina Bessac, qui n’avait rien vu des dégâts, demande d’un ton tout à la fois inquisiteur et guilleret :

    - Mais, mon chéri, que fais-tu là dans l’obscurité ?

    Seul le silence lui répond. Elle allume l’électricité. Le sapin frissonne de tous ses ors. Le spectacle laisse Alina bouche bée. Son regard va des paquets éventrés aux papiers, rubans, nœuds et ficelles éparpillés sur le sol. Victor reste immobile, les yeux grand ouverts, les poings fermés.

    Alina, comme tétanisée, cherche une chaise, un fauteuil, un pouf, n’importe quoi pour ne pas tomber par terre ; un antique tabouret de grâce lui rend ce service. Le silence se prolonge un peu puis Alina interroge :

    - Que s’est-il passé, ? Que fais-tu là ? Tu sais bien que nous avions interdit le grand salon à toute la famille jusqu’après le dîner… Mais, mais…qu’est ce qui t’a pris ?

    - J’ai juste voulu savoir si mon cadeau, celui que j’ai demandé, était là et je ne l’ai pas trouvé, alors j’ai continué à chercher…

    - Mais, Victor, c’est Noël ! C’est la nuit des surprises et du bonheur pour les enfants et les parents et puis… et puis… c’est la fête du petit Jésus !

    - La maîtresse, à l’école, elle a dit que maintenant Noël, c’est juste une fête pour donner des cadeaux aux enfants. Et moi je crois qu’elle a raison…

    Alina, atterrée, ne sait quoi répondre. Victor reprend :

    - On a écrit ensemble au Père Noël, Maman. Je lui ai demandé une console Nitendo switch. Elle est où , Maman, ma console, je la veux !

    Comme épuisée, dans un souffle, Alina murmure :

    - Monte dans ta chambre, Victor, monte dans ta chambre, tout de suite.

    Le petit enfant, retenant ses larmes, se dirige vers la sortie. Lentement, doucement, il ferme la porte.

     


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  • Jean-Jacques Vollmer

    13 avril 2021

     

    14 février 1971. Un grand jour !

    Ça y est ! J'ai osé ! J'ai hésité, mais je l'ai fait ! Yes I can I can I can ! J'ai dit non ! Je lui ai dit non ! Fallait voir sa tête... Je l'avais prévenu, il ne m'avait pas crue. Il avait pris ça pour une lubie, un mouvement d'humeur passager, c'est vrai que je change souvent d'avis, mais aussi il est toujours tellement sûr de lui, à me dire toujours ce que je dois faire, penser, dire, ne pas dire, et j'en passe. Il faut toujours que je sois à l'image de son idée de la femme parfaite. Pourtant, il n'est pas idiot, mais si autoritaire, si conventionnel à sa manière, on le croirait pas qu'il était trotskyste il n'y a pas si longtemps. Il devrait pourtant savoir qu'une femme à sa botte ça doit être invivable, super ennuyeux. Qu'avait-on besoin de cette cérémonie, juste pour légaliser et pour le montrer ! Ça fait trois ans qu'on vit ensemble, qu'on travaille ensemble, bref qu'on fait tout ensemble. On s'aime, mais bien sûr, ça crie, ça casse parfois, je l'insulte même quand il me met en rage avec ses allures de jeune cadre bien mis, ses mots doux, ma chérie par ci, calme toi, viens me faire un câlin, ça ira mieux après, et gnan et gnan et gnan...Alors j'ai dit non quand le maire a sorti son verbiage sur l'amour, la fidélité, le soutien, les enfants, pour finir sur l'inévitable « Voulez-vous prendre pour époux Monsieur Machin ? » Là je pouvais pas, je m'étais obligée déjà à accepter de venir vu son insistance, mais j'imaginais pas que ce serait comme ça, convenu, plein d'eau de rose et de vaseline, alors j'ai dit non. Fallait voir la tête de Jean ! J'en aurais presque rigolé, la bouche béante on lui voyait la glotte, les yeux exorbités, les mains tremblantes qui tenaient l'anneau, les épaules tombantes. Pas beau à voir ! Mais je n'ai pas ri, fallait quand même pas exagérer, sous la cendre couve la braise, il aurait pu me refiler une torgnole, une bonne, méritée éventuellement car j'aurais pu lui dire avant plus fermement que je ne voulais pas, mais il aurait pu s'en douter vu qu'il me connaît bien et qu'on a fait les barricades ensemble en 68. « Non ? » a dit le maire, estomaqué lui aussi. Je lui ai répété « Ben non, c'est lui qui veut, pas moi » et je lui ai souri.

    Puis j'ai regardé mon amour, mon Jean, mon Jeannot comme je l'appelle, parce qu'il faut pas croire que « non » ça veut dire que l'amour est fini, que la guerre commence, que la méchanceté va tout envahir. « Non », ça veut dire juste arrêter ces simagrées, tout juste bonnes à faire plaisir à beau papa et surtout belle maman, ils avaient déjà mis la veille une annonce grosse comme ça dans le Figaro.

    Alors je lui ai caressé la joue, je lui ai fait mon plus beau sourire, et je lui ai dit que je l'aimais et que je le suivrai jusqu'au bout du monde mais qu'ici ce n'était pas le bout du monde, et je lui ai serré les doigts, on s'est retournés, il s'est laissé faire et on est sortis la main dans la main sous l'oeil médusé de l'assistance, pas nombreuse c'est déjà ça, et comme je n'avais pas voulu de robe blanche à fanfreluches, je me suis pendu à son cou sur le perron, il m'a soulevé dans ses bras en soupirant, mais j'ai vu qu'il ne m'en voulait pas trop, on est montés dans le taxi prévu pour aller au restaurant, et on a ordonné au chauffeur de nous emmener au bout du monde il a demandé où c'était et comme on savait pas on lui a dit de rouler et qu'on verrait après.

    Et c'est là qu'on a éclaté de rire, car en démarrant ça a fait un bruit d'enfer, pardon de casseroles, des rigolos avaient attaché des ustensiles au pare-choc arrière, et on est partis vers on ne sait où sans le dire à personne et on se murmurait des choses mais on n'a rien entendu même pas les vociférations de la famille qui croyait qu'on avait manigancé tout ce tintouin rien que pour les embêter et leur faire dépenser des sous.

     

    Post scriptum : après, longtemps après, on n'est toujours pas mariés, mais on a vécu très heureux ensemble et on a eu beaucoup d'enfants.

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    3 novembre 2023

    Chez moi, sur une table basse, à portée du regard et de la main, reste posé un réveil de voyage. J’en suis le détenteur depuis l’âge de 14 ans ; j’en ai aujourd’hui 50 ; cela fait donc trente-six ans qu’il m'accompagne. Passent des jours entiers sans que je lui jette un regard et d’autres, lorsque le temps m’obsède tel le zonzonnement d’une mouche, où mes yeux sont rivés sur son cadran. Je peux le décrire les yeux fermés comme on raconterait aisément l’atmosphère d’un paysage familier. De la taille d’un poignet féminin fermé, il est fait d’un cercle de laiton massif entourant un cadran doré sur lequel les chiffres des heures sont imprimés en caractères romains elzévir, noirs ; la marque « « DALVEY » s’y inscrit en capitales italiques, cerclées d’un léger filet. Les aiguilles, noires également, sont en forme de flèches pointues que les professionnels désignent sous le nom de Dauphine. Le ruban de cuir brun-rouge qui l’entoure, attaché aux cornes du boitier, quand il est refermé lui sert de socle. L’ensemble affiche une sobre élégance, digne des lettres de noblesse qu’affirme, au verso de l’objet, la mention de l’agrément réservé aux fournisseurs du Palais : « By appointement of His Majesty the King ».

    Ce soir-là, quand mon regard se trouva coincé entre ses aiguilles, le réveil annonçait 22h20 et la trotteuse des secondes m’avertissait aussi vite qu’elle le pouvait que le temps n’était pas immobile, que, dans l’instant ou presque, il serait 22h21. Le silence régnait dans la maison, un silence chaleureux, enfoncé dans la soie des rideaux, le cuir des fauteuils, la dure douceur des bois cirés, un silence rassurant, une invitation au calme. Pourtant, il me semblait entendre battre mon cœur au rythme de la trotteuse, l’un et l’autre galopaient. L’instant aurait pu me remettre en mémoire bien des voyages époustouflants en Amérique, émerveillés au Moyen-Orient, médusés en Afrique, transis d’amour en Crète. Au lieu de cela, sans un regard sur ce riche passé, c’est le seul souvenir de ma chère Augustine qu’il suscitait.

    En effet je n’ai pas hérité de cette petite horloge, je ne l'ai pas achetée non plus chez un horloger de la ville, encore moins sur l'un de ces sites de vente dont mes contemporains font une fréquentation obsessionnelle, frénétique, passionnée. Non, j’en suis le receleur et mon attachement à cet objet tient à ce qu’il me vient de ma sœur,. Elle est mon aînée de quatre ans et j’ai toujours eu pour elle une véritable adulation. Physiquement petite et mince, mais vive et d’une rare souplesse naturelle, elle avait développé ces qualités pendant toute son enfance et son adolescence en pratiquant la gymnastique, la danse et l’escrime. Les résultats nous subjuguaient tous dans la famille. Il fallait la voir se propulser du rez-de-chaussée au second étage où se trouvait sa chambre ; elle donnait l’illusion de glisser un ou deux centimètres au-dessus des marches. Notre mère l’appelait « mon petit lutin » et notre père, mi-fier mi-inquiet, la taquinait du surnom de « la fille du diable », et, effectivement, audacieuse, maligne, tenace, elle utilisait son intelligence et sa rapidité à fabriquer des diableries.

    En fait de diableries, Augustine chapardait. Je suis certain que c’était par jeu plus que par rapacité. Le larcin qu’elle avait commis chez Carrefour, elle l’offrait bien vite à un copain ou une copine qui en ignorait la provenance et ne s’en souciait pas ; le portefeuille qu’elle subtilisait habilement dans une poche arrière de pantalon vivait une semblable histoire, et pareillement du butin issu d’une habile soustraction au rayon lingerie ou bijouterie dans un grand magasin. C’est ainsi que m’était échu le réveil. J’appris bien plus tard de sa bouche que ce cadeau faisait partie du butin ramassé lors d'un passage rapide et furtif dans 'une bijouterie de quartier ; elle avait agi seule et, en fait, de manière assez simple : elle avait surveillé la boutique dont le propriétaire était sorti quelques instants pour aller boire un café au bistro situé quelques mètres plus loin. Elle avait profité de ces quelques instants d'inattention pour entrer dans la boutique et remplir ses poches de différents objets : des montres, quelques bijoux de fantaisie et puis ce réveil qu'elle m'offrit. Á mon avis, le commerçant ne se vanta pas de sa défaillance à son assureur, mais je suis curieux de savoir quelle invention il osa lui délivrer…

    Aujourd’hui encore, malgré la suite des évènements, je suis persuadé que ma grande sœur jouait. Elle jouait à se dépasser, elle s’amusait à se faire peur. Augustine était en quelque sorte une kleptomane ; hélas la réalité veut que les victimes ne considèrent pas que chaparder leur bien est une forme de jeu, au même titre que le croquet, colin-maillard ou cache-tampon ; en fait, elles ont horreur d’être kleptomaniées. Je les comprends.

    Pour être honnête, je dois dire qu’avec le temps, Augustine se professionnalisa quelque peu : du chapardage, elle passa au vol qualifié : vol à l’étalage, vol à l’escalade, vol avec effraction… le métier ne manque pas de spécialisations. Hélas, le malheur voulut que plusieurs fois confondue et jugée au tribunal, elle finit par écoper de 2 ans d’enfermement à la prison de femmes de Rennes. Une prison pour femmes, ce n’est certainement pas le paradis d’Allah ! Encore que…

    Dans ce cas précis, cette dernière assertion perd en effet de sa véracité puisque la prisonnière sut enjôler son geôlier, sous-directeur de la prison, au point qu’il s’en éprit. Nul doute que pour la prisonnière et son gardien, en attendant la libération, les aiguilles, ont dû tourner lentement, très lentement, aussi lentement que lorsque vous attendez un résultat d’examen médical, la conclusion d’un beau contrat ou la félicité d’un moment amoureux. Toujours est-il que lorsque Augustine eut tiré sa peine, c’est à deux qu’ils sortirent de prison, la main dans la main, pour s’épouser devant le maire et le curé.

    Peu de temps après, ils ouvrirent un cabinet d’assurances qu’ils exploitent aujourd’hui encore. Sachez bien qu’aucun client, aucune cliente ne soupçonna leur passage à l’ombre.

    Ce réveil, j’en suis bien conscient, est une image de ma sœur, une sorte de substitut et c’est bien là la raison de mon attachement. J’allais conclure en citant le poème de Lamartine, que nous avons tous appris sur de mêmes bancs d’école : Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? mais je me suis arrêté dans mon geste : mon réveil n’est pas inanimé, de son tic-tac incessant, il nous crie le contraire. Il est animé, comme ma chère sœur Augustine.

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    11 janvier 2023

     

    Rocquebec est un joli village du pays de Caux ; un peu à l’écart en allant vers la mer, protégé des regards par une haie vive de prunelliers et d’églantines, est assise une vaste longère au toit de chaume ; comme souvent par ici, un escalier extérieur permet d’accéder au premier étage. C’est la maison de notre famille, les Maupas. Sur la porte principale une date est sculptée dans la pierre : 1864. La légende familiale raconte que, pour marquer la fin des travaux, mon arrière-grand-père lui-même, Eustache Maupas, avait grimpé sur le faîte du toit pour placer le traditionnel branchage orné de fleurs et de rubans au sommet du conduit de la cheminée. Mes parents sont les derniers à y avoir résidé jusqu’à leur décès. Mon frère Augustin est allé s’installer à Rouen tandis que ma petite famille habite Paris, mais toutes les occasions sont bonnes pour rejoindre Rocquebec…Cette maison, celle de notre enfance, n’a rien de « secondaire » à nos yeux.

    Le début de cette curieuse histoire s’est passé il y a une bonne dizaine d’années ; je frisais la soixantaine, mon frère, Augustin, était mon aîné de tout juste dix ans. Si je ne suis pas certain de l’année, je suis sûr de la saison : c’était début novembre, une belle journée d’automne. Je m’étais mis dans la tête de planter un cerisier dans l’un des coins du jardin récemment endeuillé de la perte d’un noisetier. J’avais creusé le sol d’environ soixante-dix centimètres déjà lorsque le son de ma pelle m’avertit qu’elle rencontrait autre chose que de la terre ou un caillou. Je me penchai, grattai un peu la terre de la main et découvris un paquet de la taille d’une boîte de sucre protégé d’un sac en plastique. J’étais intrigué bien sûr mais je voulais terminer ma plantation avant que le soleil se cache derrière la haie. Tout en travaillant, je me creusais la tête sur la présence de ce paquet : qu’est-ce que ce pouvait bien être, une arme cachée pendant la guerre, (non le plastique n’existait pas alors), de l’argent, un bijou de valeur, des lettres d’amour, une preuve compromettante peut être ? (Ça c’était un peu excitant !)

    Ma plantation achevée, de retour à la maison, j’ai emporté le sac dans la cuisine pour ne pas trop salir et provoquer les récriminations de Pauline (ma femme depuis 40 ans). J’ai extrait le paquet du sac plastique, j’ai coupé la ficelle, j’ai retiré le papier alimentaire du genre de celui qu’utilisent les bouchers. Là m’est apparue une boîte de carton gris. Je l’ouvris : si je m’étais attendu à un trésor, j’aurais été bien déçu : ce qui gisait sur la table, c’étaient les pièces d’un puzzle en bois. Je les ai examinées sans grande conviction tout en me demandant qui avait bien pu trouver intérêt à les cacher à près d’un mètre sous terre, puis lassé de mon jardinage, déçu de ma découverte, mécontent de mon incapacité à en comprendre le sens, j’ai remis les pièces dans leur boite, et le tout dans un tiroir de mon bureau. Le soir, au dîner j’ai raconté ma découverte à Pauline ; elle s’en amusa, fit semblant de partager ma curiosité et me raconta une histoire sans intérêt : comment elle avait perdu et retrouvé son parapluie au magasin du Bon Marché deux ou trois décennies plus tôt.

    Ce n’est que quelques semaines plus tard que j’eus la curiosité d’assembler les pièces. Au fur et à mesure que j’avançais, je découvris la peinture d’une scène inconnue de moi, mais qui présentait les caractéristiques d’une peinture flamande. Bien plus que la curiosité de connaître le sujet du tableau, ce qui m ’intriguait lorsque j’eus fini d’assembler les pièces, c’est qu’elles ne couvraient sans doute pas plus que la moitié du puzzle ; j’en avais assemblé une centaine, il en manquait certainement tout autant. Où était l’autre moitié ? Pourquoi enterrer sciemment un objet sans valeur apparente ? Si, à l’origine, le casse-tête avait été l’assemblage conçu par ses créateurs, le véritable casse-tête aujourd’hui résidait dans toutes les questions que posait sa découverte. Le week-end s’achevait, il fallait reprendre la route pour Paris. Je laissais ma moitié de tableau sur mon bureau. Tout en conduisant, je racontai mes avancées à Pauline. Elle me suggéra d’en parler à Augustin ; c’était une bonne idée. Mon frère accepta avec plaisir l’idée de nous rejoindre à Rocquebec dès le week-end suivant. Á peine avait-il vu l’objet qu’il m’avait dit :

    - Incroyable ! Ce puzzle, c’est une reproduction du tableau de Franken-Le-Jeune, un peintre flamand du XVII° siècle. Ce qui m’a fait dire « incroyablement », vois-tu, c’est que du temps où notre mère habitait ici, avant le divorce, il y avait dans le couloir du premier étage qui menait à la chambre des parents, une copie du même tableau de Franken, copie qui avait été offerte à Maman par un ami peintre, excellent copiste.

    - Et alors, qu’est-ce que ça représente ?

    - Je crois me souvenir du titre du tableau : probablement, quelque chose comme « Les noces d’Esther ».

    - Esther, comme Maman ?

    Augustin sembla rêver quelques instants, un demi-sourire sur les lèvres, puis reprit :

    - Oui, Esther, comme Maman ! Mais l’Esther qui inspire ce tableau est un personnage biblique. Elle était l’épouse du roi des Perses , Assuérus. La Bible raconte qu’Assuérus avait un premier ministre, Aman, qui détestait les juifs et avait publié un décret ordonnant leur massacre jusqu’à la disparition du moindre d’entre eux ; un dingue, quoi, le Hitler de l’époque ! Assuérus ignorait que sa femme était elle-même juive, Esther lui révéla son origine et sut le convaincre de défaire le salopard de ministre et ainsi sauver le peuple juif du massacre. L’histoire se termina tragiquement pour Aman et sa famille : le roi fit couper sa tête et celle de chacun de ses dix enfants !

    Augustin semblait vouloir poursuivre son explication. Il y eut un long silence, je me gardais de l’interrompre, et puis, il reprit :

    - En fait ce tableau avait deux raisons d’intéresser nos parents ; d’une part parce qu’il parlait de la belle Esther, c’était donc, en quelque sorte un hommage à Maman (qui était d‘ailleurs elle-même, comme tu le sais, d’origine israélite par sa mère), mais aussi et surtout parce que papa et maman étaient tous les deux des fans de Proust.

    - Proust…Marcel ? L’auteur de La Recherche ? Qu’est-ce que Marcel Proust a à voir là-dedans ?

    - Ton ignorance montre que tu n’as guère hérité de la passion parentale ! Je t’explique : l’auteur de la Recherche, ses biographes le racontent, avait vécu son enfance avec l’original de cette toile qu’avait acquise ses parents ; il s’en était épris et s’était arrangé à leur mort avec son frère, Robert, pour en hériter. Chez lui, il l’avait accroché dans son antichambre. Cet amour d’enfance met en évidence, au moins partiellement, pourquoi le personnage d’Esther a joué un rôle essentiel dans la création de la Recherche…

    - Et ça nous explique aussi pourquoi ça a dû amuser Papa et Maman de jouer avec le puzzle ! D’accord ! Mais pourquoi enterrer ce puzzle et surtout pourquoi la moitié seulement du puzzle ?

    En réponse à ma question, Augustin a proposé une solution plausible. Lors de leur divorce dont je me souviens mal – je n’avais que cinq ans ! - les choses s’étaient mal passées. Je me souviens que je tentais d’aller de l’un à l’autre pour les consoler, pour les supplier de ne pas se crier l’un contre l’autre, en vain, hélas ! Augustin lui a des souvenirs plus précis :

    - Tu sais, Antoine, alors même, que notre mère, après le divorce, est partie en Colombie avec son bellâtre sans se soucier de ce que nous allions devenir, nos parents se sont battus lors de la séparation des biens avec une violence rare. Si notre famille avait eu un chien, je crois qu’ils auraient préféré le couper en deux dans le sens de la longueur plutôt que le laisser à l’autre. Alors, pourquoi pas le puzzle ? A mon avis, notre mère le revendiquait, comme s’il était une pièce annexe au tableau qu’elle possédait et mon père, de son côté, voulait seulement le faire disparaître, sans même en jouir, mais sans le détruire, juste pour le principe, pour marquer son droit de propriété… Ma mère au bout du monde se trouve peut-être encore avec sa moitié de puzzle !

    Nous n’avons jamais détruit ou jeté les pièces de puzzle. De temps à autre, il m’arrive de les sortir de leur boîte et de caresser les petites images, comme si je pouvais enfin rencontrer sur ces petits morceaux de bois une caresse de chair de ma mère…

     

     

     

     


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