• par Jean-Jacques Vollmer

    18 novembre 2015

    Sur l'incipit imposé :  "ça a commencé comme ça"

     

    Ça a commencé comme ça.

    Hier je me suis fait virer de mon boulot et j'ai pas voulu le dire à ma Zabelle, j'avais trop honte. Bon, je dis honte, mais c'est pas vrai, on a honte quand on a fait quelque chose de honteux, et moi je me sens pas coupable, c'est l'autre qui avait fait la bêtise et on m'a mis ça sur le dos, j'ai eu beau expliquer, ils étaient bouchés. Alors je me suis un peu énervé, enfin même beaucoup puisque j'ai cogné mon chef qui voulait rien comprendre. Quand je dis cogner, il a juste un peu l'oeil au beurre noir, cette mauviette. Mais être mis à la porte, ça la fout mal vis à vis de Zabelle, et y a aussi tous les autres, même quand on a rien fait, ils pensent toujours qu'il y a pas de fumée sans feu et toutes les conneries qui vont avec, on a beau dire, il leur reste toujours le soupçon, c'est terrible les gens.

    Donc, après m'être fait virer comme un malpropre, j'ai traîné un peu pour rentrer à l'heure habituelle et j'ai réfléchi devant un ballon de rouge au Bar des Amis. J'ai décidé de retrouver vite fait un autre job, et quand je l'aurai eu je dirai à Zabelle que j'en avais marre, que j'ai cherché autre chose de mieux ailleurs, et que j'ai eu de la chance. Ça devrait pas être trop dur, c'est pas la première fois que je change de boulot, et j'en ai toujours trouvé un autre tout de suite. Je suis travailleur, je suis fort comme un turc et aussi je sais bien me vendre comme ils disent ceux qui ont des cravates toute la journée. Faut quand même que je fasse gaffe, parce que la dernière fois c'était il y a dix ans, donc j'avais dix ans de moins et une autre allure, et puis y avait pas la crise, même si j'ai pas trop suivi cette affaire de crise à la télé puisque moi j'en avais un de boulot et que je préfère regarder les jeux et pas les infos où ils disent toujours que ça va mal alors que je vois toujours autant de gens se goinfrer dans les restos le soir.

    Bon, revenons à nos moutons, à moi quoi. Je dis ça parce que le mouton c'est moi, ils m'ont bien tondu pendant dix ans pour me jeter après, mais ils perdent rien pour attendre. Aujourd'hui, j'ai rien dit à Zabelle, j'ai fait comme si j'y allais, au boulot, et puis je suis allé pour commencer à l'ANPE, enfin non, c'est Pôle Emploi qu'il faut dire maintenant - toujours changer le nom des choses qu'on connaît pour nous embrouiller – histoire d'avoir mes allocs sans tarder. J'ai rempli plein de papiers et ils m'ont dit de revenir plus tard. Maintenant je suis encore devant un verre de rouge et je réfléchis. Mais ça me fait penser qu'il faut pas que les lettres arrivent à la maison, Zabelle elle aurait vite fait de me demander pourquoi pôle emploi ils m'écrivent, ça serait louche et elle est pas née de la dernière pluie. Peut-être qu'ils pourront me payer en liquide, ni vu ni connu, mais faut pas rêver ; y a aussi la poste restante, enfin je vais voir, mais ça m'énerve déjà toutes ces paperasses. Et puis après faudra qu'ils se magnent le cul pour me trouver un job correct, ils sont payés pour ça non ? Je veux bien chercher un peu tout seul, mais c'est à eux de faire ça d'abord. Ils vont sûrement me sortir une liste et j'irai voir si ça me va.

    Quand même, il est seulement 11 heures, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire cet aprem ? Et demain ? Je peux pas passer mon temps au Bar des Amis à boire des coups, je fais pas ça d'habitude, enfin pas trop, et Zabelle elle a déjà le chic pour repérer si je suis passé au Bar même quand je m'applique à bien me tenir en rentrant, je sais pas comment elle fait, ça doit être l'intuition féminine ou un truc comme ça.

    Ça a continué comme ça.

    Je vous passe les détails, mais ça a pas été drôle ces derniers temps. Faut dire que j'ai été bête, car au lieu de chercher tout seul un boulot au lieu de compter sur ces incompétents de Pôle Emploi qu'ont rien fait, j'ai d'abord essayé de cacher cette affaire à tout le monde et ça m'a pris tout mon temps à trouver des prétextes et des explications qu'on pourrait croire, et résoudre le problème du courrier avec un copain que j'ai baratiné. Et maintenant, voilà que j'ai toujours pas trouvé de travail trois mois après et que Zabelle elle me regarde drôlement, elle doit se douter de quelque chose quand même. Pourtant j'ai été bon je crois, j'aurais jamais cru que je pouvais faire semblant à ce point, à lui raconter le soir des tas de choses qu'ont pas eu lieu, des histoires avec les collègues, les conneries des chefs (là c'était facile), même une histoire d'un ouvrier qu'était tombé d'un échafaudage et qui était maintenant handicapé. J'ai aussi sali exprès mes combinaisons de travail qu'étaient encore pliées, pour qu'elle les lave comme d'habitude.

    Mais maintenant je sais plus quoi faire, ça peut pas durer, et je peux plus lui dire la vérité, c'est trop tard. Trois mois à lui mentir comme ça, ça passera pas. En plus, ça fait un sacré bout de temps qu'elle me tanne pour avoir un môme et que je résiste, on s'est déjà bien engueulés pour ça, si je lui dis que j'ai plus de boulot et que je lui mens, elle va péter les plombs et se tirer.

    Ça a fini comme ça.

    Eh bien, ça s'est produit : Zabelle, elle s'est tirée. En pleurant, preuve qu'elle m'aimait encore, mais ça me fait une belle jambe, elle est partie quand même. Un jour, je suis rentré comme d'habitude, prêt à lui raconter encore une vanne, et elle m'attendait, les lèvre serrées et le regard furibard. J'ai tout de suite compris.

    • D'où tu sors, là ? qu'elle m'a demandé

    J'ai essayé de faire l'ahuri, au cas où, mais sans trop d'espoir.

    • Ben, du boulot, même que...
    • Arrête, elle a répondu, tu mens, tu mens, c'est pas possible de mentir comme ça. J'ai téléphoné à ta boîte, ils m'ont dit que t'avais été licencié il y a des mois. T'es un vrai salaud.

    Elle s'est précipitée sur moi et a voulu me taper sur la figure et partout. J'ai levé les bras pour me protéger, mais j'ai pas osé lui répondre, et j'ai reculé jusqu'au fond de la cuisine.

    Là elle s'est arrêtée de me frapper, elle me faisait pas bien mal, même que ça me faisait presque du bien, je me sentais comme qui dirait soulagé, j'aurai plus à mentir, même si j'ai eu peur de ce qui allait venir. Elle s'est mise à pleurer et s'est reculée.

    • Tu vois, jamais je t'en aurais voulu de t'être fait virer. Tu m'en aurais parlé, on se serait battus ensemble, on se serait aidés, ç'aurait été bien. Mais là, tu as joué la comédie, ton stupide honneur, ta fierté, toutes ces conneries. Et j'ai marché, tellement tu mentais bien. Le mensonge, c'est ce que je déteste le plus, et tu le savais. Maintenant c'est cassé, tu as tout cassé, tout cassé...

    J'ai voulu la prendre dans mes bras et j'ai ouvert la bouche pour dire quelque chose, je ne savais pas quoi, mais j'ai pas eu le temps, elle m'a arrêté tout de suite.

    • Tais-toi, elle a dit sèchement en me repoussant entre deux sanglots, la voix brisée. Tu n'as rien à dire. Y a pas d'excuse. C'est fini, je m'en vais.

    Et c'est ce qu'elle a fait. Je suis resté comme un nigaud assis à table devant la bouteille de rouge que j'avais sortie. Elle est passée devant moi, sa valise à la main, elle m'a même pas regardé, elle a claqué la porte en partant.

    C'était il y a quinze jours. J'espérais un peu qu'elle reviendrait, mais rien du tout. Elle doit être chez son frère. Je ne sais pas quoi faire, et j'ai même plus envie de chercher un autre boulot. Je vais plus au Bar des Amis, je bois seul dans la cuisine et j'attends.


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  • par Jean-Pierre Leguéré

     6 janvier 2016 

    Sur le thème : "Portrait d'un personnage mettant en avant un élément particulier"

     

    La main droite de Turpin comportait trois doigts : le pouce, l’index et l’auriculaire. Et, dans l’intervalle, un hideux moignon rose. Qu’en était-il des deux autres doigts : avaient-ils été coupés, tranchés, déchiquetés, tronçonnés, arrachés ? Nul ne savait ou, plus exactement, nul n’évoquait les circonstances de cette double amputation qui nous fascinait. Mais nous devions vivre avec ces trois doigts, sans ces deux doigts. Quand Turpin prisait par exemple — et il prisait beaucoup : sa blague à tabac, en caoutchouc d’un rose foncé, bien proche de la teinte du moignon, restait assoupie sur le bureau tout au long des cours. Le pouce et l’index s’écartaient alors l’un de l’autre au maximum pour créer une petite cuvette, à hauteur du poignet, quant à l’auriculaire, il restait dressé de telle sorte que les deux doigts devenaient les cornes de quelque animal inconnu de nos bestiaires. Puis de la main gauche, il tirait un peu de tabac de la blague et le déposait soigneusement dans la cuvette, enfin, il portait la main vers son nez et, d’un mouvement arrondi du poignet, nourrissait ses narines. Celles-ci aspiraient les grains et les poussières de tabac, énergiquement, à plusieurs reprises, sorte d’éternuement à l’envers. La prise faite, les deux cornes se détendaient ; Turpin frottait alors légèrement sa main sur son pantalon brun, refermait la blague puis reprenait son cours…

    Quand Turpin prenait en défaut l’un d’entre nous : devoir mal fait, ignorance coupable, distraction pendant le cours, nous voyions avec effroi la main se diriger vers le fautif, s’arrêter quelques instants près de sa tête comme pour le désigner puis le pouce et l’index se saisir d’une oreille pour la pincer comme pincent le crabe ou le homard.

    Quand Turpin voulait ponctuer un élément grammatical particulièrement important, souligner la présence d’un faux ami dans les vocabulaires latin ou grec, il levait la main droite, l’index tendu vers le haut et nous regardions l’index comme l’imbécile regarde le doigt au lieu de regarder la lune…

    Ainsi devînmes-nous d’excellents latinistes.

     


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  • par Jean-Pierre Leguéré

    4 novembre 2015

     

    Sur le thème : "Une promenade faite de nuit"

     

    Elle est partie de chez son père, en bas du village, près de chez le boulanger ; elle a foulé les pierres chaudes encore, elle a marché sans regarder les lourdes portes cloutées bleues ou jaunes, ni les moucharabiés, ni les jardins fleuris à moitié cachés derrière les portes ; puis son pas s’est fait plus rapide, comme si une tension la portait ; elle a monté, monté encore jusqu’à percevoir tout en haut de la colline le muret bas du cimetière, et plus loin encore le phare, petit, trapu.

    La voilà bientôt au sommet. Enfant, le lieu l’effrayait. Maintenant elle aime les pierres sobres et blanches qui couvrent le corps des croyants ; sur la stèle de l’une d’entre elles, on peut lire le nom de son grand père, qu’on appelait Boulahya et qui repose là depuis quelques années déjà. L’éternité est palpable dans les cimetières marins magnifiés par l’immensité d’un ciel dépouillé et l’inépuisable rumeur de la mer

    Bientôt elle a contourné le mur du cimetière pour laisser le village derrière elle. Face à elle une pente sauvage couverte d’un maquis de ciste, de myrte, de romarin et de lauriers descend vers la mer. Sans souci de son jean blanc, elle s’est assise par terre, le dos appuyé au mur du cimetière.

    Lui, est arrivé par l’ouest, de l’autre côté du village après avoir monté de semblables ruelles. Comme elle, il s’est d’abord arrêté comme pour saluer ce paysage dont la grandeur lui est familière, puis il est allé vers elle, l’a regardé sans un mot, s’est assis à ses côtés.

    Il y eut un moment de stupeur. La nature semblait figée dans une attente. Incertaine. Les arbres avaient cessé leur bruissement, les oiseaux leurs chants. Quelques nuages blancs, hauts et légers, s’immobilisèrent. Le ciel, bleu un instant plus tôt, vira au jaune orangé que nuança bientôt un rose lumineux puis une couleur de miel et d’or bruni. Leurs regards à tous les deux se fixaient sur l’ouest ; leurs deux corps restaient immobiles ; on les aurait dit en état de sidération.

    Sa main gauche à lui chercha sa main droite à elle, la recouvrit.

    Puis la vie à nouveau respira. Le vent reprit souffle, le jasmin embauma, des martinets traversèrent le ciel, deux chats faméliques jaillirent par dessus le mur du cimetière. Toujours assis, il se rapprocha d’elle jusqu’à la toucher de l’épaule. Plus tard, les premières étoiles les trouvèrent à la même place, graves et muets . Venant du bas du village, très atténuée, leurs parvinrent des airs de malouf, la musique traditionnelle, qu’on jouait devant le café le vendredi soir.

    Elle :

    - À quoi tu penses ?

    Rêveur, Il ne répondit pas tout de suite. Puis :

    - À Icare…

    - Icare ? Celui qui se brûla les ailes au soleil ?

    - Oui c’est à Icare que je pense. Vois-tu, s’il avait bien voulu s’envoler à cette heure douce, même s’il était monté plus haut encore, la cire n’aurait pas fondu, il aurait poursuivi son vol…

    Il y eut à nouveau un long silence. Et puis, tête baissée, comme cherchant quelque chose devant elle, sur le sol, ses longs cheveux noirs cachant son visage, à voix presque basse, elle dit :

    - Tu m’aimes ?


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