• par Chantal Barillot

    2014

     

    Aujourd’hui, Gus Kermadec, ou plutôt Gustave Kermadec, n’est plus un homme jeune. La soixantaine bien sonnée.

    La Bretagne est son gîte, sa tanière.

    Son corps porte les stigmates d’une vie au grand air, une vie sur la mer. Avec patience, au fil du temps, l’océan a sculpté son visage et laissé sur ses mains son empreinte indélébile. Sur son front, les embruns et le sel ont creusé de profonds sillons et, au coin de ses yeux, les reflets scintillants du soleil sur l’eau ont fixé à jamais de petites étoiles. La mer s’est tellement reflétée dans ses yeux qu’ils ont gardé cette couleur capricieuse, virant, selon le temps qu’il fait, du bleu au gris sans oublier la multitude des verts du monde marin. Ses mains larges et puissantes se sont usées sur les filins d’acier et sur les cordages des mâts. Tel un arbre qui a su en découdre avec le vent, sa haute silhouette se découpe au sommet des à-pics rocheux couverts des fientes et du guano blanchâtre des grands oiseaux nicheurs. Sa démarche est lourde et mesurée comme s’il s’appliquait à ancrer chacun de ses pas dans ces chemins de lande humide, couverte d’une végétation broussailleuse.

    Il vit seul avec son chien. Un grand chien roux qui n’appartenait à personne, qui l’a suivi et qui est resté. Il habite une maison de pêcheur au bord d’une plage protégée par une petite crique qu’on aperçoit à peine de la route.

    Gus Kermadec est un taiseux, un homme solitaire, un homme de mer.

     

    Chaque matin, un désir jamais assouvi le pousse à rejoindre la seule compagne qui l’ait possédé tout entier, amante fantasque, parfois rebelle, mante religieuse dévorant les hommes qui tentent de la soumettre, parfois si douce, se livrant sans retenue en légers assauts caressants, parfois lointaine, inaccessible selon les heures du jour.

    Aux premières lueurs, café avalé, le voilà dans le sous-sol de sa maison. Un effluve iodé s’infiltre par le vasistas toujours ouvert et le cri perçant des mouettes rieuses se joue de l’épaisseur des cloisons. Adossés contre les murs blanchis à la chaux, suspendus, empilés sur des planches de bois délavées, s’y s’entassent pêle-mêle nasses, sennes*, dragues*, avançons*, vestiges précieusement conservés de sa vie de marin. Gus enfile ses bottes, décroche de la patère son vieux ciré jaune et se met en route, le chien sur les talons. Il emprunte le chemin de douanier qui longe la côte. En ce début d’automne, la lande vire au roux. Mêlé à l’émeraude de l’eau et au granit brun et rose des rochers, les couleurs explosent dans un tableau vitaminé dont Gus se demande qui, d’un peintre inspiré ou d’une nature magnanime, en est l’auteur. Aujourd’hui, la belle aventurière s’étire, langoureuse et lascive sous un pâle soleil timide. Gus ne se lasse pas de la regarder. Il sait qu’il est trop vieux pour les joutes amoureuses, mais aujourd’hui, coquette et aguichante, elle se laisse contempler par ce vieil amoureux fidèle.

    Au bout de la jetée, l’escale. C’est là que les pêcheurs se retrouvent pour discuter, devant un verre de bière, du temps qu’il fera demain, du cours de la pêche, du gouvernement qui ne fait rien pour eux – tous des pourris-, ces conversations qui ne concernent qu’eux, eux dont, comme Gus, la survie dépend de l’humeur de la mer. Le serveur vient d’installer quelques tables en terrasse et Gus décide d’y faire une petite pause.

    Un peu plus loin, un homme est assis, le regard fixé sur la belle alanguie. Gus jette un œil sur l’étranger, c’est la première fois qu’il le voit, il en est sûr. Pas souvent, à cette époque de l’année qu’on rencontre des estivants ! Il voit la silhouette élancée, la chevelure noire, abondante et bouclée. Il voit les grandes mains qui se réchauffent à la tasse fumante.

    Impossible de détacher les yeux de cet homme qui, probablement gêné par ce regard insistant, tourne la tête. Sous la tignasse indomptée, deux perles noires.

     

    Et Gus se retrouve dans un bolide à remonter le temps !

     

    On est en 1975. La pêche en Bretagne décline. Le jeune Gus Kermadec a décidé d’aller tenter sa chance à Paris.

    Je te donne pas un mois avant de revenir ! !, lui avait dit sa mère.

    Il débarque à la gare Montparnasse, son sac de marin à l’épaule, deux cent francs en poche, déniche un petit hôtel, un lit qui grince, une armoire vieillotte, un lavabo surmonté d’un miroir piqueté de chiures de mouches, ça sent le moisi et la cigarette froide, les toilettes sont sur le palier à l’étage au dessus, mais peu importe, Gus Kermadec n’a jamais vécu dans le luxe. Il s’installe, referme la porte derrière lui et se lance à travers les rues parisiennes à la découverte de la capitale.

    Difficile de trouver du travail à Paris. Gus ne sait pas trop comment s’y prendre.

    Mais tant qu’il lui reste un peu d’argent, il tient bon !

    Dans le café, à côté de l’hôtel, il retrouve un peu de sa Bretagne. Les discussions de comptoir, ça le connaît… Chez lui, c’est pareil ! C’est dans les cafés que les hommes se retrouvent.

    • Eh, les gars ! Vous connaîtriez pas quelqu’un qui cherche du boulot ? Henri s’en va à la fin de la semaine et j’ai trouvé personne pour le remplacer ! !

    Le patron s’adresse à trois types au bar, des habitués. Gus les voit tous les jours.

    • Moi !... Je cherche du travail !
    • Hein ?

    Les quatre têtes se tournent vers le jeune homme qui vient de les interpeller.

    • D’où tu sors toi ?
    • J’cherche du travail, c’est tout !
    • T’as déjà travaillé dans un café ?
    • Non, mais j’suis breton, et les cafés, ça m’connaît !

    Ils ont l’air d’apprécier.

    • Ben… on pourrait dire que tu tombes à pic !... On peut essayer… Tu t’pointes demain et j’te montre, O.K ? Demain, tu peux ?
    • J’suis libre comme l’air !
    • Bon, ben… mon gars, demain 7 heures ! !

     

    C’est quelque temps après que ça c’était passé, quand elle avait poussé la porte, au moment précis où elle était entrée. Il n’avait jamais vu, du plus loin qu’il se souvenait, une fille aussi belle, on aurait dit une madone… Enfin, c’est ce que Gus avait pensé en la voyant entrer. Une masse mouvante de cheveux noirs autour d’un visage de madone…

    Très vite, il s’était rendu compte que ce n’était pas le premier café où elle s’arrêtait.

    • Un whisky, s’il vous plaît ! Un double !

    Il voulait lui dire – Non, ça suffit pour ce soir ! Mais quel droit avait-il sur cette femme ? Quel droit pour lui interdire quoi que ce soit.

    Il avait servi les whiskys. Elle s’était mise à parler toute seule, à voix haute, et les hommes n’avaient pas tardé à réagir… Ils riaient, lançaient des paroles grossières. Quand ils se sont mis à la toucher, Gus a hurlé

    • Maintenant, ça suffit ! ! Tout le monde dehors ! Je ferme !

    Et à la femme,

    • Venez, je vais vous ramener chez vous, vous habitez où ?

    Elle l’avait dit, l’avait laissé faire. Dans la nuit, ils avaient marché, il la portait presque, monté des étages, il avait cherché la clé dans le sac de tissu bigarré, ils étaient entrés. Sur un divan, un enfant était couché, mêmes cheveux noirs et bouclés. Il dormait. Gus avait allongé la femme et l’enfant dans le même grand lit et s’était endormi sur le divan.

    Le lendemain matin, une sensation bizarre l’avait réveillé. En ouvrant les yeux, Il avait d’abord découvert à travers une large fenêtre, le ciel gris écrasant les toits mouillés. Très vite, tout lui était revenu, le bar, la femme, l’enfant. Il allait être en retard ! ! Il avait tourné la tête et il était là, qui le fixait de ses yeux plus noirs que l’onyx, dans un visage menu et pâle, son pyjama trop petit laissant voir des bras maigrichons et au bout, d’immenses mains, trop grandes pour ce corps chétif. L’enfant ne disait rien, continuait de le regarder avec insistance. Gus avait hasardé,

    • Bonjour, comment tu t’appelles ?

    Rien ! Il n’avait rien répondu, avait tourné le dos, et commencé en grimpant sur une chaise, à disposer sur la table en formica vert, encombrée de mille objets qui n’avaient pas grand-chose à voir avec une table de cuisine, ce qui convenait pour un petit déjeuner. Gus regardait le visage sérieux et les gestes vifs et précis qui accompagnaient ses allers et retours…

    Au moment où, pressé, il passait la porte pour sortir,

    • J’m’appelle Manu ! Manu Jirones !

    C’est ainsi qu’ils avaient fait connaissance…

     

    C’est de cet enfant que Gus Kermadec se souvient, de ce petit garçon étrange, avec qui il avait vécu il y a très longtemps, qu’il avait eu tant de mal à quitter quand l’appel de la mer, du vent, l’appel de sa vie d’avant avait été plus fort que tout, plus fort que l’amour pour la femme. D’ailleurs, était-ce de l’amour cette obstination à vouloir à tout prix la sortir de son enfer ?... Trop présomptueux, trop jeune sans doute… Il les avaient abandonnés, il avait abandonné cet enfant si sage en apparence mais dont il avait perçu au fil des jours, la révolte contenue.

    Il aurait probablement l’âge de cet homme, il aurait les mêmes cheveux noirs, les mêmes mains trop grandes, les mêmes yeux de jais…

    Et si…

    • Salut Gus ! Qu’est-ce que j’te sers ?
    • Hein ! Heu…Un café, merci… Tu l’connais, le type là bas ?
    • Non, première fois que j’le vois ! !

    Gus hésite. Sa vie d’ermite, sa réputation de vieux misanthrope, il y tient !. S’il ouvre une brèche…

    • Ça ne vous dérange pas si je m’assois à votre table ?

    L’homme n’a pas l’air de bien comprendre.

    • Comment ?
    • Je peux m’asseoir ?
    • Heu… Oui…
    • Vous devez me trouver un peu… cavalier… mais j’ai l’impression que je vous connais…
    • Non… je ne crois pas… je ne vois pas… C’est la première fois que je viens ici…
    • Enfin… plutôt que je vous ai connu quand vous étiez plus jeune, encore un enfant…
    • Non, vraiment… désolé, mais je ne vois pas…
    • Excusez-moi d’insister. Vous habitiez à Paris avec votre mère.
    • Oui, j’habite Paris… mais… Non… non, vraiment…
    • J’ai vécu à Paris il y a longtemps avec une femme qui avait un enfant et vraiment, il vous ressemblait.
    • Ecoutez, monsieur… je crois que vous vous trompez… ma mère… ? Non, je m’en souviendrais…
    • Bon… Pardon… pardon de vous avoir dérangé… vous restez quelque temps ?...
    • Je ne sais pas… peut-être…

    Gus retourne vers sa table et, subitement, se ravise…

    • Excusez-moi encore…
    • Oui ?
    • Je peux vous demander votre nom ?

    Et l’homme, un peu surpris, mais dans un sourire

    • Je m’appelle Manuel… Manuel Jirones, mais tout le monde m’appelle Manu !

     oo0oo

     

    *Senne : Filet rectangulaire utilisé en surface pour encercler les bancs de poissons

    *Drague : Sac en filet ou en métal, remorqué sur le fond pour pêcher les coquillages

    *Avançons : ensemble hameçons/émerillons jalonnant les lignes de fond.

     


    votre commentaire
  • par Pascal

    mai 2016

     

    RâAAAAAAAAH !

     

    Après les frayeurs de la nuit, l'éveil rituel de la nature promeut l'aube, miracle de la vie. Puis le soleil apparaît, s'élève, illumine l'espace comme après le creux de la vague vient la crête. Avant qu'il ne soit au zénith, la parole me rapproche de la condition humaine et avec elle du dilemme d'haïr ou aimer. Alors que je serais en proie à ses affres tu serais comme un cri libérateur. En cet après midi brûlant nous serions dévalant en roulade la pente herbue et fleurie.Il m'a suffi de tendre la main, de cueillir un pissenlit pour que le vent essaime les graines. Nous croissons et nous nous multiplions et nous remplissons la terre :c'est avec les ruisseaux que l'on fait des rivières. Je perçois dans le soleil déclinant, autour de moi, la présence bienveillante de ma descendance. Les mains s'agrippent.comme pour m'inviter à m'attarder.
    Mais déjà le couchant, un rêve m’emporte vers mon néant

     

     

    Enoncé de l'exercice :
    Ecrire un récit court dans lequel on utilisera une ou plusieurs expressions suivantes évoquant un mouvement.
        Tendre la main
        l'aube, miracle de la vie
        Après le creux de la vague vient la crête
        Le vent essaime les graines
        La parole me rapproche
        C'est avec le ruisseau que l'on fait des rivières
        Les mains s'aprippent
        Un rêve m'emporte
        Haîr ou aimer
        Tu serais comme un cri

     


    1 commentaire
  • par Suzanne Tarrieu

    le 8 mars 2016

     

    Il m'est arrivé aujourd'hui une étrange aventure.

    Je me promenais sur l'avenue, le long des kiosques des ateliers où, peintres, sculpteurs présentaient leurs œuvres avec des sourires chaleureux.

    Mon regard fut soudain attiré par un surprenant tableau, un paysage avec une forêt qui ne m'était pas inconnue. Les couleurs étaient lumineuses, avec des tons de jaune, vert, ocre, représentant un bouquet gigantesque, dégageant douceur et paix. La forêt illuminait ce tableau et je n'arrivais pas à détacher mes yeux de celui-ci. Mon émotion était profonde, et ma gorge se serrait. Le peintre me fixait, surpris de mon impassibilité, quand tout à coup, je me sentis projetée dans cette forêt et me retrouvai au milieu des arbres, de la verdure où, dans cette ambiance de sous-bois, des oiseaux m'offraient un concert de bienvenue.

    Aucune crainte ne m'effleurait. Cela me paraissait normal ! Je ne me demandais même pas comment j'allais revenir à mon point de départ : puisque j'avais pu entrer dans ce décor, il n'y aurait aucune raison pour que je n'en ressorte pas ! Un léger vent me caressait le visage ; les différents parfums me taquinaient les narines et continuaient leur ascension peu à peu jusqu'à la tête, mais c'était un enivrement relaxant, apaisant. À l'exception du vol des oiseaux et de leurs gazouillis, je pouvais écouter le silence de cet endroit magique et miraculeux. Je décidai de me promener à travers cette forêt, je pourrais peut-être y faire une rencontre agréable. J'avançais à petits pas pour que ce plaisir dure longtemps. Mon regard se glissait dans chaque buisson. Quand non loin de moi, un cerf bondit tel un mirage, je crus à une apparition. Etait-ce une illusion d'optique ou mon imagination ? Dans les herbes fraîches, des lapins sautillaient, tout en cherchant leur nourriture.

    Plus loin dans un sentier j'aperçus des myrtilles qui peignaient de leur couleur bleu violacée un espace bien dessiné. Je m'agenouillai pour me délecter de ces succulents fruits, puis ma gourmandise sembla se calmer et je repris ma promenade. Je me sentais libre, légère, paisible tout en me demandant, jusqu'où mes pieds me guideraient. Longeant ce sentier un petit cours d'eau chantonnait, glissant vers le lointain ses filaments limpides.

    La fatigue commençait à se faire ressentir, mais j'étais décidée à me laisser guider dans ce lieu magique. Mes yeux ne se lassaient pas d'admirer les sous-bois, mes oreilles de s'imprégner de ce silence entrecoupé de temps en temps par le clapotis de l'eau, et le murmure des feuilles au gré du vent.

    Je m'adossai au pied d'un arbre feuillu, qui répandait ombre et fraîcheur, je me mis à méditer sur le phénomène que j'étais en train de vivre. Je sentis d'abord une sorte d'énergie m'envelopper délicatement, et je m'imprégnai profondément de cette sensation. Des images floues s'entrechoquèrent dans ma tête sans vraiment troubler cette quiétude qui me transportait dans les abysses de ce changement.

    Tout à coup, une voix m'interpella sans brusquerie : « Madame, s'il vous plaît, vous pensez y rester combien de temps, dans mon tableau ? Avec votre présence ici je ne pourrai jamais le vendre ! ». C'était sans aucun doute la voix du peintre qui observait la scène depuis mon intrusion. Il était temps pour moi de quitter, non sans regrets, cet endroit qui m'avait procuré tant de bonheur et de joie.

    Lorsque j'ai essayé de repasser de l'autre coté, quelques difficultés apparurent : la température de mon corps chuta brusquement, des sons curieux résonnèrent, j'ouvris les yeux, grande fut ma déception : j'étais allongée dans le canapé, il était quatorze heures ce lundi après midi, je venais de faire une sieste, et toute cette aventure n'était ...qu'un rêve.

     


    2 commentaires
  •  par Suzanne Tarrieu

    le 4 mai 2016

     

    Lorsque dans la pénombre de ce matin d’hiver, les portes de la journée s’ouvrent sur un extérieur gris et brumeux, je dois quitter ce lit chaud et confortable pour braver cet univers froid. Je voudrais prolonger cet instant, où le cerveau et le corps sont en total désaccord. Le premier propose la fin du cycle de récupération comme pour tendre la main au second qui résiste comme dans un rêve, pour gagner quelques minutes supplémentaires.

    Le réveil sonne et m’oblige à céder à ce triste chantage. Je dois faire face à cet échec : je me lève ! Après le creux de la vague vient la crête, comme d’habitude, les gestes sont sensiblement les mêmes, je me rends dans la salle de bains, une douche froide pour réveiller les sens, et après, je me dirige vers la cuisine où le café répand son arôme dans toute une partie de la maison.

    Par la fenêtre un rayon de soleil fait briller quelques étincelles de givre sur l’arbuste d’en face, le ciel est habillé de lourds nuages gris, l'air est glacial. D'un pas décidé, je marche jusqu’à la gare située à quelques mètres, dans laquelle tourbillonne une multitude de voyageurs, je contemple le scintillement des toitures ornées de fines pellicules de givre et j'admire le mariage parfait de l’architecture ancienne et moderne. Ma démarche rapide résonne sur le pavé comme une ritournelle saccadée. J’atteins la gare où, d'une longue file de voitures débarquent des passagers venant d’horizons différents. Cette foule chamarrée transforme ce paysage en une aquarelle géante. Des cris, des bruits stridents s’élèvent de cette assistance.

    Une odeur agréable de café chaud, café-crème, chocolat et viennoiseries parfume le hall. Certains commandent un jambon-beurre, une salade à emporter pour le déjeuner, et d’autres des boissons chaudes. J’observe de loin tout ce bruissement …en imaginant cette longue et éreintante journée qui se prépare. En face quelques bus attendent l’arrivée de passagers anxieux, tristes qui préfèrent la route à la voie ferrée, ou des touristes enchantés pour un départ vers d’autres affairements.

    J’avance au milieu de ce gargouillis pour atteindre le quai balayé par le souffle glacial de la brise matinale.

    Le train entre en gare, une foule zigzagante s’engouffre dans les wagons. Chacun s’attribue une place, où livres, ouvrages de tricot, crochets, devoirs à terminer, journaux occupent les voyageurs jusqu’à destination. Le train démarre dans un bruit assourdissant et disparaît dans le sillage des rails de la voie, transportant tous ces êtres d’un jour vers un bureau, un chantier, un commerce, un loisir, ou vers d'autres lieux.


    votre commentaire
  • par Jean-Jacques Vollmer

    20 avril 2016

     

    Il était une fois un homme âgé nommé Joseph, qui vivait seul dans sa maison et ne parlait à aucun de ses voisins. Il était arrivé là quelques mois auparavant et n'avait jamais cherché à faire la connaissance des gens de son quartier qu'il croisait pourtant tous les jours. C'est tout juste s'il répondait d'un signe de tête aux personnes qui le saluaient en passant. Il s'était donc acquis la réputation d'être un ours, un misanthrope, un égoïste qui ne s'intéressait à personne et pour qui la vie en société ne signifiait rien.

    Un matin, alors que Marie passait devant chez lui, elle l'aperçut qui titubait sur le trottoir, puis s'affalait lourdement, sa tête heurtant l'arête de granite. Elle se précipita à son secours, mais il était à moitié évanoui, une plaie sanglante sur le front. Conservant son sang froid, elle s'agenouilla et, tirant son mouchoir et une petite bouteille d'eau de son sac, elle se contenta de tamponner doucement la blessure qui bientôt s'arrêta de saigner. Reprenant peu à peu ses esprits, Joseph la regardait s'occuper de lui, sans rien dire. Bientôt, il put se relever, et il retourna à son domicile, s'appuyant sur son épaule. Elle l'aida à s'allonger sur le canapé du salon, puis appela un médecin qui passa dans l'après-midi.

    Par la suite, elle passa le voir plusieurs fois, pour savoir s'il se remettait, et c'est ainsi que le misanthrope commença à s'apprivoiser. La sollicitude de Marie le touchait, et il finit par lui raconter, par bribes, pourquoi il était aussi distant. C'était une histoire classique de confiance trahie, d'épouse volage, d'enfants indifférents, de voisins et d'amis qui prenaient parti contre lui, sans parler maintenant des troubles de l'âge qui attiraient chez eux plutôt de l'agacement que de la compassion. Il pensait qu'il était en grande partie responsable de cette situation, à cause de son peu de sociabilité, de sa parole rare, de sa tendance à rester en retrait. Après la mort de sa femme, il avait préféré s'éloigner, s'installant dans un endroit où personne ne le connaissait. Rendu méfiant à l'égard du genre humain, il pensait qu'en ne fréquentant personne, il éviterait ainsi de nouvelles souffrances et pourrait finir tranquillement une vie terne et médiocre.

    En mai, Marie, qui connaissait bien le quartier, organisa comme tous les ans la fête des voisins sur la place ombragée. Elle persuada Joseph, qui renâclait, de venir au moins un petit moment. Puis elle alla voir un par un tous les habitants, et arriva, grâce à la force de sa gentillesse, à les convaincre de participer à un cadeau de bienvenue pour le vieil homme. Certains se firent tirer un peu l'oreille, mais abdiquèrent devant son sourire. Le jour venu, marchant à petits pas, Joseph vint s'installer sur un fauteuil d'osier à côté de la table de jardin servant de bar.

    Il fut étonné de voir ses voisins venir le saluer l'un après l'autre avec le sourire, s'enquérir de sa santé et des conséquences de sa chute, lui demander ce qui l'intéressait dans la vie, ou tout simplement engager avec lui une simple conversation à bâtons rompus sur le temps qu'il faisait et la beauté du paysage. Il resta finalement bien plus de quelques minutes, prenant peu à peu goût au bavardage, écoutant le rire des jeunes gens et le babil des enfants. Quand il se leva enfin pour partir, Marie lui apporta un paquet emballé, qu'on lui demanda d'ouvrir. Surpris et ému, il découvrit un tableau représentant le paysage de la vallée, avec un mot de chacun de ses voisins : qui pour l'inviter à passer quand il voulait, qui pour prendre le café, qui pour ne pas hésiter à demander un service. Les enfants avaient mis aussi quelques dessins naïfs et touchants, et Marie une carte enluminée qui disait : « Pour que vous vous sentiez ici chez vous ».

    Sa vue se brouilla, il remercia tout le monde d'une voix chevrotante, et repartit chez lui en se disant qu'après tout, sa vie passée n'était pas un modèle universel, puisqu'on pouvait encore bien vivre ensemble dans certains coins de cette Terre.

     


    1 commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires