• par Aimé Lamouroux

    janvier 2016

     

    « Ça a commencé comme ça à Cesson-Sévigné…, une drôle d’aventure… » me dit-il.

    Je venais de rencontrer une ancienne connaissance, un ami d’enfance avec lequel j’étais toujours resté en relation. Nous étions assis à la terrasse d’un café et je savais que j’en avais pour un bon moment car c’était un bavard impénitent ; le genre d’individu qui, s’il trouve une oreille complaisante, aime bien s’épancher interminablement : type célibataire endurci, toujours content de lui, coureur infatigable de jupons naviguant de conquêtes en conquêtes, parfois un peu menteur par gloriole.

    Moqueur, je demandai :

    - Cesson- Sévigné ? Tu étais parti à l’étranger ?

    - Presque ! C’est en Bretagne, dans la périphérie de Rennes. J’étais en déplacement pour mon travail, convoqué à un stage de formation en informatique. Tu sais, à la poste on s’informatise, il faut bien suivre le mouvement ; et maintenant l’informatique c’est l’avenir !

    - Mais que t’est-il arrivé ? m’exclamai-je, curieux de connaître la suite.

    - On m’avait indiqué un petit restaurant, pas cher, où l’on mange d’excellents fruits de mer, dans la banlieue de Rennes, à Cesson-Sévigné. Ça tombait bien car j’étais descendu à l’hôtel Campanile de Chantepie, la commune voisine.

    - Jusque là rien d’extraordinaire !

    - Oui, mais attends ! Après le repas, qui a été très correct, je ne vais pas te raconter le menu, je vais à l’essentiel, j’ai pris un café à la terrasse. C’était les derniers jours de juin. Il faisait beau ce soir là, une douceur exceptionnelle, et le parfum des tilleuls embaumait la terrasse…

    - Je vois que ce stage t’a rendu l’âme romantique. Mais une belle journée fin juin, c’est assez fréquent !

    - Mais attends… je t’expose le cadre, la suite est étonnante : une jeune femme est arrivée, toute vêtue de blanc, corsage blanc et jupe blanche, avec un curieux petit chapeau de paille décoré d’une rose rouge, style canotier, qui laissait s’échapper de belles boucles brunes. Un vrai délice !

    - Mais à part le chapeau, ce qui est curieux en soirée, qu’avait-elle de particulier ?

    - Ses yeux, d’un bleu céleste ! Je jure que je ne mens pas ; j’étais déjà presque envoûté. Et la meilleure ! elle est venue s’asseoir à la table juste à coté de la mienne… J’en étais même gêné. Ce soir là, j’avais l’intention de rentrer à l’hôtel après le repas et de me coucher rapidement. Je me disais qu’il fallait être raisonnable, que le lendemain j’aurais du travail, qu’il faudrait que je sois en forme…Mais d’un autre coté, si elle s’était placée juste à coté de moi, c’est qu’elle avait une idée derrière la tête. Mon esprit s’embrouillait. Je pensais : si je ne lui dis rien et si je fais l’indifférent, elle va conclure que je suis un coincé, un crétin, et c’est le genre de chose qui me vexe. En un mot, j’étais fort embarrassé.

    - Je comprends ton dilemme, mais une jeune femme qui vient s’asseoir à coté de toi sans arrière-pensée, cela peut arriver !

    - Mais ce n’est pas tout. J’étais en train de réfléchir quand soudain elle me demande : « Pardon monsieur, vous pouvez m’indiquer l’heure s’il vous plait. » Alors là, mon sang n’a fait qu’un tour : me demander l’heure, à moi, sortir le moyen le plus éculé pour aborder quelqu’un, à moi qui n’aurais même pas oser utiliser cette manière depuis longtemps dépassée pour entreprendre des manœuvres d’approche… Je n’avais pas de montre, je sortis mon portable : « vingt deux heures trente cinq » répondis-je machinalement. En même temps un message s’affichait sur l’écran. C’était ma copine qui me demandait si la journée n’avait pas été trop pénible, si je n’étais pas trop fatigué, et me souhaitait une bonne nuit.

    - Cécile ?

    - Non, avec elle c’est terminé. On ne s’entendait plus, alors on s’est séparés. Maintenant je suis avec Ségolène. Elle est prévenante mais terrible, un vrai tyran ; elle a tellement peur de me perdre qu’elle ne me lâche pas d’une semelle ; c’est comme si j’avais un fil à la patte : plusieurs coups de téléphone par jour et chaque fois il faut que je lui dise que je pense à elle et que je l’aime. Souvent je ne réponds pas, mais alors elle m’envoie messages sur messages.

    - C’est du harcèlement, plaisantai-je.

    - Tu peux le dire ! Aussi je coupai mon téléphone pour être plus tranquille en pensant : les messages, on verra plus tard, j’ai des problèmes plus urgents à régler.

    - Et ta belle inconnue ?

    Elle me regardait en souriant, un peu moqueuse… et poursuivit : « vous venez souvent ici ? Moi, j’aime bien cet endroit, on s’y sent bien, surtout en cette saison. » Alors là, c’en était trop ! L’attaque était frontale ! Elle me draguait ouvertement. Je pensai à Ségolène, mais je n’avais pas le droit de me défiler, question d’honneur. J’ai donc répondu à ses avances et je lui ai expliqué que je venais de la région parisienne pour un stage de formation, que je venais de découvrir la ville de Rennes, qu’elle était très belle, ses habitants charmants, enfin, tout ce qu’on appelle les banalités d’usage. Elle m’écoutait attentivement, mais restait évasive chaque fois que j’essayais de la questionner. Au bout d’un moment j’ai pensé : c’est une professionnelle, elle va bientôt te faire une proposition déplacée et te présenter ses tarifs. Ce n’est pas mon genre, je n’aime pas les relations tarifées… mais ce jour là, je ne sais pas pourquoi, peut-être le chapeau, j’étais prêt à me laisser tenter.

    - Finalement, elle te les a présentés ?

    - Et bien non ! Et cela m’a étonné. On a continué à parler de choses et d’autres ; elle ne semblait pas pressée. Au bout d’un moment, elle a fini par me dire qu’elle attendait un ami, qu’il n’était pas venu et qu’elle était un peu embêtée pour rentrer chez elle. Curieusement, cela m’a tranquillisé. Tout s’expliquait : elle cherchait un chauffeur pour la ramener à son domicile. Je lui demandai où elle habitait. « À Chantepie, près de la mairie », me dit-elle. Le hasard faisait bien les choses, mon hôtel n’était pas très loin. Je lui proposai de la raccompagner ; quand on peut rendre service… Je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement ; tu me comprends ?

    - Bien sûr, je sais que tu es toujours serviable, surtout quand ça t’arrange.

    - Il était déjà onze heures du soir. Nous nous sommes levés, je l’ai conduite à ma voiture et nous sommes partis en direction de Chantepie.

    Le trajet a duré une vingtaine de minutes à peine, pendant lequel nous avons très peu parlé. Je la sentais préoccupée ; de mon coté j’étais mal à l’aise en compagnie de cette jeune femme que je ne connaissais pas. Arrivé près de la mairie je me suis arrêté et lui ai fait remarquer que nous étions parvenus à destination. Elle n’était pas pressée de partir et semblait rêveuse. On s’est regardés quelques instants sans rien dire, et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, je l’ai embrassée en me disant que j’allais me faire jeter et me prendre une bonne baffe. Mais, ô surprise, cela n’a pas été le cas, bien au contraire : elle m’a fougueusement enlacé et rendu ardemment mon baiser, un délicieux baiser parfumé à la menthe. J’en suis resté stupéfait et même presque embarrassé. Cela ne pouvait finir ainsi, alors je lui ai proposé d’aller à mon hôtel, à deux pas d’ici… Comment faire autrement ?

    - Ton histoire m’intéresse mais je me demande comment elle va se terminer. J’ai du mal à comprendre les motivations de ta belle inconnue. Que pouvait-elle chercher ? Tu n’as pas un physique d’Apollon, même si tu as un certain charme ; elle ne te connaissait pas, alors pourquoi se jeter dans les bras d’un étranger. Tout cela me parait très énigmatique.

    - Oui, je l’admets, d’autant plus qu’elle ne me demandait toujours rien en compensation. À l’hôtel tu t’imagines bien ce que nous avons fait… Je t’épargne les détails.

    - Je comprends, mais en résumé ? questionnai-je

    - En résumé, ce fut exceptionnel ! Et crois moi, elle connaissait bien la musique ! Comment te dire ? Après les préliminaires d’usage, démarrage moderato, nous passons à l’allégretto : une admirable partition, des accords parfaits, des trilles, des arpèges… Pas besoin d’un diapason pour marquer le tempo, notre entente était totale. Tu sais que j’adore jouer de mon instrument préféré, la flûte, mais elle, alors, savait admirablement jouer du sien, la guitare. Quel duo ! Après le recto de la partition, nous avons attaqué le verso sur un rythme allegro puis nous sommes passés à un prestissimo endiablé… Et là, ce fut quasiment divin. Trop même. L’émotion fut si forte que je ne pus me contenir plus longtemps. Je succombai de plaisir et m’écroulai, épuisé.

    - Quelle belle métaphore musicale ! m’exclamai-je. Et cet intermède a-t-il plu à ta partenaire ?

    - Bien sûr, tu me connais, quand je me donne, c’est totalement. D’ailleurs elle souriait, satisfaite. Elle était en pleine forme et elle m’a même proposé un bis. Piano piano, ai-je répondu. J’ai besoin de récupérer, je ne suis pas Superman !

    Je pensai à Ségolène. C’est vrai, je l’avais trompée, il faut bien le reconnaître, mais ce n’était pas de ma faute : c’était les circonstances, la fatalité… Je m’étais laissé entraîner encore une fois, mais même si j’en éprouvais quelques regrets, ils ne pesaient pas bien lourd face à ce merveilleux moment que je venais de connaître.

    - Et comment cette aventure s’est terminée ? m’étonnai-je. J’étais curieux de connaître la fin de son récit et je me demandais s’il n’affabulait pas.

    - Au bout d’un moment elle m’a dit qu’il fallait qu’elle rentre chez elle.

    - Tu l’as donc ramenée ?

    - Oui, bien sûr, et je lui ai proposé que l’on se revoit le lendemain dans le jardin du Thabor. Au mois de juin ce jardin est magnifique, et il s’y trouve de nombreux bosquets et des amas de verdure harmonieusement fleuris où l’on peut se protéger des regards indiscrets. J’avais envie de rejouer notre petit morceau de musique dans ce cadre bucolique plus propice aux épanchements qu’une simple chambre d’hôtel. On s’est donc donné rendez-vous pour le lendemain devant l’entrée du jardin. Hélas, le lendemain, je l’ai attendue pendant deux heures au moins, mais elle n’est pas venue. Depuis son image me hante et je ne peux m’empêcher de penser à elle. Je la vois encore au moment où l’on s’est quittés près de la mairie de Chantepie. Elle m’a remercié, m’a gentiment embrassé, puis elle est sortie de la voiture en me disant « à demain », et je l’ai vu disparaître, fantôme blanc qui s’est peu à peu dissipé dans la nuit. J’étais tellement sûr de la revoir que je ne lui ai même pas demandé son numéro de portable.

    - Tu n’as qu’à retourner à Cesson-Sévigné. Tu la rencontreras peut-être au hasard d’une rue.

    - J’aimerais bien, mais que dirait Ségolène ?

    - Ou lancer un message sur les réseaux sociaux comme une bouteille à la mer, genre : « J’espère un jour revoir la très belle inconnue, si follement aimée par un beau soir d’été, entre Chantepie et Cesson-Sévigné, qui de mon rendez-vous ne s’est pas souvenue… et etc. », en donnant tes coordonnées. Si elle le voit et si elle en a envie elle pourra te rappeler, qui sait ? Mais ce qui m’étonne de toi, c’est que tu n’aies rien gardé d’elle. Autrefois, tu conservais toujours un objet provenant de tes anciennes amours, pour t’en souvenir, comme font les fétichistes.

    - Ah oui ! mais j’ai oublié de te le dire : j’ai gardé le chapeau. Elle l’avait laissé sur un siège arrière de la voiture. Je m’en suis aperçu au moment où elle s’éloignait, mais je ne l’ai pas rappelée pour le lui rendre. J’en ai honte, je l’avoue.

    - Chez toi, tu as dû le mettre en vitrine, comme un trophée !

    - Tu parles ! Avec Ségolène ce n’était pas possible. Curieuse comme elle est, elle m’aurait posé mille questions et il aurait fallu que je trouve une justification. J’ai préféré le lui offrir en lui disant que c’était un cadeau, que je l’avais vu dans la vitrine d’un magasin chic de Rennes, qu’il m’avait plu et que je pensais qu’il lui irait très bien.

    - Et elle n’a pas été étonnée d’un pareil cadeau ?

    - Non, au contraire, cette attention lui a fait sacrément plaisir et elle m’a remercié en m’embrassant fougueusement

    - Tu n’as vraiment aucun scrupule !

    - Pas trop, c’est sûr, mais la vie est brève : il faut savoir l’accommoder pour la rendre agréable. Et puis…, je ne t’avais jamais dit que Ségolène est un peu prude ?

    - Non, mais si tu le dis, je veux bien te croire.

    - Elle est d’un tempérament assez calme. Au cours de nos ébats, c’est tout juste si elle consent à enlever sa chemise de nuit ; les tenues affriolantes, la lingerie fine et autres bagatelles, ce n’est pas sa tasse de thé. Quant à se mettre en action, elle ne démarre pas souvent au quart de tour ! Aussi, l’autre jour j’ai eu une idée que tu vas trouver certainement saugrenue. Avant d’entrer en scène je lui ai dit : « mets le chapeau, il te va si bien. » Elle l’a mis. Et bien crois moi, je n’en suis pas encore revenu : en deux temps, trois mouvements Ségolène s’était libérée. Ce n’était plus elle, c’était une walkyrie déchaînée sur sa monture qui me menait un train d’enfer dans sa chevauchée fantastique. Je suis sorti éreinté de cette galopade. Et la meilleure, à la fin, tu devines ce qu’elle m’a demandé ?

    - Non, je ne vois pas ce qu’elle aurait pu réclamer après un tel numéro.

    - Un bis ! Elle ne m’en avait jamais demandé auparavant. C’était vraiment la grande première et tout cela grâce à qui ?…  Au chapeau ! Je pense qu’il doit avoir un pouvoir magique ; aussi je vais le conserver pieusement.

    - Il me vient une idée. Tu te souviens que je vis depuis plusieurs années avec Bernadette ? Tu dois te rappeler d’elle ; tu as eu l’occasion de la rencontrer deux ou trois fois. Elle est très prévenante, très agréable à vivre, très cultivée, super active dans son travail, mais, et c’est bien dommage, un peu paresseuse en ce qui concerne la bagatelle. Tu devrais me prêter le chapeau : on verrait ainsi s’il a vraiment un pouvoir magique !

     


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  • par Aimé Lamouroux

    18 décembre 2013

     

    Cet été, j’ai séjourné dans un village du Midi, Aramon, situé en bordure du Rhône, à quelques kilomètres au sud d’Avignon. Administrativement on est encore en Languedoc mais l’on y sent déjà un parfum de Provence, la traversée du fleuve, aujourd’hui facilitée par un nouveau pont, suffisant à changer de région en même temps que de rive. De nombreux vacanciers, lancés sur les autoroutes, ne passent pas très loin mais ne prennent guère le temps de s’arrêter tant ils sont pressés d’atteindre les plages méditerranéennes, but de leur transhumance. Seuls les embouteillages, fréquents en période estivale, les contraignent à ralentir, mais alors, fourbus après de longs trajets, accablés de chaleur, ils ne sont plus d’humeur à admirer la beauté des paysages et ne pensent plus qu’à une seule chose : se tremper dans l’eau qui les régénèrera.

    J’étais heureux de retrouver ce village où, quand j’étais enfant, je venais régulièrement passer d’agréables vacances chez mes grands parents. Quelques amis devaient me retrouver. J’étais chargé de leur proposer une promenade dans les collines environnantes avec un circuit sportif, mais pas trop, enrichissant et, si possible, pimenté de quelques curiosités locales. Ils adoraient faire de nouvelles découvertes. Pour occuper le temps libre que leur avait apporté la retraite ils voyageaient avec acharnement et voulaient, avant leur dernière heure venue, avoir tout vu, tout connu, du moins l’espéraient- ils. Les voyages étaient devenus pour eux une nourriture indispensable et dès que l’un s’achevait, sitôt les photos visionnées et classées, ils se replongeaient dans les catalogues touristiques avec l’espoir de dénicher de nouvelles destinations. Je craignais qu’une simple promenade en garrigue ne fasse guère fantasmer ce public exigeant. Aussi, en désespoir de cause, je me résolus à chercher du l’aide à l’office de tourisme qui venait d’ouvrir récemment sur la place du village.

    Après avoir traversé la place ombragée de platanes, presque déserte en cette fin de matinée, si ce n’est quelques personnes assises à la terrasse du café qui se remettaient des premières chaleurs de la journée, j’entrai dans l’office de tourisme. Une fraîcheur agréable régnait dans la pièce d’accueil. Sur la grande table centrale et sur un présentoir, différentes plaquettes rangées avec soin incitaient à découvrir le village et ses environs. Deux jeunes femmes étaient assises au fond de la pièce, l’une feuilletant distraitement une revue, l’autre contemplant l’écran d’un ordinateur qui ronronnait paisiblement. Elles me regardèrent avec curiosité, se demandant ce que je pouvais bien chercher à une heure pareille, juste avant la fermeture pour la pause de midi.

    « Vous désirez monsieur ? » me demanda celle qui devait être la responsable, avec dans le regard la nette intention de se débarrasser de moi le plus rapidement possible. Elle avait l’accent pointu des parisiennes. Je me demandais quels hasards de la vie l’avaient conduite ici : peut-être un coup de foudre pour un méridional rencontré à l’occasion de vacances ? L’attrait du soleil et les charmes de la région avaient probablement fait le reste. Mais ce n’était pas mon problème. J’expliquai rapidement le but de ma visite en insistant sur le fait que je désirais un parcours sortant de l’ordinaire. Elle me récita le contenu de la brochure :

    «Nous avons plusieurs circuits à vous proposer : celui des paluns où le Rhône s’étale en période de fortes crues, celui des collines d’où vous avez de belles vues sur le fleuve avec dans le lointain les villes d’Avignon au nord et de Tarascon au sud, et celui des capitelles, tout nouveau. Ces anciens abris, uniquement constitués de pierres sèches, viennent d’être dégagés des broussailles qui les avaient envahis au fil des années. Vous voyez, vous avez le choix ! »

    J’étais perplexe. Quelques capitelles suffiraient-elles à satisfaire la curiosité de mes amis que plus grand-chose ne devait étonner ?

    Voyant mon air embarrassé, sa collègue vint à la rescousse : «Il y a aussi le circuit de la Peire que rode ! Il est un peu plus long, mais cela vaut la peine. » Son accent faisait davantage couleur locale. Elle devait être originaire de la région et mieux connaître les environs du village. « C’est un site très curieux, inscrit à l’inventaire des monuments mégalithiques aux archives de Nîmes. Beaucoup de légendes courent sur ce site : il s’agirait d’un rocher capable de tourner sur lui-même, du moins on l’entend dire ! Tenez, il me reste encore un document décrivant ce circuit. En partant d’ici c’est très simple : vous traversez le village et prenez la première rue à gauche après le pont du château. Vous empruntez ensuite le chemins des oliviers, puis celui des amandiers, et après la croix de Gabure, vous filez tout droit en direction du nord par le GR42. Vous verrez, c’est marqué ! »

    Sa proposition m’intéressa et en même temps le nom de cet endroit me revint en mémoire. Autrefois, au cours d’un promenade avec mon grand-père nous étions passés à proximité et il me l’avait montré en m’expliquant que c’était un rocher qui avait été creusé par d’anciens bergers pour abriter leurs troupeaux, mais il ne m’en avait pas dit davantage. Il ne devait pas croire aux légendes. Je remerciai mes conseillères et décidai d’aller revoir cet endroit mystérieux.

     

    Le lendemain, dès l’aube, profitant de la fraîcheur matinale, je me lançai dans l’aventure. Avec l’aide du plan je trouvai facilement mon chemin et atteignis bientôt les premières collines. Les alentours du village avaient beaucoup changé. L’espace naturel avait cédé la place à une zone fortement urbanisée. De nombreuses habitations, souvent avec une piscine, avaient surgi de tous cotés, jusque dans les moindres vallons et escaladé le flanc des collines. Les friches, royaumes des lapins de garenne, étaient devenues des terrains méticuleusement entretenus où les pins s’étaient en grande partie substitués aux amandiers et aux oliviers.

    Après une demi-heure environ, je sortis de la zone urbanisée et retrouvai le chemin caillouteux de mon enfance, « lou camin di capitello » disaient les anciens. Passé cette limite, la végétation méditerranéenne avait repris ses droits et envahissait désormais la totalité de l’espace. Les clapas délimitant chaque parcelle, qui avaient été montés au fil des années par les propriétaires successifs, avec pour seul matériau les pierres extraites du sol pendant le travail de la terre, s’étaient depuis longtemps effondrés après que les hommes, trouvant l’entretien de ces surfaces ingrates trop pénible et peu rentable, les aient abandonnées. Quelques oliviers subsistaient encore, réduits à l’état de buisson par les rejets qui les étouffaient, tandis que couraient en tous sens des plantes épineuses parfaitement adaptées à la sécheresse de l’été : chêne kermès, salsepareille, asparagus, ronces… L’état naturel était de retour.

    J’arrivai bientôt au sommet d’une colline. En me retournant je découvris une superbe vue sur le paysage que je venais de traverser. Au nord, se dressait au loin la masse imposante du mont Ventoux, dont le sommet recouvert d’étalements de rocailles semblait tapissé de neiges éternelles dans la lumière du levant. Plus bas se profilait la ville d’Avignon reconnaissable à la forme caractéristique de son palais des Papes. En me retournant en direction du sud, je découvris une superbe vue sur le Rhône. C’était devenu un vaste plan d’eau depuis la construction d’un barrage à quelques kilomètres en aval. Sa surface miroitait paisiblement au soleil du matin et lui donnait l’image d’un fleuve désormais pacifié. Une péniche, en apparence immobile, montait sa cargaison de pétrole vers les raffineries de Lyon. Je cherchais, comme dans le jeu des sept erreurs, les anomalies ne correspondant pas à mes souvenirs : le bac à traille manoeuvré par son intrépide passeur à la jambe de bois, qui allait et venait d’une rive à l’autre accroché à son câble, avait disparu. Il était remplacé par un pont flambant neuf, continuellement emprunté par des véhicules qui, du haut de mon promontoire, faisaient penser à des fourmis. Tout près du pont une usine pharmaceutique s’était développée, dont les bâtiments grignotaient les collines. Plus loin, vers le sud, une centrale thermique EDF se dressait avec sa cheminée rayée de bandes rouges et blanches montant dans le bleu du ciel. Elle était le centre actif d’un réseau arachnoïdien de câbles haute tension qui alimentaient en électricité la région, et même au-delà. Du haut de ma colline je ne pouvais m’empêcher de superposer deux images, celle de ma mémoire et celle du présent et je constatais que l’environnement du village avait été profondément modifié, l’activité industrielle ayant pris le pas sur l’activité rurale.

    Heureusement, il restait encore des zones préservées ; mon lieu de promenade en faisait partie. Poursuivant mon chemin, je tombai face à une capitelle que j’avais connue autrefois sous la forme d’un éboulis de pierres, mais elle venait d’être magnifiquement restaurée. La partie supérieure, avec son orifice pour l’évacuation des fumées, était refaite, l’intérieur dégagé, les alentours défrichés. Elle était mise en valeur par deux cyprès et quelques oliviers bien entretenus. Elle avait perdu sa fonction d’origine, mais je ne pouvais m’empêcher de l’admirer tout comme on admire une œuvre d’art. La mairie avait vraiment mis les moyens pour le succès de son circuit et l’agrément des randonneurs. En tout cas, j’avais déjà là une curiosité pour mes visiteurs : d’un coté, avec la capitelle, une image du passé, de l’autre, avec les aménagements le long du Rhône, celle du présent. Il ne manquait que l’avenir, mais cela pourrait faire l’objet d’intenses discussions.

    Le chant des cigales démarrant leur journée me rappela que ma route était loin d’être terminée. Je repartis, toujours en direction du nord. J’atteignis bientôt un petit vallon dans lequel les sédiments apportés par les eaux de ruissellement avaient permis la culture de quelques pieds de vigne. L’endroit était favorable au développement du gibier et j’espérais, comme autrefois, l’envol bruyant d’une compagnie de perdreaux ou la débandade effrénée d’une bande de garennes fuyant sous des armas. En vain... Les chasseurs devraient lâcher des faisans d’élevage avant la période de chasse s’ils voulaient éviter de rentrer bredouilles le jour de l’ouverture…

    Le chemin grimpait ensuite vers une sorte de col entre deux collines. Dans la partie haute, la caillasse cédait la place à la pierre brute et je constatai, en arrivant au sommet, que la pierre était creusée de deux profondes ornières, probablement causées par l’usure consécutive aux multiples passages des chariots et charrettes qui avaient jadis empruntés cette voie. Quelles activités avaient conduit ici tous ces attelages ? Il faudrait que je m’informe…

    Après le col, s’étendait sur environ un kilomètre une zone caillouteuse, essentiellement constituée de galets, probablement un ancien lit du Rhône. De l’autre coté de cette surface plane, une rangée de collines barrait l’horizon, et soudain, en levant les yeux, je reconnus la grosse masse rocheuse plantée sur sa colline. Aucun doute, c’était la «Peire que rode » !

    Une demi-heure après j’étais devant le rocher. J’entrai dans l’imposante cavité taillée dans le calcaire et fus surpris par la fraîcheur que la pierre avait conservée de la nuit. Je m’assis sur le sol, le dos adossé à la paroi et je me questionnai sur ce curieux nom de «Peire que rode ». Pouvait-on traduire par pierre qui rôde en comparant ce rocher aux galets qui roulent dans le Rhône et qui ont effectué des centaines de kilomètres, entraînés par les flots impétueux du fleuve ? Certains d’entre eux se sont fixés çà et là sur les coteaux environnants, faisant la réputation des vignobles locaux. D’autres poursuivent un voyage sans retour vers la mer, but ultime d’une errance où ils ne seront plus que grains de sable à l’arrivée. Le nom d’un mas voisin, le Mas Roulepierre, évoque d’ailleurs ce tragique exode. Mais ce n’était guère concevable : on ne peut comparer une énorme masse rocheuse fixée sur une colline à un simple galet.

    Perdu dans mes pensées, un peu engourdi et somnolent après la longue marche du matin, j’entendis soudain une voix. Etait-ce le fruit de mon imagination, le souvenir de mes recherches sur Internet, un rêve éveillé, une communication télépathique entre la matière et l’esprit ? Toujours est-il que dans ma tête résonnait une voix sourde et monocorde qui semblait sortir des profondeurs de la roche.

    C’était étonnant, mais il fallait se rendre à l’évidence : la pierre me parlait ! et chose encore plus incroyable, cela ne me surprenait pas.

    « Mon nom vient tout simplement du langage des anciens car en langue d’oc le mot rode sert à désigner une roue. Il serait donc plus exact de m’appeler « pierre qui tourne » ou « pierre qui vire ».

    Pourquoi ce nom ?

    Il y a bien longtemps un berger, peut-être sous l’effet du soleil, peut-être sous l’effet d’un excès de boisson m’aurait vue faire un tour complet sur moi-même et se serait empressé d’aller conter l’évènement au village. On peut facilement imaginer les réflexions désobligeantes qu’il eut à subir :

    • Quel cigalas ! déjà qu’il n’avait pas bien la tête sur les épaules, à force de compter ses moutons, il est devenu complètement gaga !
    • Un rocher qui se déplace comme un danseur de farandole ! il nous prend pour des gobe-mouches !
    • Il n’y a qu’une bonne sieste qui pourrait lui remettre les idées en place !

    Etc., etc.

    Chaque plaisanterie était accompagnée de grands éclats de rire et ceci dura jusqu’à la fin de l’après-midi et même les jours suivants.

    Après ces quelques jours de rigolade, la vie reprit son cours et chacun vaqua à ses occupations quotidiennes. Plusieurs mois passèrent, et un jour, sans que l’on sache vraiment pourquoi, le pauvre berger fut retrouvé mort au milieu de son troupeau. On l’enterra, mais on ne l’oublia pas. Le souvenir de cette histoire restait dans les mémoires et revenait régulièrement sur la place du marché et autour des tables des cafés. Chaque fois que quelqu’un passait dans mon voisinage, il ne manquait pas de me regarder pour s’assurer si j’étais bien en place et si je n’avais pas discrètement pivoté pendant la nuit. De retour au village on l’interrogeait : « alors la pierre, elle a tourné ? »  Et comme rien ne se passait, peu à peu s’ancrait l’idée que je ne devais pas tourner tous les jours.

    Puis vint à la connaissance de quelques érudits locaux, amateurs d’histoires anciennes, qu’il existait dans d’autres régions des pierres également appelées «Pierre qui tourne» ou «Pierre qui vire», leur nom étant associé à différentes légendes. On m’attribua l’une d’entre elles. Elle prétendait que je protégeais un trésor caché par d’anciennes populations persécutées, aujourd’hui disparues, et que tous les cent ans, en période de pleine lune, je serais capable de pivoter sur moi-même et de découvrir ce trésor caché, l’offrant à la convoitise de ceux qui seraient là au bon moment.

    Cent ans, cela faisait beaucoup à attendre ! Il y eut quand même quelques audacieux qui, croyant en leur bonne étoile, n’hésitèrent pas à venir passer des nuits de pleine lune à me contempler, espérant le miracle qui les rendrait riches, mais ils finirent par se lasser. Beaucoup d’autres préférèrent jouer à la loterie nationale ou à la roue de la fortune plutôt que de compter sur un hypothétique gain de ma part, d’autant plus que dans certaines légendes, s’emparer du trésor n’était pas sans risque et que quelques intrépides y auraient laissé leur vie. Je disparus donc de l’actualité locale; seul mon nom et les légendes qui vont avec sont restés.

    Je suis née de sédiments marins qui se sont déposés il y a environ 130 millions d’années, excusez du peu, et qui ont constitué une couche calcaire que les initiés classent dans l’ère secondaire, plus exactement dans le crétacé inférieur. Pendant tout ce temps j’ai vu apparaître toutes sortes de créatures, aquatiques d’abord, terrestres ensuite. J’en ai vu aussi beaucoup disparaître. J’ai en particulier un souvenir ému pour ces grands reptiles, maîtres du monde, qui se déplaçaient en quête de nourriture dans une végétation luxuriante aujourd’hui disparue et qui ont été brutalement décimés.

    Les hommes étaient encore bien loin d’exister en ces temps là. Je les ai vu arriver, cela fait quelques milliers d’années seulement. J’ai tout de suite senti que ces petits êtres étaient beaucoup plus dangereux que toutes les autres créatures. Ils m’ont vite repérée et comme sur l’un de mes cotés se trouvait une cavité naturellement formée par les eaux de ruissellement, ils se sont empressés de l’agrandir pour en tirer de la pierre et se constituer un abri. Sur ma gauche, ils ont même taillé un escalier rudimentaire afin de monter plus facilement sur la plateforme que constitue ma voûte supérieure dans le but de guetter l’apparition d’éventuels ennemis. Ils m’ont abandonnée ensuite sans scrupule pour se regrouper dans des endroits plus favorables à leur développement.

    Je suis restée seule dans ce magnifique paysage de garrigue, entourée de chênes verts, de lavandes, de romarins, de genévriers, de touffes de thym et d’herbes sèches, toute cette végétation émettant des senteurs incomparables les jours de forte chaleur. J’aime l’aridité de ces lieux et la tranquillité du site seulement perturbé par les randonneurs équestres et les chasseurs. Je n’ai pas l’humeur vagabonde ; mon seul désir est de rester ici le plus longtemps possible. Ma seule crainte : que les hommes s’intéressent à nouveau à moi pour me débiter impitoyablement en morceaux ou même me réduire en simple gravier. Si, toutefois, je servais à édifier des monuments destinés à traverser les siècles, comme les cathédrales, passe encore, mais finir enrobée dans le béton ou engluée dans du goudron, je ne m’en remettrais pas, bien que ces matériaux présentent quelques utilités pour les hommes. Autrefois, ils ne disposaient que d’outils rudimentaires pour extraire la roche de mes entrailles. Aujourd’hui, avec leurs explosifs, leurs perforeuses, leurs tronçonneuses, leurs broyeuses, ils peuvent me pulvériser en quelques jours seulement. A quelques kilomètres d’ici, ils n’ont pas hésité à trancher des collines entières pour permettre le passage des TGV qui vont et viennent entre Paris et le Midi. Je frémis encore à l’idée que j’aurais pu me trouver sur la trajectoire choisie et que ma destinée aurait été de finir éparpillée dans un ballast.

    C’est le progrès disent-ils. Il faut aller de plus en plus vite. Mais savent-ils où ils vont ? Je me console en pensant que tout a eu un commencement et que tout doit avoir une fin. En attendant j’existe, et j’espère profiter encore longtemps du soleil qui me réchauffe dès le matin, du vent qui me rafraîchit les jours de canicule et des nuits sans nuages qui m’offrent de merveilleux spectacles de ciels étoilés. »

    Je revins brusquement à moi. J’étais toujours adossé à la paroi rocheuse contre laquelle je m’étais assis pour me reposer à l’abri du soleil. En face de moi s’étalait un magnifique paysage de garrigue sous un ciel d’un bleu intense. Le rocher était redevenu muet dans l’éclatant concert des cigales. Qu’avait-il voulu me communiquer ? Que sur terre rien n’est éternel, que même ce qui parait indestructible a aussi une fin, que notre environnement est fragile et notre existence brève ? Tout cela paraissait évident, mais les choses évidentes sont parfois les plus difficiles à voir, surtout quand on n’a pas envie de les voir. En tout cas ce site n’était pas ordinaire et méritait une visite. Un rocher qui pivote et qui en plus nous parle, cela ne se voit pas tous les jours ! Ma décision était prise ; j’y amènerai donc mes amis. Je pourrai même leur proposer la promenade en fin d’après-midi, après les fortes chaleurs, et pourquoi pas, une nuit à la belle étoile. L’étrange masse rocheuse, seulement éclairée par la lueur de la lune et du firmament, devrait offrir un spectacle fantasmagorique, et nous laisser un souvenir impérissable. Avec un bon casse-croûte, quelques bouteilles d’un rosé local, la nuit ne serait pas longue. De plus, la semaine prochaine, on allait être en période de pleine lune, et qui sait, la légende pourrait peut-être se réaliser ? Un trésor, même modeste, ne serait pas de refus en ces temps difficiles. Et si la pierre ne tournait pas cette nuit là nous ne nous en formaliserions pas, le vin parviendrait bien à faire tourner les têtes... Une bonne soirée entre amis suffirait à notre bonheur et c’était certainement cela le vrai trésor.

     


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