• par Jean-Pierre Leguéré

    19 octobre 2016

     

    Je me suis assise sur l’accoudoir gauche du canapé, je l’ai regardé, je me suis dit : tout à l’heure j’irai dormir dans ses bras. Pour l’instant, il mange sur la table basse une sorte de pâtée blanche qui sent bon la douceur de la vanille ; c’est dommage que le parfum de ce gros fruit sphérique placé devant lui sur une assiette suscite chez moi ce sentiment d’angoisse. Je fuirai dès qu’il commencera à le couper en quartiers car l’odeur m’en est insupportable et j’irai dans sa chambre. Je l’attendrai, je suis certaine qu’il viendra s’allonger pour faire la sieste.

    Je prendrai mon élan puis je sauterai sur la longue commode blanche avant de monter sur cette boite de cuir qu’il affectionne parce qu’elle contient mille de ses trésors. De là je vois tout dans la pièce—d’un seul regard j’englobe 260 degrés—, de plus mes oreilles sont bien placées pour entendre le moindre bruit. Je guetterai.

    Je me nettoierai en l’attendant, soigneusement. Il entrera dans la chambre et s’allongera sur le lit, puis il mettra ses bouts de verre sur le nez et prendra inévitablement un de ces blocs de papier qu’il déplie et regarde des heures durant. Je n’ai jamais compris pourquoi il fait glisser son regard sur ces surfaces blanches rayées de noir. Quels mystères ses yeux observent-ils à travers les interstices de ces persiennes closes ?

    J’attendrai qu’il soit installé. Alors, je descendrai de mon piédestal, je traverserai la commode blanche, je sauterai un peu plus bas sur le coffre de chêne encombré d’objets de verre, de métal, de bois, et d’une pile de ces blocs de papier que je jalouse ; je louvoierai habilement entre ces intrus, je gagnerai le haut de son lit, puis je poserai sur son épaule ma patte droite. Il y aura un instant d’attente. Peut être continuera-il à regarder le bloc de papier, comme si je n’étais pas là, Il me faudra alors utiliser l’argument qui le fait céder ; un léger miaulement, à peine plaintif, juste derrière son oreille. Son regard quittera enfin les raies lumineuses des persiennes, il déplacera son bras gauche de telle sorte que je puisse m’insinuer au creux de son épaule. Il retirera ses verres !

    Je commencerai par lui labourer l’épaule de mes griffes à travers les tissus de coton dont il se revêt tout en ronronnant de satisfaction. Un moment, il murmurera « Grisette (c’est mon nom), c’est bon là, ca va… ».

    Alors je reprendrai un peu ma toilette, puis je me coucherai dans les battements de son cœur, dans son bain d’odeurs si particulières qui me raconteront ce qu’il a fait ce matin, dans la tiédeur de son corps et je m’assoupirais. Enfin, je lui tournerai le dos et, bien appuyée contre lui, je me recroquevillerai ; il saura alors que je dors profondément et se gardera de bouger de peur de me réveiller…

     

     


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  • par Jean-Jacques Vollmer

    11 octobre 2016

     

    Je suis arrivé sur la place maintenant goudronnée, et je me suis garé devant l'église, juste en face de la maison. Il faisait beau, mais il n'y avait personne dehors. Les vieux arbres biscornus dans lesquels on montait pour jouer avaient disparu, ainsi que le mur écroulé de pierres sèches remplacé par une paroi de béton. Sur le tas de cailloux, j'avais photographié les trois filles, ainsi que Gustave bombant le torse sur sa Vespa, un après-midi ensoleillé de 1957. Cet été là, c'est Claudette qui occupait mes pensées, et l'année suivante ce fut Denise. Jamais Françoise. Mais il ne s'était rien passé, nous étions trop jeunes, trop timides, et j'étais là trop peu souvent. Je me souviens juste de nos jeux de cache-cache, je me blottissais à côté de Denise derrière le tas de bois, nous nous serrions l'un contre l'autre et cela me procurait des sensations.

    Je suis descendu, j'ai fait le tour de la place. J'ai regardé le nom sur les sonnettes, je n'en reconnaissais aucun. En bas, l'ancienne école était fermée. La peinture des volets était écaillée, la façade miteuse, les mauvaises herbes remplissaient la cour, tout était à l'abandon ; elle devait avoir déménagé. Sur le côté de l'église, le terrain vague où poussait du chanvre sauvage que nous fumions en cachette (enfin, une fois ou deux, on avait toussé à n'en plus pouvoir), avait été remplacé par une vaste pelouse parsemée d'arbres. Il n'y avait plus le tas de fumier au fond de la place, devant la ferme qui visiblement n'était plus une ferme.

    Je suis entré dans l'église, elle aussi en mauvais état. Mais à l'intérieur, rien n'avait changé : les bancs bien astiqués, l'orgue surplombant la nef, les stations du chemin de croix, l'autel au loin, maintenant inversé. Je me suis assis, ma main a caressé le bois patiné, j'ai mis les pieds sur la planche où on s'agenouillait, je me rappelais les sensations que j'éprouvais autrefois dans cet endroit. Les chants grégoriens emplissaient l'espace, et tout à coup leurs paroles en latin me sont revenues, depuis l'asperges me jusqu'à l'ite missa est en passant par le credo, le gloria et le kyrie.

    Je me suis demandé en sortant si j'oserais aller sonner à la porte de ma maison. Je ne l'ai pas fait, j'ai eu peur. De quoi, je ne sais pas, peut-être de me trouver dans l'impossibilité de parler. Au lieu de cela, j'ai pris le sentier qui, passant devant l'école, mène au cimetière à travers des vergers. L'atelier de menuiserie n'existait plus non plus. Le cimetière était plus grand, surtout l'enclos des protestants, il y avait eu des décès en trente ans. J'ai eu honte devant la tombe de mes parents, pas entretenue puisque je ne viens jamais. J'ai arraché quelques mauvaises herbes, redressé la croix et les ex voto de marbre. J'avais beau me dire que leurs corps n'étaient plus que des amas d'atomes pourrissants qui n'étaient pas eux, je me sentais coupable du péché d'indifférence.

    Pourquoi cette visite me mettait-elle ainsi dans cet état d'esprit, plus amer que nostalgique ? Je n'avais pourtant pas passé là mon enfance ni mon adolescence, juste les grandes vacances. Je m'ennuyais, je passais mon temps à lire des romans d'anticipation, au moins un par jour, tous plus mauvais les uns que les autres, mais je ne m'en rendais pas compte. Ma mère et mon père me donnaient des occupations que je recevais comme des corvées, telles qu'aller faucher de l'herbe pour les lapins, arracher les pommes de terre, faire les courses à la boulangerie ou à la Coop avec les tickets de ristourne collés sur des feuilles. Une fois il m'a obligé à tuer un lapin pour le déjeuner de midi, il fallait que j'apprenne. J'ai pris par les oreilles la bête qui couinait, puis par les pattes arrière, et je lui ai asséné avec une bûche plusieurs coups derrière la tête, pendant que mon père se moquait de moi en me disant que je m'y prenais comme un manche. C'était horrible, et pour une fois je me suis rebellé. J'ai flanqué le lapin mort par terre et je lui ai dit que c'était la dernière fois que je faisais une chose pareille. Il ne me l'a jamais plus demandé.

    Quand je suis parti, le ciel s'était couvert. J'ai essuyé mes lunettes avant de reprendre le volant. Je crois que je ne reviendrai plus. Je ne sais même pas pourquoi je me trouvais là.

     


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  • par Jean-Pierre Leguéré

    5 octobre 2016

     

    Ce n’était pas encore l’été puisque la date, un 8 juin, situe l’action encore au printemps. Mais ce que j’ai envie de raconter importe moins par la saison que par la récurrence, une récurrence intrusive où se mêlent le réel et le rêve.

    Il faut repartir loin dans le temps, en 1946. La guerre n’était plus que guérillas éparses. Il n’y avait plus de bombardements mais des tickets de rationnement, et encore des topinambours et encore des rutabagas et encore de l’huile de foie de morue. J’étais louveteau, chaussures médiocres mais culotte courte et blouson bleu, béret de même couleur, orné d’une étoile ; j’allais oublier le foulard et la bague de cuir qui l’attache. La troupe était partie camper au bord du lac de B., en Normandie.

    Le lac est un être vivant, toujours présent, sans cesse différent. Miroir du ciel changeant, miroir des âmes vagabondes. Le voilà rose comme un envol de flamands, le voilà blanc comme un vol de cygnes, ou vert ou bleu, ou turquoise ou d’argent ou d’opale ; ridé sous la risée, agité sous la rafale. Ainsi de cette histoire sans cesse répétée, sans cesse différente.

    La meute n’était pas très importante, trois sizaines de louveteaux tout au plus, et nous avions vite fait de monter le bivouac ; c’était encore le doux soleil de l’après midi. Et le dîner alors ? La nourriture était, paraît il, dispersée dans la forêt autour de nous. Notre sizaine était chargée de la trouver. Toi, tu pars là-bas, et toi par là et toi, vers l’est, ! À moi, on assigne l’ouest, de l’autre coté du lac : « tu suivras le sentier jusqu’à trouver une sorte de grosse borne blanche, là tu prendras un autre sentier qui part sur la droite jusqu’à trouver deux ou trois cents mètres plus loin une clairière. Le paquet est dissimilé dans cette clairière… à toi de le trouver  et de le rapporter ! »

    Un chemin étroit et sauvage longe les berges. Très vite, je me trouve de l’autre côté du lac que me cachait de hauts roseaux… Je marche depuis un bon quart d’heure déjà, quand j’entends derrière moi un bruit de pas rapides. Je me retourne, je vois deux hommes en uniforme allemand. Seul, déjà loin du bivouac, je prends peur, je cours, ils me poursuivent, me rattrapent sans mal, se saisissent de moi sans un mot puis m’entrainent malgré mes cris et mes inutiles ruades. Nous arrivons bientôt près d’une vieille bâtisse abandonnée. Les deux allemands, toujours aussi muets, m’y font pénétrer puis me conduisent dans une petite pièce. Il y a là une chaise ; sans dire un mot, malgré mes hurlements de peur, les deux allemands m’y attachent par les jambes et les bras. Puis ils sortent ; je vois alors, sur leur dos les initiales marquées PG pour Prisonnier de Guerre. Ils referment la porte, les volets fermés laissent juste filtrer un rai de clarté. Que fais-je ici ? Qui étaient-ils ? Qu’allais-je devenir ? Pourquoi étais-je là ? Les questions se bousculaient dans ma tête, sans réponse, et voletaient comme des mouches affolées dans une pièce close.

    Pendant ce temps là, une demi-heure après mon départ, « Meute, meute, meute ! », les chefs réunissent leurs troupes, disent que c’est un jeu, que j’ai disparu, qu’il faut me retrouver et pour cela suivre la piste entièrement balisée d’objets insolites : chiffons sur les arbres, pierres sur une racine, cairn, ou tout simplement flèches indicatrices. Tous s’égaillent à l’excitante recherche du petit loup disparu. On le retrouve, on me retrouve, plus mort que vif. On a l’air étonné de ma détresse : ce n’est qu’un jeu ! On tente de me réconforter : mais puisqu’on te dit que ce n’était qu’un jeu ! On s’agace : tout de même, tu ne vas pas en faire un drame ! On a bien rigolé, non ? Pour moi à l’angoisse du réel vécu, j’ajoutais la honte d’avoir eu peur d’un simple jeu. Une honte indicible.

    Cette aventure ne mit pas fin à mon amour du lac de B. J’y suis retourné bien des fois avec des amis, des amies, la famille. Pourquoi ne leur ai-je jamais raconté mon aventure, pourquoi leur ai-je caché ma peur et ma honte ? Et pourquoi est-ce presque toujours à cette époque de début juin que me prend l’envie de cette promenade printanière ? La maison forestière y existe toujours, aujourd’hui réhabilitée et habitée.

    Je n’en n’ai pas fini avec cette histoire d’enlèvement. Le lieu, les personnages, les circonstances se modifient au fil de mes rêves et de mes cauchemars, mais, alors même que soixante dix ans ont passé, je reconnais toujours le même évènement prégnant qui les inspire. Une histoire sans cesse répétée, sans cesse différente, aussi impossible à maitriser que la couleur du lac…

     


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