• Jean-Pierre Leguéré

    26 mars 2017

     

        En dehors des météorites, de la foudre et des particules, il en pleut des choses sur la terre ! Chez les Anglais, c’est bien connu, la pluie provoque des chutes de chiens et de chats ; aux Pays-Bas, ce sont des vaches qui tombent ; en Norvège, des souris jaunes. Au Japon, Haruki Murakami rapporte que, dans la province de Kobé, il suffit que Monsieur Nakata ouvre son parapluie pour que maquereaux, sardines et sangsues jonchent la chaussée. En France, foin des bestiaires, on est, hélas, plus militaire ! Ce sont des cordes et des hallebardes que l’on reçoit. Quant à moi, d’expérience, je peux vous dire qu’il y pleut aussi des bombes.


        Au petit matin du 14 juin 1940, l’Oberleutnant Helmuth Mozart, un beau blond aux yeux bleus, embrassa la fiancée adorée aux cheveux dorés, salua joyeusement dans l’escalier le portrait du Führer d’un vigoureux  Heil Hitler, prit les commandes de son bombardier, un junker 1650, et vola vers la  Normandie. Objectif : Louviers. Juste au dessus de la ville, son escadrille largua quelques tonnes de bonnes bombes incendiaires, qualité allemande. Mozart ce matin là, ce sentait léger, presque allègre ; il visa avec précision le 4 de la rue Tatin, à deux pas de l’église Notre-Dame. Revenant de l’exode, nous ne trouvâmes plus de notre maison que ruines sur ruines.


        Dans la nuit du 11 et 12 juin 1944, soit exactement quatre ans plus tard, jour pour jour, la même opération se répéta, en anglais cette fois. Le flight commander Andrew French s’arracha aux cuisses amoureuses, allumeuses et vigoureuses de l’infirmière Britney Morse, enfila ses bottes, fila vers l’aérodrome d’Eastchurch rejoindre son squadron. Objectif : la Normandie, bombardement de la gare d’Évreux. French prit les commandes de son Mosquito, parvint sans encombre au dessus de la ville, ouvrit la trappe et murmura My god ! en laissant échapper un chapelet de bombes. La plupart d’entre elles se perdirent autour de la gare dont deux qui tombèrent précisément sur le 3 de la rue du Capitaine Herriot. Dans cette maison se trouvaient jusqu’à cet instant mon coffre à jouets, une sorte de catéchisme intitulé « La Miche de pain » dans lequel se trouvait une image hautement suggestive de Saint Joseph sur son lit de mort, mon vieil ours en peluche nommé Doudounet, essorillé de l’oreille droite, et deux poissons rouges. Par bonheur, une fois de plus, nous avions fui la ville et dormions dans une ferme à quelques kilomètres de là. Le lendemain, en fin d’après-midi, les ruines brûlaient encore, à feu couvert. Dans l’âcre et chaude odeur de poussières, de fumées et de goudrons mêlées, je vis, pour la première fois de ma vie, couler des larmes sur le visage de ma mère, debout devant notre malheur. C’était beaucoup de pluie pour un enfant.

        Peu de temps après ces évènements, on fêta mes neuf ans. Je reçus quelques cadeaux dont je n’ai aucun souvenir, par contre celui que m’offrit Cécile, une vieille tante par amitié, occupa toute ma vie. Sachant que déjà j’aimais les livres, elle m’avait offert, extraits de sa bibliothèque personnelle, huit volumes de Jules Verne dans les belles éditions originales conçues chez l’éditeur Hetzel : tranches dorées, cartonnages or et vermillon sur lesquels se détachent un ballon, un phare ou encore deux éléphants, dos polychrome dit « à l’ancre ». Parmi les titres :  Voyage au centre de la Terre, Les Enfants du capitaine Grant, Cinq semaines en ballon, Michel Strogoff... j’en passe, j’avais le choix ! Pourtant, mon attirance pour l’Île Mystérieuse fût immédiate, impérative, comme si une force extérieure m’imposait de le lire avant tout autre titre. Avant même de l’avoir ouvert, j’avais le sentiment qu’il allait me faire voyager et transformer ma vie. Beaucoup connaissent l’histoire de l’ingénieur Cyrus Smith et de ses quatre compagnons, son domestique noir Nab, le journaliste Gédéon Spilett, le marin Pencroff, et le jeune Harbert. Retenus prisonniers par les Sudistes lors de la guerre de Sécession, ils décident de quitter Richmond où ils sont prisonniers et pour fuir s’emparent d’un ballon. Pris dans un ouragan, le ballon échoue à proximité d’une île déserte. Les six-cents pages, enrichies de suggestives gravures, racontent leur exploration de l’île puis leur installation et la mystérieuse présence du capitaine Nemo qui semble veiller sur eux dans les circonstances les plus dramatiques de leurs aventures.  

        Quel père extraordinaire que ce Cyrus Smith pour quelqu'un élevé par sa seule mère ! Détenteur de tous les savoirs et aimant à le partager, chef incontestable et incontesté d’une petite société où règnent la vertu au sens originel du mot, le courage, mais aussi la bonne entente, une solidarité sans faille, un souci constant les uns des autres. Et, pour un enfant qui n’a que trop mesuré la fragilité de sa demeure, quel merveilleux refuge que Granite House, cette immense grotte découverte puis, petit à petit, aménagée par les naufragés. Indestructible, imprenable, protégée par sa situation de toute agression qu’elle vienne du ciel, de la mer ou de la terre, Granite House symbolisait en quelque sorte le ventre d’une mère et la force d’un père. Combien d’heures de ma jeune vie y ai-je passées, avec les cinq héros, à observer les oiseaux, à scruter la mer, à étudier la végétation proche, à mesurer le travail des naufragés, à m’émerveiller de la botanique et des sciences naturelles ? J’ai pris conscience  quelques décennies plus tard que je refusais de voir la fin tragique de l’île et la disparition de la grotte qui m’était si chère…

    Quand je caresse du regard ma bibliothèque, le théâtre grec, Conrad, Gary, Sénèque, Montaigne, Murakami, David Lodge, Alaa El Aswany, Philip Roth, Gabriel Marcia Marquez, Marguerite Yourcenar et tant d’autres, je vois là des affinités électives, de jubilatoires rencontres, d’intimes et durables amitiés mais, avec aucun d’eux, je ne connus à nouveau ce choc dont je suis encore aujourd’hui tout entier pénétré. Lire n’était pas seulement un refuge en des rêves moins incertains que la réalité, mais bien l’insertion en moi-même d’un être différent.

    De ma vie, bien que j’en eus parfois le désir ou la nostalgie, je n’ai jamais voulu acheter de maison.
    Mais il m’arrive encore aujourd’hui de m’installer devant l’une des grandes ouvertures de Granite House ; j’écoute le vent, je regarde tomber la pluie de printemps, j’attends la douce explosion des fleurs.



    votre commentaire
  • Par Pascal

    8 janvier 2017

     

    Je suis bien. Comme en apesanteur. Même si depuis quelque temps, je heurte la paroi souple qui semble m’entourer, lorsque je m'étire. Elle ne s'oppose pas véritablement à mes mouvements et je me sens protégé mais pas du tout emprisonné. Elle n'empêche pas non plus les sons d'atteindre mes oreilles: des borborygmes qui semblent proches, des cris que je pourrais traduire par « Meuhhhh » et un bruit assez désagréable qui revient régulièrement, annonçant un chant rude bien que se voulant apaisant et bienveillant:
    - Alors Marguerite? Ça va? Allez brave bête y'en a plus pour longtemps !
    Auquel répond un Meuhhhh pathétique qui me fait vibrer jusqu'à la moelle.

    Tout semble calme quand tout à coup mon nid douillet se met à vouloir me broyer. Cela s'accompagne d'un Meuhhhh déchirant. Je ne flotte plus et la paroi protectrice continue à vouloir se débarrasser de moi. Je panique un peu, me sens totalement impuissant. La fraîcheur ressentie me laisse à penser que je suis transféré dans un autre univers. Dans un dernier spasme, mon nid m'éjecte. La surface qui arrête ma chute est dure et froide. J'éprouve le besoin impérieux d'inspirer. La douleur provoquée par l'air froid et sec remplissant mes poumons me fait entendre un cri à ma première expiration. C'est moi qui l'ai poussé ? Je suis lourdement plaqué là où je suis tombé. J'ai froid.

    D'abord surpris, j’apprécie ensuite le massage qui m'est prodigué. J’entrouvre les yeux. Malgré la lumière qui m'aveugle, je vois ce qui me lèche méthodiquement. C'est énorme, mais je n'ai pas peur du tout, je me sens même en confiance et me laisse parcourir et prend ainsi conscience de mon enveloppe. Je suis bousculé, tourné, retourné. Pas un endroit de mon anatomie n'échappe à une toilette minutieuse. Mais revoilà le bruit encore plus désagréable que d'habitude. Je vois maintenant ce qui émet le chant pour Marguerite.
    - Brave Marguerite, tu as mis bas toute seule. Il est magnifique ton petit.
    Marguerite répond fièrement. Son petit: c'est moi ?

    Elle me flaire, me lèche, me bouscule. J'essaie de bouger. J'ai des pattes comme elle, mais les miennes ne m'obéissent pas bien. Marguerite me bouscule encore, je cherche à les maîtriser, m'appuie dessus, me soulève, retombe, encore, et encore et suis enfin debout, titubant.
    Je me sens gourd mais heureux. Je peux avoir une vue complète de ce qui m'entoure. C'est immense et cela m'angoisse un peu. Je me rapproche de Marguerite qui reprend ses léchouilles. Non loin de nous il y a tout un groupe de « Marguerites » dont certaines sont accompagnées de «petits».

    Un autre chant, très doux celui-là, me parvient:
    - Bonjour ! Je suis Caroline la fille du fermier. Tu es trop mignon avec ta tête toute brune, ton museau rose et cette superbe tache blanche sur ton front. Je vais t'appeler Apis. On en a parlé au collège en histoire dans la mythologie égyptienne. Il avait un triangle blanc sur le front, un peu comme toi... Tu as déjà tété ta mère ?
    Ma mère? Caroline avance vers moi. Je me réfugie sous «ma mère». Caroline tend la main, me caresse le front, me gratte la joue. De l'autre main elle attrape ce qui pend sous ma mère et le presse. Un jet chaud atteint mon museau. Je lèche, apprécie, et prend conscience du vide que je ressens, du manque qui me taraude le ventre. Comprenant mes interrogations et mes hésitations, Caroline me guide.
    - Allez ! Attrape le pis et tète gros bêta. C’est bon pour toi le lait !
    Je ne me fais pas prier, trouve rapidement la technique et me gave du lait chaud de ma mère qui me rassasie. Je suis aux anges. Marguerite s'agite. Quelque chose tombe mollement derrière elle. Je crois comprendre d'où je viens et me dis que cela doit être un autre moi.
    - Ha ! Voilà ! Tu vas être tranquille ma belle dit le fermier qui revient vers nous après s'être occupé du troupeau.
    Il flatte Marguerite sur la croupe, examine le placenta.
    - Parfait il est complet, il n'y aura pas besoin d'appeler le véto. Caroline? Tu l'as mis déjà mis à la mamelle? C’est super ma grande. Il est beau, hein, le veau de la Marguerite ?
    - Je l'ai appelé Apis.
    - Je t'ai déjà dit qu'on ne donnait pas de nom aux veaux nouveaux nés. Il ne faut pas s'y attacher. C'est le veau de la Marguerite, le veau de La Noiraude, et non Apis ou Blackie.
    - Mais papa euhhh...
    - Y'a pas de mais !

    Je commence à me sentir plus fort sur mes pattes. Je fais des essais: je marche prudemment autour de ma mère puis tente une fantaisie, un petit saut. A la réception ma patte avant droite m'abandonne et je passe cul par dessus tête. Caroline éclate de rire. Moi, je ne me suis pas fait mal, mais suis très contrarié et même vexé de la réaction de Caroline.
    - Ne le prend pas mal gros bêta. Tu vas voir d'ici ce soir tu seras un vrai cascadeur. Je dois y aller mais je reviens après la classe avec ma copine Emilie.
    Je vois à regret Caroline s'éloigner. Le fermier renouvelle ses félicitations à Marguerite, me donne quelques caresses et bourrades amicales et nous abandonne également après avoir ramassé le placenta.

    Marguerite et moi nous sommes progressivement rapprochés du troupeau au fil de sa recherche de la meilleure herbe, qu'elle arrache bruyamment et avale goulûment. J'y ai mis mon museau, ça ne me tente pas du tout, mais alors pas du tout. Par contre je reviens régulièrement à la mamelle et tète successivement tous les pis qui me semblent intarissables. C'est par Blackie de La Noiraude que j'ai mon premier contact avec le troupeau. Blackie, déjà très aguerrie effectue une série de bonds et de ruades autour de moi. J'essaie de lui montrer que je ne suis pas en reste. Caroline avait raison, j'ai déjà progressé, mais reste maladroit. Cela a l'air d'enchanter Blackie qui me pousse dans mes retranchements et je ne manque pas de trébucher à plusieurs reprises pour son plus grand bonheur. Nos mères qui continuent à brouter nous surveillent du coin de l’œil. Nous alternons régulièrement tétée, jeux, sieste.

    Le soleil qui nous chauffe agréablement est déjà bas. Caroline réapparaît avec sa copine Emilie.
    - Tu as vu il est trop mimi mon Apis.
    J'ai le droit à plein de papouilles.Je trouve cela très agréable et je les lèche en retour. J'y mets beaucoup de cœur, mais elles n'ont pas l'air d’apprécier complètement quand je les débarbouille avec ma langue. Puis elles font les folles, font une ronde autour de moi en interprétant une chanson dont je ne comprends pas toutes les paroles.
    - C'est un veau, c'est un veau, qui voulait faire du vélo. Mais sa mère qui est vache se fâche...
    Elles me donnent le tournis. Je leur échappe et m'enfuis. Marguerite émet un meuglement désapprobateur. Je reviens quémander des caresses, me laisse tomber sur le flanc pour un super câlin. Quel bonheur !

    Les journées passent, de plus en plus chaudes. Cela n'empêche pas les jeux effrénés. Je suis de plus en plus fort, rapide et agile, tout en muscles et un peu trop brutal pour Blackie. Je me sens bien dans mon corps, et maître du monde. Je délaisse Blackie pour me confronter à mes homologues dans le troupeau. Nos joutes tournent souvent à mon avantage et je deviens un meneur. Nous descendons en bande jusqu'au ruisseau en bas du pré. Son eau est limpide et fraîche. Dans la haie un couple de pies voit d'un mauvais œil notre présence bruyante, inquiet pour sa progéniture. Nous passons volontairement au galop provoquant des « chack-chack-chack » rageurs. Cela nous réjouit et nous donne un sentiment de puissance. A d'autres moments nous sommes à la barrière près de la route, d'où l'on voit la ferme et le clocher du village. Nous venons récolter les caresses prodiguées par des promeneurs. Je suis fier des remarques admiratives qu'ils m'adressent.

    Ce sont les vacances pour Caroline qui accompagne souvent son père pour venir me voir. Avec elle je reste le mimi Apis, recevant patiemment ses caresses, écoutant gentiment ses compliments sur mon allure, ma toison. Je suis alors très attentif à éviter toute brusquerie mais je bous d'impatience. Blackie vient s'inviter. Elle n'a pas apprécié que je privilégie mes copains. Elle vient détourner les mamours de Caroline, jouant avec moi l'indifférence. Je la relance en frottant mon front contre son encolure. Elle répond par un gentil coup de tête et me lèche le museau.
    - Ho les amoureux ! Ho les amoureux ! Chantonne Caroline.
    Blackie et moi poursuivons nos tendres échanges pour le plus grand plaisir de Caroline qui reprend sa chansonnette en frappant dans ses mains. Nous nous retournons vers elle, la bousculons et lorsqu'elle est a terre elle doit bientôt demander grâce car nos deux museaux et nos deux langues ne lui laissent aucun répit.

    Marguerite supporte de moins en moins que je donne des coups de tête dans ses mamelles dont le rendement n'est plus suffisant pour mes besoins journaliers. Elle me repousse, me donne des coups de queue, des coups de patte et je suis obligé de me mettre progressivement à brouter. Je commence par sélectionner les fleurs : pissenlits, trèfles, sainfoin, marguerite, millepertuis, plantain, carotte … J'agrémente mes repas de quelques pommes gâtées tombées avant d'atteindre la maturité. Je prends finalement goût à l'herbe tendre et grasse. J'ai découvert le plaisir de parcourir le sol, le museau en alerte, à la recherche des coins de prairie les plus appétants. J'ai en tête la cartographie de mes endroits préférés dont je garde certains secrets. Je continue pourtant à téter chaque fois que Marguerite me tolère. Cette connexion avec ma mère efface toutes mes peurs, mes angoisses et me donne une sensation de plénitude
    Le soir arrivé, je dors contre elle, profitant de sa chaleur et baignant dans son odeur.

    Régulièrement Caroline me passe un licol. Avec Emilie, nous partons en ballade dans les chemins creux. Ce moment de récréation m'enchante. Les deux fillettes sont aux petits soins avec moi : caresses, compliments me font fondre de plaisir. Je glane des friandises : fruits ou belles feuilles de panais. Caroline et Emilie, agiles, cueillent ce qui m'est inaccessible. Je me remplis la panse. Nous passons de temps en temps devant le pré ou est isolé un énorme taureau que je laisse indifférent mais qui moi m'effraie totalement. Je tire sur le licol à en faire tomber les fillettes qui essaient de me rassurer. Plus loin un poulain vient jouer avec moi le long de sa clôture. Un départ brutal surprend Caroline, je lui échappe et pendant un certain temps, le poulain et moi rivalisons en accélérations, bonds, arrêt brutaux et changements de direction. Il est plus nerveux, mais je suis plus puissant. De retour près de ma mère, après les bisous d'adieu des filles, je m'installe pour ruminer. Quelle merveilleuse journée !

    L'automne est arrivé. Les prés sont ras. L'herbe pousse moins vite et le fermier doit compléter l'alimentation du troupeau avec du foin qu'il amène tous les matins dans la remorque de son tracteur. Il faut beaucoup mâcher; j'ai vraiment du mal à m'y mettre. Mais la faim impérieuse qui accompagne ma croissance ne me laisse pas le choix. Aujourd'hui le fermier n'est pas venu seul. Caroline était avec lui. Elle vient moins souvent car l'école à repris. Je dois m'avouer que j'aime beaucoup sa présence. Dans le calme qui succède à une séance de course, de bonds anarchiques, de bousculades avec les copains, ma pensée va vers elle, et je suis mélancolique.

    Avec Caroline et son père, il y a aussi un homme que je vois pour la première fois. Il a fière allure, bonne mine, belle moustache, chapeau de feutre. Il semble prospère et fier de lui, costume rustique mais de qualité, bottes de cuir. Sa grosse voiture noire est garée devant la barrière. Le fermier lui présente son troupeau et surtout les veaux de l'année qu'ils inspectent un par un. Je n'arrive pas à suivre la discussion qui va bon train, mais l'ascendant de l'homme au chapeau est flagrant. Je me suis approché de Caroline. L'homme me regarde admiratif.
    - Il est vraiment magnifique ce broutard
    Caroline qui, je ne comprends pas pourquoi, semble prendre ombrage du compliment, lui répond sèchement:
    - C'est Apis et c'est MON veau !
    - Et bien mademoiselle il est vraiment magnifique et je suis prêt à le payer bon prix.
    - Il n'en est absolument pas question rétorque Caroline.
    - Mais ma Caroline, intervient le fermier, ce n'est qu'un veau !
    Caroline fond en larmes. Les deux hommes s'éloignent en discutant, laissant Caroline accrochée à mon cou, me couvrant de bisous. Je ne saisis pas pourquoi mais sa tristesse me bouleverse et je ne peux m'empêcher de lui donner des petits coups de langue qu'elle ne repousse pas.
    L'homme est parti, le fermier revient vers nous.
    - Ma Caroline tu sais bien que je ne peux garder de taurillon. Je ne produis pas assez de foin pour nourrir des bouches inutiles. Même s'il est vrai qu'Apis ferait un magnifique reproducteur, il n'est pas envisageable de le garder. Il faudrait rapidement un pré pour lui tout seul et ça... je ne peux vraiment pas l'inventer.
    J'ai maintenant compris la réaction de Caroline: nous allons être séparés.Cette idée me fend le cœur.

    Quelques semaines plus tard l'homme est revenu dans sa belle voiture suivi cette fois-ci par un énorme camion. Le matin, le fermier avait séparé les veaux de l'année du troupeau, à l'exception de quelques femelles dont Blackie devenue une superbe génisse. Le camion recule jusqu'à notre enclos et le chauffeur et son commis basculent la porte arrière. Le fermier nous a rassemblés et avec l'aide des deux hommes il commence à nous faire monter la rampe du camion. Des veaux y ont déjà été chargés avant nous. Il en émane une odeur de peur, et les meuglements y sont terribles, effrayés, désespérés. Les deux hommes ont en main une espèce de bâton qu'ils piquent dans les flancs des veaux réticents. Cela s'accompagne d'un grésillement et d'une odeur de brûlé. Je regarde en arrière espérant voir une dernière fois Caroline. Je n'ai pas pu lui dire au revoir, partager un dernier câlin.
    Je suis volontairement resté en arrière espérant son arrivée, son intervention et suis le dernier à devoir monter dans le camion déjà bondé. J'ai décidé de me battre. Je refuse d'avancer. Je bondis, effectue de violentes ruades que les hommes évitent de justesse. Ils crient. Je meugle à pleins poumons. Le fermier me passe habilement un licol qui m'étrangle et me tire tandis que ses deux complices me lardent de coups de piques. Je dois m'avouer vaincu. Au moment ou la porte va se refermer, j'entends Caroline. Elle hurle sa désapprobation :
    - Papa ! Non Papa ! S'il te plaît : pas Apis. C'est mon ami. Papa, je t'en supplie.
    . Le fermier est hors de lui : il y a école, elle n'aurait pas du être là, cela veut dire qu'elle a fait l'école buissonnière.
    La porte se referme violemment sur moi avec un horrible grincement. Caroline continue d'implorer son père. Je ne comprend pas. J'étais si bien ici. J'adore Caroline. D'un coup j'ai une terrible boule au ventre, je meugle désespérément appelant ma mère et prend conscience que tous les veaux embarqués avec moi sont à l'unisson. Nous avons un affreux pressentiment.
    Le camion démarre. Les cris de désespoir de Caroline s'éloignent.

    Les vaches qu'on aime, on les mange quand même.
    Alain Souchon

    Epilogue :

    Régulièrement Caroline fait un terrible cauchemar :
    Elle accompagne sa mère au supermarché et, lorsqu'elle passe devant le rayon boucherie, trône sur l'étal... la tête d'Apis. Derrière le comptoir un diable revêtu d'un tablier de boucher sanguinolent, un énorme couteau à la main harangue sa mère en ricanant :
    - Ma p'tite dame ! Une superbe côte de veau pour vo't mignonne. Du veau élevé sous la mère par chez nous. Tendre et goûteux à souhait. Elle a l'air palote, un bon morceau de viande, ça va lui r'donner des forces.
    Caroline se sens défaillir, le diable se met a enfler vers elle par-dessus le rayon en émetttant un horrible ricanement, la menaçant de ses doigts griffus. Caroline hurle et se réveille en nage, sa mère est assise au bord de son lit lui caressant la tête.
    - Ma Caro, encore ce méchant cauchemar !
    Caroline se blottit contre sa mère qui la berce tendrement.

     


    1 commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires