• Brève rencontre

    par Chantal Barillot

    20 avril 2016

     

    Vingt heures trente à l’hôpital T… L’heure où les malades affrontent le soir et la solitude.
    En sortant du local des infirmières, un peu plus loin dans le couloir étroit, Jeanne l’aperçoit, accroupi contre le mur, tel un tas de linge qu’on aurait abandonné là avant de le jeter dans le chariot pour l’amener au sous sol, à la lingerie.
    Elle s’approche. La tête de l’homme oscille d’avant en arrière. Elle se penche. Ça ne va pas ?

    Ça ne va pas, vous voulez vous allonger ?

    Rien… …Attendez. Ne bougez pas.

    Comme si la mélodie des mots le tirait d’un sommeil éveillé, le regard de l’homme dans les yeux de Jeanne, pour qu’elle ne bouge pas, qu’elle reste là, à côté.

    Il porte un jean et un blouson. Ce n’est pas un malade égaré dans un de ces longs couloirs d’hôpital.

    Jeanne qui vient de terminer son service a hâte de rentrer chez elle. Son fils l’attend. Pourtant, elle pose son sac.
    À nouveau le regard de l’homme.

    Il est jeune. Assez. Ses yeux et ses cheveux, noirs. Ses mains qu’il tient serrées autour de ses jambes, larges et longues. Et Jeanne ne voit plus que ça, les mains et les cheveux noirs, la jeunesse aussi, et le regard. Et c’est Gilles qu’elle voit. Les mains de Gilles, les cheveux noirs de Gilles. Elle sait que ça n’est pas possible. Par habitude elle dit - monsieur, il ne faut pas rester là. Il est tard, les visites sont terminées. Sa main avance. Effleurer les cheveux, caresser le visage, dénouer l’angoisse des longs doigts en y mêlant les siens, poser la tête brune contre sa poitrine. Elle se retient.

    L’homme se lève, avec difficulté. Jeanne prend son bras pour l’aider dans l’effort. Ça va, merci… L’espace d’un instant Jeanne a senti le corps de l’homme, son poids sur elle… quelque chose qu’elle avait oublié… une sensation primitive, animale… ça va aller… merci… Quelque chose qui vous fouille le ventre. Jeanne a envie d’un homme. Là, dans ce couloir d’hôpital, Jeanne a envie de cet homme.

    Elle le regarde s’éloigner vers l’ascenseur, il est debout, devant les portes, ses grandes mains pendantes le long du corps. C’est Jeanne quand elle arrive, qui appuie sur le bouton. Et ils sont à l’intérieur, tous les deux, dans le carré clos. Les yeux de Jeanne sur les mains larges, sur les cheveux noirs.

    Au rez-de-chaussée, le soubresaut de la machine. Les derniers visiteurs regagnent la sortie. À l’extérieur, la nuit. Il pleut. L’asphalte brille sous la lumière de la ville.

    L’homme entre dans la nuit, ne se retourne pas, il a relevé le col de son blouson. Il marche. Elle, plus loin, derrière, à petits pas pour éviter les flaques. Il traverse l’avenue, le square, pousse la porte du café en face.

    Jeanne l’a suivi. De l’autre côté de la rue, elle hésite. Au café, l’homme est assis, l’épaule contre la vitre. Il regarde dehors. Il la regarde dans le noir de la nuit, de l’autre côté de la rue. Il la regarde sous le réverbère, dans la bruine scintillante, mais ça n’est pas certain qu’il la voit.

    Jeanne traverse et entre dans le bar. Ses cheveux sont mouillés. Elle a froid.

    Elle y restera longtemps, à une autre table, jusqu’à ce que dans la salle, il n’y ait plus qu’eux. L’homme continuera à regarder dehors. Elle, se sentira mal à l’aise, pas à sa place, ne saura pas quoi boire, cherchera un prétexte pour aller lui parler, n’en trouvera pas. Il finira par se lever et sortir. Jeanne le suivra des yeux, sortira à son tour, avalée par la nuit.

    Elle ne le reverra jamais.

     


  • Commentaires

    1
    Roland
    Dimanche 15 Mai 2016 à 19:09

    Le passage est très rythmé. Beaucoup de phrases courtes pour souligner les hésitations, l'indécision de Jeanne... Le temps parait aussi hésitant, comme suspendu. Une éclipse. On a envie d'en savoir plus, la relation entre Jeanne et Gilles, par exemple.  J'ai aimé. 

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