• Chantal Barillot

    31 janvier 2018

     

    Depuis trois jours, le ciel déversait sa colère sur Paris, sur les toits, les pare brises, les parapluies, sur la Seine, les jardins publics, les monuments. Dans la tête de Manu, dans ses yeux, dans son silence, la même colère. Mais sa colère à lui, c’était sur sa mère qu’elle se déversait. A.V.C. avait dit le médecin. Coma profond. On ne sait pas si elle se réveillera. Il faut attendre, lui parler. Il lui parlait, tous les jours il lui parlait. Elle ne répondait pas. Elle n’avait jamais répondu. C’était urgent maintenant. Sinon elle s’en irait avec son secret et lui ne saurait jamais qui était son père. Ce soir là, il l’avait secouée, secouée, pour tenter d’obtenir une réponse, une infirmière était entrée, il avait fui, marché dans Paris sous le ciel noir pour apaiser sa colère, cacher la honte de cette colère. Il avait décidé de ne plus retourner à l’hôpital pendant quelque temps, de prendre un peu de distance.
    Le lendemain matin, il s’était rendu dans l’appartement où il avait passé toute son enfance. Le désordre qui y régnait témoignait de la vie fantasque qu’ils y avaient menés tous les deux et qu’elle continuait d’y mener malgré les années. Assis dans la cuisine, il avait répété sans en prendre vraiment conscience les gestes familiers dont il avait l’habitude quand il venait la voir. D’une main, il avait repoussé le fouillis hétéroclite qui encombrait la table, avait placé deux tasses sous le percolateur. Mais elle n’était pas là. Elle n’était plus là. A sa place un vide, le même vide les matins où, enfant, il préparait deux bols mais déjeunait tout seul sur la même table encombrée, parce qu’elle n’était pas rentrée. Pour combler l’absence, il avait attrapé en haut du buffet, la petite boite de galettes bretonnes remplie des photos d’un temps passé… Aujourd’hui, sa mère ressemblait encore beaucoup à cette adolescente, la même silhouette gracile, le même visage ovale, le même regard noir, décidé, la même tignasse indomptable, plus grise maintenant…
    Dans la boite de biscuits, il avait trouvé une carte postale à laquelle il n’avait jamais, jusqu’à présent, prêté la moindre attention. Pourquoi, ce matin là, ce paysage normand d’une mer grise sous un ciel d’hiver avait-t-il retenu son regard ? Au dos, quelques mots : Un homme…une femme… une rencontre…plus bas une signature, indéchiffrable. Immédiatement, il avait pensé au film de Claude Lelouch paru peu avant sa naissance. Il avait fredonné : Chabadabada… chabadabada…
    Allongé sur le lit étroit dans la chambre qui restait la sienne, la carte postale dans la main, il assemblait les morceaux d’un puzzle fantasmatique et échafaudait une histoire, son histoire… Sur cette plage immense, déserte en hiver, un homme, une femme s’étaient rencontrés, s’étaient aimés. Mais la femme était trop libre, trop rebelle, cette femme, c’était sa mère… et l’homme…

    Des images s’étaient succédées, un peu floues. La cuisine…la table encombrée… Trois bols… un homme … des tatouages sur les avant-bras… et un enfant… une voiture… des rires…un long voyage… une plage immense et la mer, l’eau jusqu’au bout du ciel… l’homme et l’enfant assis sur le sable humide, serrés l’un contre l’autre et la mer… les vagues… les minuscules petites pattes qui courent dans tous les sens au bord de la mousse blanche… les oiseaux multicolores au bout de leur ficelle… un chien mouillé… Rêvait-il ? S’était-il endormi ?


    Manu se tient debout, d’inoffensives vaguelettes viennent lécher ses chaussures accompagnant le bruit léger du ressac. Il reste immobile un moment, le regard fixé sur l’horizon qui s’obscurcit, puis remonte vers la promenade, s’assoit tout en haut sur le sable sec. Bientôt, la nuit va effacer les quelques images imprécises aux quelles il s’accroche. Quelques promeneurs tardifs font gémir les planches de bois, une femme court le long des vagues, un enfant joue avec un grand chien roux.
    L’enfant porte un bonnet rouge et des bottes de la même couleur. Il s’est assis pas loin de Manu. Le chien gratte le sable, l’enfant jette un bâton, le chien court vers la mer, revient le bâton dans la gueule, jappe joyeusement près de l’enfant, lui lèche le visage, l’enfant rit, Manu aussi. Le même manège continue quelque temps : Le chien, le bâton, l’enfant, son rire et le rire de Manu. Puis l’enfant se lève,
    - Comment tu t’appelles ? dit Manu,
    - Gaspard, répond l’enfant,
    - Et ton chien ?
    - Le chien
    - Ah ! dit Manu
    - Et toi ?
    - Manuel mais tout le monde m’appelle Manu
    - Tu vas rester longtemps ?
    - ça dépend. Je cherche quelqu’un.
    - Ah ! dit l’enfant
    Il rappelle son chien et s’éloigne en faisant un geste de la main.
    Tout sur la grande plage déserte maintenant est calme et tranquille

     


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  • par Chantal Barillot

    2014

     

    Aujourd’hui, Gus Kermadec, ou plutôt Gustave Kermadec, n’est plus un homme jeune. La soixantaine bien sonnée.

    La Bretagne est son gîte, sa tanière.

    Son corps porte les stigmates d’une vie au grand air, une vie sur la mer. Avec patience, au fil du temps, l’océan a sculpté son visage et laissé sur ses mains son empreinte indélébile. Sur son front, les embruns et le sel ont creusé de profonds sillons et, au coin de ses yeux, les reflets scintillants du soleil sur l’eau ont fixé à jamais de petites étoiles. La mer s’est tellement reflétée dans ses yeux qu’ils ont gardé cette couleur capricieuse, virant, selon le temps qu’il fait, du bleu au gris sans oublier la multitude des verts du monde marin. Ses mains larges et puissantes se sont usées sur les filins d’acier et sur les cordages des mâts. Tel un arbre qui a su en découdre avec le vent, sa haute silhouette se découpe au sommet des à-pics rocheux couverts des fientes et du guano blanchâtre des grands oiseaux nicheurs. Sa démarche est lourde et mesurée comme s’il s’appliquait à ancrer chacun de ses pas dans ces chemins de lande humide, couverte d’une végétation broussailleuse.

    Il vit seul avec son chien. Un grand chien roux qui n’appartenait à personne, qui l’a suivi et qui est resté. Il habite une maison de pêcheur au bord d’une plage protégée par une petite crique qu’on aperçoit à peine de la route.

    Gus Kermadec est un taiseux, un homme solitaire, un homme de mer.

     

    Chaque matin, un désir jamais assouvi le pousse à rejoindre la seule compagne qui l’ait possédé tout entier, amante fantasque, parfois rebelle, mante religieuse dévorant les hommes qui tentent de la soumettre, parfois si douce, se livrant sans retenue en légers assauts caressants, parfois lointaine, inaccessible selon les heures du jour.

    Aux premières lueurs, café avalé, le voilà dans le sous-sol de sa maison. Un effluve iodé s’infiltre par le vasistas toujours ouvert et le cri perçant des mouettes rieuses se joue de l’épaisseur des cloisons. Adossés contre les murs blanchis à la chaux, suspendus, empilés sur des planches de bois délavées, s’y s’entassent pêle-mêle nasses, sennes*, dragues*, avançons*, vestiges précieusement conservés de sa vie de marin. Gus enfile ses bottes, décroche de la patère son vieux ciré jaune et se met en route, le chien sur les talons. Il emprunte le chemin de douanier qui longe la côte. En ce début d’automne, la lande vire au roux. Mêlé à l’émeraude de l’eau et au granit brun et rose des rochers, les couleurs explosent dans un tableau vitaminé dont Gus se demande qui, d’un peintre inspiré ou d’une nature magnanime, en est l’auteur. Aujourd’hui, la belle aventurière s’étire, langoureuse et lascive sous un pâle soleil timide. Gus ne se lasse pas de la regarder. Il sait qu’il est trop vieux pour les joutes amoureuses, mais aujourd’hui, coquette et aguichante, elle se laisse contempler par ce vieil amoureux fidèle.

    Au bout de la jetée, l’escale. C’est là que les pêcheurs se retrouvent pour discuter, devant un verre de bière, du temps qu’il fera demain, du cours de la pêche, du gouvernement qui ne fait rien pour eux – tous des pourris-, ces conversations qui ne concernent qu’eux, eux dont, comme Gus, la survie dépend de l’humeur de la mer. Le serveur vient d’installer quelques tables en terrasse et Gus décide d’y faire une petite pause.

    Un peu plus loin, un homme est assis, le regard fixé sur la belle alanguie. Gus jette un œil sur l’étranger, c’est la première fois qu’il le voit, il en est sûr. Pas souvent, à cette époque de l’année qu’on rencontre des estivants ! Il voit la silhouette élancée, la chevelure noire, abondante et bouclée. Il voit les grandes mains qui se réchauffent à la tasse fumante.

    Impossible de détacher les yeux de cet homme qui, probablement gêné par ce regard insistant, tourne la tête. Sous la tignasse indomptée, deux perles noires.

     

    Et Gus se retrouve dans un bolide à remonter le temps !

     

    On est en 1975. La pêche en Bretagne décline. Le jeune Gus Kermadec a décidé d’aller tenter sa chance à Paris.

    Je te donne pas un mois avant de revenir ! !, lui avait dit sa mère.

    Il débarque à la gare Montparnasse, son sac de marin à l’épaule, deux cent francs en poche, déniche un petit hôtel, un lit qui grince, une armoire vieillotte, un lavabo surmonté d’un miroir piqueté de chiures de mouches, ça sent le moisi et la cigarette froide, les toilettes sont sur le palier à l’étage au dessus, mais peu importe, Gus Kermadec n’a jamais vécu dans le luxe. Il s’installe, referme la porte derrière lui et se lance à travers les rues parisiennes à la découverte de la capitale.

    Difficile de trouver du travail à Paris. Gus ne sait pas trop comment s’y prendre.

    Mais tant qu’il lui reste un peu d’argent, il tient bon !

    Dans le café, à côté de l’hôtel, il retrouve un peu de sa Bretagne. Les discussions de comptoir, ça le connaît… Chez lui, c’est pareil ! C’est dans les cafés que les hommes se retrouvent.

    • Eh, les gars ! Vous connaîtriez pas quelqu’un qui cherche du boulot ? Henri s’en va à la fin de la semaine et j’ai trouvé personne pour le remplacer ! !

    Le patron s’adresse à trois types au bar, des habitués. Gus les voit tous les jours.

    • Moi !... Je cherche du travail !
    • Hein ?

    Les quatre têtes se tournent vers le jeune homme qui vient de les interpeller.

    • D’où tu sors toi ?
    • J’cherche du travail, c’est tout !
    • T’as déjà travaillé dans un café ?
    • Non, mais j’suis breton, et les cafés, ça m’connaît !

    Ils ont l’air d’apprécier.

    • Ben… on pourrait dire que tu tombes à pic !... On peut essayer… Tu t’pointes demain et j’te montre, O.K ? Demain, tu peux ?
    • J’suis libre comme l’air !
    • Bon, ben… mon gars, demain 7 heures ! !

     

    C’est quelque temps après que ça c’était passé, quand elle avait poussé la porte, au moment précis où elle était entrée. Il n’avait jamais vu, du plus loin qu’il se souvenait, une fille aussi belle, on aurait dit une madone… Enfin, c’est ce que Gus avait pensé en la voyant entrer. Une masse mouvante de cheveux noirs autour d’un visage de madone…

    Très vite, il s’était rendu compte que ce n’était pas le premier café où elle s’arrêtait.

    • Un whisky, s’il vous plaît ! Un double !

    Il voulait lui dire – Non, ça suffit pour ce soir ! Mais quel droit avait-il sur cette femme ? Quel droit pour lui interdire quoi que ce soit.

    Il avait servi les whiskys. Elle s’était mise à parler toute seule, à voix haute, et les hommes n’avaient pas tardé à réagir… Ils riaient, lançaient des paroles grossières. Quand ils se sont mis à la toucher, Gus a hurlé

    • Maintenant, ça suffit ! ! Tout le monde dehors ! Je ferme !

    Et à la femme,

    • Venez, je vais vous ramener chez vous, vous habitez où ?

    Elle l’avait dit, l’avait laissé faire. Dans la nuit, ils avaient marché, il la portait presque, monté des étages, il avait cherché la clé dans le sac de tissu bigarré, ils étaient entrés. Sur un divan, un enfant était couché, mêmes cheveux noirs et bouclés. Il dormait. Gus avait allongé la femme et l’enfant dans le même grand lit et s’était endormi sur le divan.

    Le lendemain matin, une sensation bizarre l’avait réveillé. En ouvrant les yeux, Il avait d’abord découvert à travers une large fenêtre, le ciel gris écrasant les toits mouillés. Très vite, tout lui était revenu, le bar, la femme, l’enfant. Il allait être en retard ! ! Il avait tourné la tête et il était là, qui le fixait de ses yeux plus noirs que l’onyx, dans un visage menu et pâle, son pyjama trop petit laissant voir des bras maigrichons et au bout, d’immenses mains, trop grandes pour ce corps chétif. L’enfant ne disait rien, continuait de le regarder avec insistance. Gus avait hasardé,

    • Bonjour, comment tu t’appelles ?

    Rien ! Il n’avait rien répondu, avait tourné le dos, et commencé en grimpant sur une chaise, à disposer sur la table en formica vert, encombrée de mille objets qui n’avaient pas grand-chose à voir avec une table de cuisine, ce qui convenait pour un petit déjeuner. Gus regardait le visage sérieux et les gestes vifs et précis qui accompagnaient ses allers et retours…

    Au moment où, pressé, il passait la porte pour sortir,

    • J’m’appelle Manu ! Manu Jirones !

    C’est ainsi qu’ils avaient fait connaissance…

     

    C’est de cet enfant que Gus Kermadec se souvient, de ce petit garçon étrange, avec qui il avait vécu il y a très longtemps, qu’il avait eu tant de mal à quitter quand l’appel de la mer, du vent, l’appel de sa vie d’avant avait été plus fort que tout, plus fort que l’amour pour la femme. D’ailleurs, était-ce de l’amour cette obstination à vouloir à tout prix la sortir de son enfer ?... Trop présomptueux, trop jeune sans doute… Il les avaient abandonnés, il avait abandonné cet enfant si sage en apparence mais dont il avait perçu au fil des jours, la révolte contenue.

    Il aurait probablement l’âge de cet homme, il aurait les mêmes cheveux noirs, les mêmes mains trop grandes, les mêmes yeux de jais…

    Et si…

    • Salut Gus ! Qu’est-ce que j’te sers ?
    • Hein ! Heu…Un café, merci… Tu l’connais, le type là bas ?
    • Non, première fois que j’le vois ! !

    Gus hésite. Sa vie d’ermite, sa réputation de vieux misanthrope, il y tient !. S’il ouvre une brèche…

    • Ça ne vous dérange pas si je m’assois à votre table ?

    L’homme n’a pas l’air de bien comprendre.

    • Comment ?
    • Je peux m’asseoir ?
    • Heu… Oui…
    • Vous devez me trouver un peu… cavalier… mais j’ai l’impression que je vous connais…
    • Non… je ne crois pas… je ne vois pas… C’est la première fois que je viens ici…
    • Enfin… plutôt que je vous ai connu quand vous étiez plus jeune, encore un enfant…
    • Non, vraiment… désolé, mais je ne vois pas…
    • Excusez-moi d’insister. Vous habitiez à Paris avec votre mère.
    • Oui, j’habite Paris… mais… Non… non, vraiment…
    • J’ai vécu à Paris il y a longtemps avec une femme qui avait un enfant et vraiment, il vous ressemblait.
    • Ecoutez, monsieur… je crois que vous vous trompez… ma mère… ? Non, je m’en souviendrais…
    • Bon… Pardon… pardon de vous avoir dérangé… vous restez quelque temps ?...
    • Je ne sais pas… peut-être…

    Gus retourne vers sa table et, subitement, se ravise…

    • Excusez-moi encore…
    • Oui ?
    • Je peux vous demander votre nom ?

    Et l’homme, un peu surpris, mais dans un sourire

    • Je m’appelle Manuel… Manuel Jirones, mais tout le monde m’appelle Manu !

     oo0oo

     

    *Senne : Filet rectangulaire utilisé en surface pour encercler les bancs de poissons

    *Drague : Sac en filet ou en métal, remorqué sur le fond pour pêcher les coquillages

    *Avançons : ensemble hameçons/émerillons jalonnant les lignes de fond.

     


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  • par Chantal Barillot

    20 avril 2016

     

    Vingt heures trente à l’hôpital T… L’heure où les malades affrontent le soir et la solitude.
    En sortant du local des infirmières, un peu plus loin dans le couloir étroit, Jeanne l’aperçoit, accroupi contre le mur, tel un tas de linge qu’on aurait abandonné là avant de le jeter dans le chariot pour l’amener au sous sol, à la lingerie.
    Elle s’approche. La tête de l’homme oscille d’avant en arrière. Elle se penche. Ça ne va pas ?

    Ça ne va pas, vous voulez vous allonger ?

    Rien… …Attendez. Ne bougez pas.

    Comme si la mélodie des mots le tirait d’un sommeil éveillé, le regard de l’homme dans les yeux de Jeanne, pour qu’elle ne bouge pas, qu’elle reste là, à côté.

    Il porte un jean et un blouson. Ce n’est pas un malade égaré dans un de ces longs couloirs d’hôpital.

    Jeanne qui vient de terminer son service a hâte de rentrer chez elle. Son fils l’attend. Pourtant, elle pose son sac.
    À nouveau le regard de l’homme.

    Il est jeune. Assez. Ses yeux et ses cheveux, noirs. Ses mains qu’il tient serrées autour de ses jambes, larges et longues. Et Jeanne ne voit plus que ça, les mains et les cheveux noirs, la jeunesse aussi, et le regard. Et c’est Gilles qu’elle voit. Les mains de Gilles, les cheveux noirs de Gilles. Elle sait que ça n’est pas possible. Par habitude elle dit - monsieur, il ne faut pas rester là. Il est tard, les visites sont terminées. Sa main avance. Effleurer les cheveux, caresser le visage, dénouer l’angoisse des longs doigts en y mêlant les siens, poser la tête brune contre sa poitrine. Elle se retient.

    L’homme se lève, avec difficulté. Jeanne prend son bras pour l’aider dans l’effort. Ça va, merci… L’espace d’un instant Jeanne a senti le corps de l’homme, son poids sur elle… quelque chose qu’elle avait oublié… une sensation primitive, animale… ça va aller… merci… Quelque chose qui vous fouille le ventre. Jeanne a envie d’un homme. Là, dans ce couloir d’hôpital, Jeanne a envie de cet homme.

    Elle le regarde s’éloigner vers l’ascenseur, il est debout, devant les portes, ses grandes mains pendantes le long du corps. C’est Jeanne quand elle arrive, qui appuie sur le bouton. Et ils sont à l’intérieur, tous les deux, dans le carré clos. Les yeux de Jeanne sur les mains larges, sur les cheveux noirs.

    Au rez-de-chaussée, le soubresaut de la machine. Les derniers visiteurs regagnent la sortie. À l’extérieur, la nuit. Il pleut. L’asphalte brille sous la lumière de la ville.

    L’homme entre dans la nuit, ne se retourne pas, il a relevé le col de son blouson. Il marche. Elle, plus loin, derrière, à petits pas pour éviter les flaques. Il traverse l’avenue, le square, pousse la porte du café en face.

    Jeanne l’a suivi. De l’autre côté de la rue, elle hésite. Au café, l’homme est assis, l’épaule contre la vitre. Il regarde dehors. Il la regarde dans le noir de la nuit, de l’autre côté de la rue. Il la regarde sous le réverbère, dans la bruine scintillante, mais ça n’est pas certain qu’il la voit.

    Jeanne traverse et entre dans le bar. Ses cheveux sont mouillés. Elle a froid.

    Elle y restera longtemps, à une autre table, jusqu’à ce que dans la salle, il n’y ait plus qu’eux. L’homme continuera à regarder dehors. Elle, se sentira mal à l’aise, pas à sa place, ne saura pas quoi boire, cherchera un prétexte pour aller lui parler, n’en trouvera pas. Il finira par se lever et sortir. Jeanne le suivra des yeux, sortira à son tour, avalée par la nuit.

    Elle ne le reverra jamais.

     


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