• Divergences

    Jean-Pierre Leguéré

    10 janvier 2018

     

    - Alors nous y arrivons, tu déménages ?
    Sébastien Fixus est un septuagénaire de haute taille, son nez aquilin sous des yeux vifs lui conférerait les allures d’un rapace si la bouche et le menton d’une certaine rondeur ne corrigeaient pas cette impression. Il est si efflanqué qu‘un jour, à une jeune femme qui lui disait le plaisir qu’elle avait à voir en chair et en os l’auteur subtil de tant d’ouvrages sur la Grèce antique, ouvrages qu’elle avait lus, et relus avec le plus grand profit, Sébastien avait répondu : « En chair et en os , c’est bien  excessif, Mademoiselle, en os, en os ! ».
    Malgré ses 70 ans, assis dans un fauteuil Chesterfield d’un cuir qui, dans un autre temps, avait du être bleu-marine mais virait au vert, Sébastien, se tient ferme et droit. .Son regard, sous la broussaille des sourcils, interroge plus encore que sa parole.
    - Mais non, Papa, je ne déménage pas, j’emménage, rien de plus.
    Lui, souriant mais sarcastique :
    - Explique moi donc, Aline, comment tu peux emménager sans déménager ?
    - Cool, Papa !  je ne déménage rien de ce qui est dans ma chambre. Tout va rester ici, en l’état. C’est pourquoi, je te le répète, je ne déménage pas !
    - Déménager, emménager, je vois mal la différence pour toi comme pour moi. Tu nous fournis là un bel exemple de logomachie ! La réalité c’est que tu quittes la maison, notre maison !
    Sans acrimonie, comme si elle corrigeait avec indulgence l’erreur d’un enfant :
    - Que je quitte la maison, c’est pas nouveau, Papa ! Il y a longtemps que je veux vivre avec Alex, tu le sais très bien.
    Aline ne paraît pas plus de vingt ans. Malgré la différence d’âge, elle est bien la fille de Sébastien et de sa seconde femme morte accidentellement dix ans plus tôt. De son père elle a hérité cette élégante silhouette longiligne. De sa mère, ces longs cheveux bruns foncés, ces yeux verts, ces taches de rousseur, ce petit nez légèrement retroussé ; l’ensemble est bien fait pour émouvoir, séduire, emballer ou désespérer.
    Le visage de Sébastien se tend, se durcit, avec la rapidité du coup de vent qui, apportant quelques nuages, assombrit le ciel. Sa voix devient plus grave :
    - Ce n’est pas tant le fait que tu t’envoles que le fait que tu emménages avec ce…, cet Alex ! Je n’en sais que peu de choses, mais je suis révolté, tu m’entends , Aline, révolté par  son discours lors de notre déjeuner la semaine dernière…
    - Mais Papa, Alex, il est trop mignon, Je le kiffe grave et je te raconte pas comme il est cool et prévenant avec moi…
    - Cool !  Hé bien moi, vois-tu, je supporte mal qu’il soit aussi cool, comme tu dis. L’égoïsme stupide de son discours me disconvient. Comment peux tu apprécier que son ambition première soit de vivre aux crochets de la société ? Et qu’il l’affiche ! Il ne parle que par sigle ! RSA, APL, ASF, CAF, j’en passe… A ses yeux, l’État est une vache à lait qui se doit de l’entretenir.  Quel avenir peut te réserver un garçon aussi dépourvu d’amour propre que de bon sens ? Quelle sécurité peut il apporter à ma fille?
    - Mais papa, Alex veut devenir écrivain ! Il a du talent. Un jour il publiera, il gagnera sa vie…Nous en serons fiers !
    - Écrivain ? Tu as déjà lu quelque chose de lui ? Réponds-moi : tu as déjà lu trois lignes écrites de sa main ?
    Le soir tombe lentement. Au dehors, les couleurs s’estompent, se grisent. Le père et la fille se taisent, se fondent dans le clair-obscur. Aucun des deux ne ressent le besoin d’allumer une lampe.  Comme si cette incertaine obscurité, arrondissant les angles des meubles, les protégeait d’une querelle plus vive. Sébastien rompt le silence, ironique, presque acerbe :
    - Et où pensez-vous emménager ?
    - Un de ses cousins possède une ferme plus ou moins abandonnée. Il nous la prêtera le temps nécessaire…
    - Mais, bon sang de bois ! Tu feras quoi, toi, Aline, dans cette foutue ferme le «  temps  nécessaire » ? Bécher, semer, faucher, nourrir les poules, établer les vaches, paître les moutons ? Et tes études qu’en fais tu ?
    - Mais non Papa, je pense qu’une année sabbatique ne me fera pas de mal. Ce peut être une bonne expérience. Après je les reprendrai, mes études…
    Le regard de Sébastien Fixus se perd dans le vide quelques instants, puis trouve l’appui d’un livre sur lequel il pose la, main droite comme si ce contact allait lui fournir matière à argumenter, à convaincre. De son côté, Aline, assise sur un tabouret en face de son père ouvre la bouche comme si elle allait parler, la referme, se replie sur elle-même pour aller chercher au plus profond la force de poursuivre…Enfin, l’audace lui échappe :
    - Papa, tu sais ces vieux meubles qui appartenaient à tes parents, qui ne servent à rien dans le garde-meuble, est ce que je pourrais les emprunter ?
    Les yeux du père cherchent les yeux de sa fille. Comme incrédules. Il se cale au fond du fauteuil, joint les doigts de sa main gauche à ceux de la main droite, referme les mains, les porte devant ses lèvres en fermant les yeux, puis les abaisse sans les disjoindre et s’en serre pour scander sa réponse :
    - Ma fille chérie, je ne l’ignore pas, le rôle d’un père est de savoir donner la liberté à ses enfants, quelle que soit son émotion, sa désolation peut-être, à les voir s’éloigner. Je l’ai vécu pour ton frère comme pour ta sœur. Mais une liberté sans autonomie, cela n’existe pas. J’irais contre mon devoir en appuyant ton projet avec ce garçon. Il arrivait à ton grand-père, quand nous jouions au bridge avec ses amis, de me dire : « Fais ta bêtise, mais fais la vite ! ».  Je te dis la même chose : fais ta bêtise mais fais la vite. Et surtout sache que tu la feras sans ma complicité.

    Aline reste interdite. Elle regarde longuement Sébastien, les yeux grand ouverts, Son désarroi se lit sur ses lèvres qui tremblent un peu. Elle semble hésiter, puis elle se lève, elle sort ; elle referme sans bruit la porte derrière elle.


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