• Fernando

    par Louis-Marie Roussiès

    27 Janvier 2015 à 19:29

     

    Je vais vous raconter une histoire, que j’ai longtemps gardée secrète,  et qui me donne encore quelques frissons!.

    Je m’appelle Yann. A l’époque j’ai 14 ans, je viens de passer avec succès mon certificat d’études, ce qui m’a surpris car j’étais loin d’être dans les premiers de ma classe ; je suis l’aîné d’une famille de six enfants, la petite dernière Judith a six ans, nous habitons dans le marais.

    Ce matin-là, je prends le bateau pour aller relever le filet que j’ai placé la veille dans la rivière à un kilomètre environ de notre maison ; je n’ai pas voulu que ma petite sœur se joigne à moi comme elle aime le faire souvent. Le ciel est dégagé, une légère brume capte de belles lumières, je suis plein d’entrain en ce jour naissant, quelques oiseaux s’envolent sur mon passage, des poules d’eau s’éloignent ou plongent . Arrivé sur le lieu marqué par une petite borne rouge de ma fabrication j’amène le filet jusqu’à ma barque en le tirant brusquement ; je vois tout de suite une belle tanche et un brochet qui se débattent frénétiquement. «  Que mes parents vont être contents ! pour une fois je rapporte une bonne pêche ! » Ma bonne humeur me donne des ailes et je ne rebrousse pas chemin tout de suite…même si mon père m’attend pour lui donner un coup de main comme d’habitude à la ferme «  je n’ai pas envie de me tuer à la tâche  comme il le fait ! » Je continue donc ma navigation, le coeur joyeux, en chantonnant quelques chansons apprises à l’école et je m’enfonce dans le marais en suivant les canaux et les fossés recouverts de lentilles d’eau. Je suis un peu perdu, les fossés se succèdent comme dans un labyrinthe. J’entends le cloches de l’Eglise qui annoncent la fin de la messe…J’aime naviguer au fil de l’eau ! une nature pleine d’insectes , de poissons, d’oiseaux rares m’entoure, m’envoûte…Tout à coup, à l’angle d’un fossé et d’un canal je devine une maison au toit de chaume  «  C’est la maison de Fernando, le réfugié espagnol ! » Mon père m’en parle souvent ! il se demande toujours comment il fait pour vivre si loin de tout : il faut qu’il prenne le bateau pour sortir de chez lui car sa maison est entourée d’eau ; l’hiver avec la crue le rez-de-chaussée est inondé ! . Au moment où ma curiosité s’ exaspère, je le vois sortir et l’entends m’appeler d’une grosse voix rauque  «  Viens donc jeun’ homme, j’ te connais un peu, t’as pas à avoir peur ! laisse ton bateau, j’vois pas grand’monde ces jours-ci…on va boire un p’tit coup et parler ».

    Fernando est réputé dans le village , c’est un réfugié espagnol qui appartenait aux brigades rouges, il a été fait prisonnier puis s’est évadé. En 1938 il est arrivé dans notre village, tout dépenaillé et mourant de faim il y a une dizaine d’années. On l’a bien accueilli. Il a choisi de vivre dans une maison à peine salubre au fond du marais, a évité la guerre 39-45. Il s’y plaît, dit-on, mais de drôles de rumeurs courent sur lui et ses mœurs…Mes parents m’ont conseillé de m’en méfier ! Je crois que tous ces ragots attisent ma curiosité car malgré son apparence hirsute, ses yeux bleus, vifs, pleins de douceur m’attirent d’emblée et m’interrogent sur son originalité . J’accoste donc le long de son jardin puis j’attache mon bateau à un tronc d’arbre aménagé à cet effet. Il vient m’accueillir en me tendant une main amicale et chaleureuse « Sois le bienvenu, j’ t’ai vu arriver et j’ai remarqué que tu te débrouillais bien pour conduire ton bateau avec la pigouille,*          c’ n’est pas donné à tout le monde » Sa longue tignasse et son visage marquée de profondes rides lui donnent un air de « Robinson » qui ne me déplaît pas ! Je suis ses pas , me laisse conduire à l’intérieur de sa petite maison. Ma surprise est grande en découvrant une grande pièce bien rangée, un sol carrelé très propre, des meubles vernis dans le style de la région et une haute cheminée dans laquelle une bûche finit de se consumer. « j’fais toujours une p’tite flambée le matin, avec l’humidité ça fait du bien à la maison ! ici c’est la pièce où je vis, ça m’suffit, j’ai une chambre, une arrière cuisine et là-haut un p’tit grenier, faut      qu’j’ prenne l’échelle pour y monter ; quand l’eau arrive dans la pièce il faut tout superposer ! » Je reste muet, très curieux d’en savoir plus  sur mon hôte.

     - Assieds-toi me dit-il brusquement j’vais t’chercher un p’tit verre pour que tu goûtes de mon eau d’vie de prune, elle est extra !

    - Mais je n’ai que 14 ans, bientôt 15 il est vrai, faut pas abuser de l’alcool lui dis-je d’un air décidé.

    - T’inquiète pas, t’arriveras bien à retourner chez toi ! un p’tit peu à ton âge ça peut pas te faire de mal !

    Il s’absente par une petite porte cachée derrière un rideau. Il tarde, je me demande bien ce qu’il fait ! J’en profite pour explorer sa pièce. Quelques bric-à-brac d’objets sont dispersés sans ordre apparent par terre ou sur des étagères : des outils, des boîtes, des verres, des portraits de vieilles personnes…Au-dessus d’un meuble qui ressemble à une commode je soulève un tissu brodé qui cache 5 à 6 beaux livres reliés, des Malraux, des Victor Hugo, des Maurois ! Ma surprise est totale ! Je feuillette l’espoir d’André Malraux ; de nombreux passages sont soulignés en rouge, tous ceux concernant la révolution du peuple ; les pages des misérables de Victor Hugo sont écornées et jaunies. A côté, un tout petit livre illustré sur la guerre d’Espagne est abîmé, un peu crasseux … J’entends du bruit, je me rassois mais il n’est toujours pas là ! Je regarde le paysage, comblé d’eau, de fossés, de bois…  Comment fait-il pour vivre seul dans ce lieu isolé, sauvage !. 

    Il arrive enfin très énervé  « je n’ trouvais plus ma bouteille de gnôle ! c’est un comble, j’en prends un petite goutte tous les matins » je lui fais part de mes

    découvertes pendant qu’il me sert généreusement…N’attendant pas mes questions il m’avoue  qu’il aime beaucoup lire, qu’il a appris un peu le français en Espagne , qu’un ami l’a aidé en France. Il me dit quelques mots sur sa guerre là-bas, son combat avec les républicains, son emprisonnement, son évasion, et me fait les louanges de la France qui l’a accueilli et ne l’a pas dénoncé. Il remercie mon père qui l’a caché quelques temps. J’écoute, subjugué par tant d’aventures incroyables… Je l’interromps et t’interpelle :

    - Dites-moi Fernando vous lisez vraiment beaucoup, j’ai vu les livres, ce n’est pas n’importe quoi !

    - Oui, la journée et le soir à la bougie… les livres que t’ as vus, j’ les ai lus des dizaines de fois !. Malraux avec son aviation est intervenu en Espagne pour soutenir les républicains, j’ lui en suis très reconnaissant. Les autres pays nous ont bien laissé tomber ! Quel gâchis ! En Espagne, règne un dictateur meurtrier, qui emprisonne, tue, torture, règne en maître pour longtemps,. J’ peux plus revenir dans mon pays , j’en souffre chaque jour… J’aime le récit des livres de Victor Hugo , quel souffle de liberté, lui, au moins, il a défendu les pauvres , mais il l’a payé par vingt ans d’exil !

    Quelques larmes coulent sur son visage, il se met la tête dans les mains. Je le trouve tout fragile , désespéré, désemparé…Il se met debout calmement et me sert un second verre.

    Il me semble entendre encore un peu de bruit.

    Il m’explique qu’on entend toujours du bruit ici … avec les oiseaux, les pies, les corbeaux, les buses, le poulailler, les branches arrachées par le vent, le bois qui travaille et que la nuit on croit entendre des revenants…. Je lui avoue que sa vie est unique, dramatique, héroïque, qu’il devrait se lier avec les gens du village. Les bouffées d’alcool me montent au visage , me rendent optimiste, m’étourdissent, me font un peu bafouiller... Il veut me resservir, je refuse ! il me sert un troisième verre ! Il dit que je me débrouille bien sur mon bateau, qu’il n’y a pas de problème, qu’il peut me reconduire au cas où je ne tiendrai pas le coup. J’ai du mal à le suivre maintenant car il n’arrête pas de parler de ses bouquins, qu’il connaît décidément par cœur !

    J’interviens régulièrement pour affirmer que je vais partir. Le brouillard arrive , mes parents vont se demander où je suis passé , je me demande même si je vais retrouver mon chemin dans mon état d’ébriété très avancé désormais. Puis il sort de nouveau pour revenir un bon quart heure après. « Fallait qu’j’aille donner à manger aux poules  »

    Je me lève, enfin, titubant, en lui avouant tout mon intérêt pour ses récits et en lui certifiant que je reviendrai un jour prochain «  pas de problème, mais j’suis pas toujours là ! quand je pars j’ferme tout, tu verras bien ». En me levant mon pied droit s’accroche à une corde qui traînait là et je tombe sur mon coude, je ressens une vive douleur dans tout mon bras. Il m’aide à me relever , tout mon bras est paralysé, je ne peux plus le plier… Il s’absente et revient avec une longue bande qu’il me serre pour l’immobiliser « A la guerre , j’ai soigné beaucoup de blessés, ne t’inquiète pas, mais faudra aller voir ton toubib ! » Il me propose de me ramener chez moi sur son bateau  «  tu reviendras avec ton père chercher le tien ! »

    J’entends encore du bruit, je crie : « Fernando, vous me cachez quelque chose, il y a quelqu’un chez vous ! » « Arrête tes cris, jeune homme, il est grand temps que je te ramène, monte dans mon bateau, je vais te conduire chez toi, t’ es un peu trop saoul !  » Je m’installe avec son aide, il prend la pigouille. Au moment de partir je crois avoir une vision, - ce n’est pas l’alcool- je vois sortir une grande femme blonde vêtue d’un vieux manteau et un enfant brun tout frisé d’une dizaine d’années, très négligé. Je lui enjoins d’arrêter et l’apostrophe vivement « Fernando vous n’êtes pas seul ! » « Non , j’ai failli t’en parler plusieurs fois au cours de notr’ entretien mais j’ n’ai pas pu, c’était trop dur ! » Il pousse le bateau et me raconte à bâtons rompus toute sa vie intime dans sa cabane au fond des marais. Il a connu cette femme en arrivant en France dans un village des environs et a eu un enfant. Elle a fui, car ni ses parents, ni les gens du village, n’auraient supporté une fille-mère, et, qui plus est, d’un immigré espagnol ! Elle est venue habiter avec lui dans la clandestinité dans ce marais « mouillé ». Il affirme que personne ne s’en est aperçue ! Les journaux ont parlé de cette disparition mais au bout de quelques temps les recherches ont cessé… Nous continuons notre navigation - mon bras me fait très mal - Il m’avoue que le plus inquiétant c’est pour l’enfant ( il n’en dormait plus !), qu’il lui a appris un peu le français, mais qu’il va falloir le scolariser.

    « Tu vois m’avoue-t-il, enfin , j’ n’ai pas eu peur des franquistes, j’ suis monté au front, j’ai été blessé, j’ai failli mourir plusieurs fois, j’ai été fait prisonnier, j’ m’ suis évadé, j’ai changé d’ pays … mais j’ai eu peur du  qu’en dira - t-on  d’une famille, des gens d’un village, j’ai sacrifié la vie d’une femme, j’ai perturbé gravement la scolarité d’ mon fils Carlos !… Au fond, j’ suis un lâche ! »  

    Notre bateau arrive à son terme, je le salue, il s’éloigne, puis disparaît dans une courbe de la rivière…

    Carlos est devenu mon ami, sa mère Edith s’est fait quelques amies dans le village, Fernando est devenu moins sauvage, mais de drôles d’histoires courent toujours sur lui…

     

    * la pigouille : longue perche qui sert à pousser et conduire le bateau


  • Commentaires

    1
    eliane
    Samedi 11 Avril 2015 à 17:25

    J'apprécie encore, comme pendant le cours !

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :