• Jean-Pierre Leguéré

    8 juin 2023

     

    J’aurais aimé qu’un témoin invisible filme la scène qui s’est passée hier soir chez nous. Ce film, s’il existait, je l’analyserais image par image, phrase par phrase, silence par silence. Juste pour être sûr de ce dont je me souviens, pour relire la scène avec distance, enfin pour le montrer à qui refuserait de me croire. Bien sûr, je m’attendais à la stupeur de Maman, à la colère de Papa, aux larmes, aux cris de ma mère, à la réprobation vigoureuse de mon père…Ce fut très différent de ce que j’attendais, mais le fait est constant, non ?

    La veille, c’était mon anniversaire. Pas n’importe lequel, mon dix-huitième, celui qui faisait de moi une citoyenne à part entière (je rigole !). Depuis combien de temps l’attendais-je cet évènement ? Des mois, peut être deux ans…  En fait depuis que j’avais décidé de me faire couper les cheveux, d’avoir la boule à zéro. Je leur en avais demandé la permission, ils me l’avaient refusée maintes et maintes fois, sans appel. Pour fêter ma majorité, ils avaient fait fort, ils avaient invité la famille, les proches et quelques-uns de mes amis, Cyril et Jules du côté des garçons, Marine et Garance côté filles, (tous les quatre triés sur le volet). Il y eut des fleurs blanches, des discours convenus, des cadeaux trop…trop je ne sais quoi, mais trop, quoi !  Pourtant, malgré mes efforts pour être présente aux uns et aux autres, souriante, amène, j’avais la tête ailleurs. J’ai pataugé toute la soirée dans une sorte de brouillard dans lequel je me répétais : demain, tu ne seras plus confite dans un uniforme convenu, tu n’apparaitras plus ni comme fille ni comme garçon, tu seras fille et garçon, telle que tu es au plus profond de toi -même…

    Dès le lendemain matin, j’étais chez la coiffeuse. Je m’inquiétais un peu des réactions d’Elsa, mais elle a été très bien. Quand elle m’a demandé :  qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, Emma ? et que je lui ai répondu, tu me coupes la boule à zéro, elle a juste dit : sérieux ? j’ai acquiescé assez gravement pour qu’elle prenne ses ciseaux, sa tondeuse et se mette au travail sans barguigner. Elle a même eu assez d’humour pour, après l’opération, glisser le miroir derrière ma nuque et me poser la question rituelle : ça te plaît comme ça ? Complices, on a eu un petit rire étouffé toutes les deux. J’ai regardé par terre pour dire adieu à ma chevelure blonde. J’entends encore Maman me dire, quand j’étais toute petite, tu as de l’or sur la tête ma chérie ! J’ai pensé que je devrais ramasser mes cheveux, les lui donner, elle pourrait les mettre au coffre avec ses bijoux !  Elle était si fière d’être par là même, en quelque sorte, enrichie…En rentrant, j’ai mis de la musique rock punk -Rebel girl de Bikini Kill-, puis je suis allé droit dans mon armoire et j’ai essayé diverses tenues. En jean avec un pull, même si l’on perçoit un peu mes seins, au premier abord, il est difficile de savoir si je suis de l’un ou de l’autre sexe, de l’un ou l’autre genre. C’est moi, ça, juste moi !  Je n’ai rien regretté, je ne regrette rien. Finalement, cela s’était si bien passé avec Elsa que je me disais : tu en fais tout un plat, mais peut-être que les parents feront, comme Elsa, l’impasse, le silence sur ma transformation. J’exultais. Malheureusement, je rêvais.

    La caméra aurait sans doute filmé une vue d’ensemble de mon arrivée dans la salle à manger où les parents se trouvaient déjà installés. Moi, j’ai focalisé sur Maman, seulement sur Maman. A peine étais-je entré, à peine avait-elle vu l’ampleur du désastre qu’elle avait ouvert la bouche, comme rendue muette d’horreur, puis elle s’était levée, elle avait sorti de la poche de son gilet un mouchoir à dentelles qui avait déjà dû servir à sa mère et à sa grand-mère dans les grandes occasions, elle s’en était chiffonnée le visage dans un gargouillis de sanglots.  Papa n’a pu maîtriser sa colère mais c’est sur Maman qu’elle est tombée. Il s’est levé, la serviette à la main avant de lui jeter :

     - Arrête de te tamponner les yeux, arrête de te besogner le nez avec ce foutu tire-jus, arrête bon dieu ! ça ne sert à rien de gémir…

    Maman était comme sidérée ; elle nous a tourné le dos, sans un mot, sans un regard. Elle nous a laissés avec la porcelaine, l’argenterie et le gigot froid. Mon regard l’a suivie au-delà de la porte, oui au-delà, juste pour reprendre mon souffle et affronter mon géniteur.

    Papa était debout. Pâle, m’a-t-il semblé, mais avec les yeux d’acier qui sont les siens quand il vit une situation de tension. Je me souviens d’une réflexion de ma copine Garance qui l’avait vu dans l’un de ces mauvais jours : Emma, si un jour, ton père disparaît, sûr qu’avec un bon détecteur de métaux, on le retrouvera ! (Trop, cool, non ?). On avait ri comme deux folles…

    Une fois la porte refermée, il a ouvert le feu :

    -  Tu fais pleurer ta mère…Emma… Mais, ma fille où t’as la tête ? Qu’est ce qui t’a pris de … de … ? Pourquoi tu nous fais ça ? C’est de la provocation ?

    -  C’est ma tête à moi, pas la vôtre et je ne voulais pas vous faire de peine… Ce ne devrait pas être une surprise : combien de fois je vous l’ai demandé depuis des mois ? Je suis majeure maintenant et je peux être qui je veux, avec l’apparence qui me convient. Papa, je ne veux pas obéir à des lois que la nature n’a pas écrites pour moi…

    Il m’a regardé, non ce n’est pas le mot juste, il m’a examiné d’un long regard. J’ai mal supporté ce nuage informe et grisâtre qui s’est installé entre nous ; je l’ai rompu, sans rien calculer, juste pour me raccrocher à quelque chose :

    ­­ - Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Je suis anormale à tes yeux ?  Je ne suis pas anormale, je suis moi. Masculin-féminin, au plus profond de mon être, comme la nature m’a faite. Et laisse-moi te rappeler que ce sont vos gènes, les tiens, ceux de Maman dont j’ai hérité… C’est vous qui m’avaient créée, sauf erreur… T’es pas content du résultat ?

    - Tu me fais peur, Emma. Peur pour toi, peur pour ta vie. Pense à ton avenir.  Tu es une femme un jour tu porteras un enfant, plusieurs peut-être. Tu comprendras ce que tu nous fais vivre aujourd’hui…

    - Des enfants, un mari ? Pas besoin d’un mari ! et puis des enfants… on est déjà 8 milliards sur la planète, c’est pas suffisant pour toi ? Il va faire beaucoup trop chaud pour élever des enfants, tu crois pas ?

    Le silence est redevenu pesant. Je n’osais pas regarder mon père, non qu’il me fasse peur mais parce que je ne savais quoi lui dire, ni avec des paroles ni avec mon regard ; je gardais les yeux fixés sur le gigot, sans vraiment le voir.

     - Écoute, Emma, si tu es homo, ta mère et moi, nous sommes capables d’entendre, de t’écouter, de t’aider, oui, de t’aider…

    - Mais non Papa, faut pas tout réduire au sexe.  C’est seulement que je ne veux pas d’étiquette sur mon front. « Lesbienne », pas plus « qu’hétéro ». Arrête de m’enfermer dans des cases !

    J’ai préféré taire que je partageais le lit de Jules et celui de Garance avec le même plaisir...

    Je ne sais comment nous nous sommes retrouvés à nos places habituelles à table. Nous nous sommes mis à manier couteaux et fourchettes, machinalement. Le gigot n’avait aucun goût, pas plus que le reste. Nous célébrions un rite pour éviter une rupture plus grande encore.

    Et puis Papa n’a pu se retenir :

    - Quelle merde ! les voisins, les proches, la famille, tout le monde va croire que tu as le cancer.  Dieu merci, ce n’est pas ça !... Mais, dis-moi, Emma, qu’est-ce qu’on va leur dire ? Que nous ignorons ce qui arrive à notre fille ? que c’est peut-être un moment d’adolescence ?


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  • Jean-Pierre Leguéré

    30 juin 2023

     

    Tout au long de la Blaise, il se racontait autrefois une histoire qui se serait passée à l’automne 1814, dans la région proche du château de Maillebois, non loin des deux lavoirs de Blévy. Écoutez voir !

    Deux jeunes gens natifs de Blévy, copains depuis la plus tendre enfance, Louis Tissandier, agriculteur à la ferme du Boscbordel et Joseph Gouhier, forgeron, décident d’aller aux champignons pour améliorer l’ordinaire. On a vite fait en cette saison de remplir un panier de bolets, de girolles ou de chanterelles. Le terrain de cueillette est d’autant plus vaste que l’on dit malade le garde-chasse des terres de Maillebois et que les murs d’enceinte offrent mille entrées, elles sont autant de percées dans les bois. Ce n’est pas le vicomte Tardieu de Maleissye qui fera lui-même la chasse aux promeneurs !

     Les paniers se remplissent un peu lentement au gré des jeunes gens et Joseph dit à Louis : Dis donc, à ce train-là on, a plus de chance de rencontrer le Grand Géant que de dîner d’une omelette aux champignons ! Le Grand Géant ! C’était une rumeur qui sévissait depuis plusieurs saisons déjà dans la région et qui terrorisait les femmes et les enfants. Certains l’auraient vu, les uns l’affirmaient glabre, d’autres hirsute avec des oreilles de loup, d’autres encore l’accoutraient d’un seul œil au milieu du front ; bref, on s’accordait tout à la fois pour dire qu’il existait et pour en donner les descriptions les plus incohérentes. Quoi qu’il en soit, à ce jour, le Grand Géant n’avait mangé personne. Ni l’un ni l’autre ne croyait beaucoup à cette histoire et seul le rire de Louis répond à l’exclamation de Joseph.

    La forêt s’assombrit peu à peu et les garçons décident de se rapprocher de la Blaise. Il y aura plus de lumière pour voir cèpes, bolets et trompettes-de-la-mort et plus d’humidité pour qu’ils poussent, se disent-ils ! La réalité leur donne raison et les voilà bientôt les paniers suffisamment pleins pour envisager leur retour à la maison. C’est alors qu’ils sont tout proches de la rivière, qu’ils perçoivent un curieux bruit, ils tendent l’oreille : - On dirait un vagissement ? des cris d’enfants ? – T’es fou ! - Ben écoute toi-même, Bon Dieu ! Ils se rapprochent de l’eau, regardent en amont, en aval ; il leur semble que, mêlés au clapotis, les pleurs d’un bébé sont de plus en plus audibles. Soudain surgit, plus haut en amont, une forme qui n’est ni celle d’un morceau de bois, ni d’un paquet d’herbes, c’est une valise, une grosse valise de couleur marron foncé ! C’est de là qu’à leur grande stupeur, proviennent les cris d’enfant ! Portée par le courant, elle se dirige vers eux et ils n’ont pas même à mettre les pieds dans l’eau pour la stopper et s’en saisir.

    A l’intérieur, enveloppé de chiffons de toutes sortes, mais aussi d’herbes de la rivière et de menus branchages, coiffé d’un bonnet, un bébé, dont on ne voit que la tête, ne cesse de pleurer. Comme dit Louis : - Pour un Grand Géant, il est un peu petit ! Les garçons s’aperçoivent que les linges sont humides et froids, ils retirent leur chemise, tirent l’enfant de son fragile esquif, échangent les linges mouillés contre leurs propres vêtements ; Louis prend les deux paniers de champignons, Joseph le berceau improvisé, et tous deux se hâtent de rentrer à Blévy. Sans passer par chez eux, ils se précipitent chez le maire, Charles Quéru. Lui qui se gratte la tête d’un air pensif face au moindre problème, là, il s’affole :  Misère de misère, on avait bien besoin de ça ! On en fait quoi de ce mignot ? Qui est la mère, Hein ? Ah bien sûr, on n’en sait rien ! Bon sang ! Un enfant trouvé ! Dans la rivière ! Qu’est-ce qu’on va en faire, je vous demande ! Devant son incurie, les garçons suggèrent qu’on recoure au curé : il sera de bon conseil et il habite à deux pas. Vite, il faut faire vite !

    Le curé, c’est Vincent Gaborit, un petit homme à la soutane élimée, le regard sans cesse en mouvement sous un chapeau rond, noir, aux bords rigides et plats. L’homme de Dieu, au village, est une énigme. D’abord : où, quand, comment a-t-il perdu trois doigts de la main droite ? Ensuite : quels sont les nombreux visiteurs qui viennent le voir de loin, parfois en bel équipage ? Tout ce qu’on murmure autour de lui, c’est que, prêtre réfractaire, il a dû fuir sa chère Vendée, que les précédents propriétaires du château, le duc et la duchesse de Fitz-James l’ont pris sous leur protection, que leur successeur, le vicomte de Maleissye en a fait son chapelain, que la haine qu’ils partagent des révolutionnaires explique les fréquentes visites au château mieux que les confessions ou les sacrements du vicomte et de son épouse… Ce halo de mystère mis à part, dans les villages qu’il dessert, on aime ce prêtre pour sa simplicité et son extrême dévouement. Une particularité vestimentaire lui appartient : sans doute frileux, quand il sort, c’est souvent deux cottes qu’il met sur ses épaules au lieu d’une et certains de ses paroissiens (point des meilleurs chrétiens !) le surnomment « Biscotte » … Il le sait et s’en amuse.

    En homme de bon sens, Gaborit rabroue ses visiteurs : - Qu’est-ce que vous allez chercher le secours du maire ou du curé, hein ? C’est d’une nounou dont vous avez besoin ! Il appelle Madame Zélie, sa servante : - Occupez-vous de l’enfant, il faut le réchauffer, l’habiller, le dorloter !  - Quant à nous, dit-il aux deux garçons, filons chez Madame Bérangère ! Et à l’édile (sans doute pour s’en débarrasser) : - Attendez-nous là, au chaud, Monsieur le Maire, nous allons revenir vite !   

    Madame Bérangère est effectivement la femme de la situation : elle est sage-femme. Une sage-femme mais aussi une drôle de bonne femme ! Née Dupin, elle est veuve d’Honoré Marseille depuis huit ans déjà. Elle avait vingt ans quand ils se sont mariés, elle en a aujourd’hui trente-quatre ; c’est dire que le bonheur conjugal a été de courte durée : six ans. Elle n’a même pas le bonheur de retrouver les traits de son mari dans le visage d’un enfant : malgré leur ferveur amoureuse, ils n’en n’ont pas eu.  Par un étrange destin, il lui passe tous les jours des bébés entre les mains, des filles, des garçons, des chétifs, des gros, des-qui-crient-haut-et-fort et des-qui-geignent à n’en plus finir mais jamais elle n’a pu dire et jamais elle ne pourra dire :  Celui-là, c’est le mien ; elle s’est jurée de rester fidèle à son Honoré jusqu’à la mort. 

    Par chance, elle est chez elle et disponible. Elle connaît le curé avec qui elle baptise à longueur d’année les nouveau-nés (quand elle ne les baptise pas elle-même lorsqu’il y a urgence et que le curé est absent, l’Église lui en a donné le droit). Elle connaît aussi Joseph et sa famille ; Louis, le forgeron, elle ne le connaît que de vue. On lui raconte rapidement l’histoire. Mon Dieu, mon Dieu, Monsieur le curé, ce qu’il faut c’est le nourrir ce bébé ! Il lui faut des seins à ce petit ! 0ui, oui, Je vais lui trouver une nounou tout de suite… Et d’envoyer Joseph chez une de ses pratiques avec mission de la ramener sur le champ !  - La ramener où ça, Madame Bérangère ? … - Chez Monsieur le curé, Joseph ! et pour la suite, on verra !

    Tandis que Joseph file chez la nounou, les autres repartent vers le presbytère. Sitôt arrivé, l’homme de Dieu décide de baptiser l’enfant : - Faisons-vite, si le Seigneur ne lui laisse pas le temps de devenir un homme ou une femme, qu’il devienne un ange ! Bérangère l’arrête dans son élan : - Monsieur le Curé, sauf votre respect, l’urgent, c’est de lui sauver la vie ! Attendons que la nounou lui donne le sein d’abord, nous verrons ensuite à le baptiser…

    Joseph et la nounou justement arrivent, à la hâte. Courir ce n’est pas vraiment l’affaire de cette grosse femme, en sabots, pas trop propre, une ombre de moustache sous le nez ! Il a fallu que Joseph dépense des trésors d’énergie pour la déloger de chez elle, la mettre en branle, hâter le pas… Le curé et la nounou se connaissent fort bien et il lui fait un accueil cordial. Il a cependant à peine le temps de l’accueillir que Madame Zélie entre dans la pièce et l’interpelle :

    - M. le Curé, M. le Curé, c’est un garçon !

    Tout le monde applaudit. A vrai dire, on n’aurait pas fait moins pour une fille. Non, on était encore dans l’inattendu, dans l’admirable…

    - Eh bien ce garçon, confions le bien vite à sa nourrice, dit le curé.

    On installe la nourrice dans le plus confortable fauteuil du presbytère et on prépare le baptême qui suivra. Le curé Gaborit ne revêt pas la chasuble mais seulement l’amicte et l’aube blanche par-dessus sa soutane, tandis que Madame Zélie apporte les saintes huiles et l’eau bénite dont il a toujours un peu au presbytère. Une brillante bassine de cuivre servira de fonds baptismaux, ce ne sera pas la première fois. Quels prénoms donner à l’enfant ? L’affaire est simple, il s’appellera Louis-Joseph en souvenir de ses deux découvreurs… Mais, le curé ne manque pas de rappeler que ce sont là aussi les prénoms du fils aîné de Louis XVI et Marie-Antoinette et que le premier dauphin mourut précocement de maladie à sept ans... Les voilà bientôt tous les cinq autour de l’enfant. Quand l’eau coule sur le front du bébé, lui souhaite-t-il, à lui qui fait si dramatique entrée dans le monde, de mourir moins précocement que le dauphin ? Il se contente de murmurer : - Le voilà devenu enfant de Dieu !

    Madame Zélie, plus pragmatique gémit : - Enfant de Dieu, enfant de Dieu, ben oui, Monsieur le Curé, mais un enfant de Dieu sans père ni mère, c’est qui qui va s’en occuper ?

     

    Pendant la petite cérémonie, le maire, visiblement, s’est dispensé de piété et a ruminé quelques interrogations ; à peine passé le dernier Amen, il les exprime à Bérangère sans beaucoup d’aménité :

    - Qui est la mère ? Madame Bérangère, tout de même, vous devez bien avoir quelque idée sur la question ! Vous les accouchez toutes ou presque ! C’est qui, dites-moi ? Je suis sûr que vous la connaissez !

    L’interpellée ne se laisse pas bousculer et le rabroue vivement :

    - Comme vous le dites, «toutes ou presque ! ».  Monsieur Quéru, la mère, là, celle de ce garçon, elle fait partie du « presque » et quand bien même elle n’en ferait pas partie, j’ai point à vous répondre ! Il y a mille raisons d’abandonner, le plus souvent c’est la solitude, la pauvreté et les malheureuses ne le font pas de gaieté de cœur, croyez-moi… Pour beaucoup c’est la honte et le remord à vie, mais la seule solution !  Pourquoi vous ne me demandez pas aussi qui est le père ? …Posez-vous plutôt la bonne, la vraie, la seule question : qu’allons-nous faire de Louis-Joseph ?

    Quéru se renfrogne mais se le tient pour dit.

    -Allons, allons, dit le curé, restons calmes mes amis ! Madame Bérangère a raison. Le passé est le passé, nous ne saurons jamais d’où vient cet enfant, c’est son avenir qu’il faut décider.

     

    Il y a un long moment de silence. Madame Zélie file vers la cuisine ; le curé, d’un geste machinal, sort son chapelet, grains de verre noirs et croix d’argent ; les deux garçons que leur découverte avait émerveillés se regardent, ils se sentent victimes d’une amère tromperie ; le miracle est devenu désastre. Quant à Bérangère, elle semble brusquement tout autre, rêveuse, enveloppée d’une émotion intime, contenue… 

    Le feu de l’action, l’urgence de nourrir l’enfant, de le baptiser avait fait oublier les lendemains ; voilà qu’ils font une cruelle  irruption…

    C’est à nouveau Quéru qui rompt le silence :

    -  Ben, je crois ben que la seule solution c’est le tour d’abandon à Dreux…

    Le prêtre, tout en hochant la tête, répète en un murmure : - Oui, le tour d’abandon…

    Bérangère sort de sa torpeur :

    - Point besoin du tour d’abandon, Monsieur le curé, j’ai souvent affaire aux sœurs de Saint-Paul ; nous leur porterons l’enfant !

    Louis interroge :

    - Mais c’est quoi le four d’abandon ?

    Bérangère sourit à leur fraîche naïveté, puis, d’une voix très douce :

    - Pas le four, le tour ! Pour éviter que les mères déposent leur enfant dans la rue ou devant le porche de l’église, au froid, à la pluie ou au grand soleil, on a inventé les tours d’abandon. Il y en a un à Dreux depuis deux ans, comme un peu partout en France. Vous voyez l’Hôtel-Dieu, à deux pas du beffroi ?  Eh bien dans l’un des piliers de l’entrée, on a pratiqué une sorte de guichet, dans laquelle on a installé une boite pivotante, de forme demi-cylindrique. Il y a un peu de paille par terre…  La mère ouvre la boite, y dépose le bébé, souvent la nuit ou au petit matin pour ne rencontrer personne…elle tourne ensuite le cylindre vers l’intérieur puis elle sonne une cloche pour avertir les religieuses qu’un enfant est là.

    D’une voix affaiblie Joseph demande :

    - Mais il y en a combien comme ça qui…

    - L’an dernier une vingtaine, lui répond la sage-femme mais je le répète, Joseph, on ne le mettra pas dans le tour, je le confierai aux religieuses de l’Hôtel-Dieu.

     

    La décision est prise. La nounou quitte le presbytère avec l’enfant, chacun rentre chez soi pour dîner. Ce fut une de ces pures nuits d’automne aux couleurs d’iris éclairés du jaune de la lune et piquetés de l’or des étoiles. Il se peut que ce soit à cause du contraste entre cette exceptionnelle beauté de la nature et le drame qu’ils avaient vécu ce jour-là que les uns et les autres eurent du mal à trouver le sommeil ? Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, ils se retrouvent tous à 8 heures à la ferme de Quéru. Déjà, l’attelage est prêt au départ. La nounou vient de rentrer chez elle, Bérangère porte l’enfant dans ses bras. Le prêtre le bénit, les grosses mains de ses parrains lui caressent doucement le visage.

     

    Bientôt, Bérangère et le maire  sont côte-à-côte sur le banc. Quéru se réjouit :

     - La route est sèche, on ne va pas s’embourber ! En quatre heures ou quatre heures et demie, on, fera l’aller-retour. Faudra tout de même s’arrêter à Dreux pour casser la croûte et donner du repos à la bête !

    Après cette annonce, ils restent silencieux, tout à la fois parce que le bruit de la charrette couvre la voix et que chacun est enfermé dans ses pensées.  Quéru est tout occupé de ses terres, il a une nouvelle charrue pour les labours et puis c’est le moment de semer de l’orge. Bérangère, elle, pense à une nouvelle vie. Á peine passé Saulnières, elle le dit en peu de mots :

    - Monsieur le Maire, on n’a pas besoin d’aller à l’hospice !

    - Comment ça, madame Bérangère ? Pourquoi ne voulez-vous plus aller à Dreux ?

    Elle rit.

    - Eh ben, qu’est-ce qui vous fait rire comme ça ?

    - Vous allez rire aussi. L’enfant, je le garde. Louis-Joseph, il s’appellera Louis-Joseph Marseille. Il aura une mère, j’aurai un garçon. Il sera la joie de ma vie et puis, plus tard, mon bâton de vieillesse ! Allez, Monsieur Quéru, faites demi-tour, on va chez nous, Louis-Joseph et moi !


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  • Jean-Pierre Leguéré

    15 décembre 2022

     

    Markus en gardav ! Ça me tourne en boucle dans la tête. J’ai beau picoler, écouter Jul ou Orelsan, fumer, danser du hiphop toute seule dans ma chambre, ça me lâche pas. Markus en gardav !  Comment ça a pu nous arriver, cette merde ?

    Markus, t’es mon frangin depuis que t’es né, juste un an après moi et j’étais dans le train hier avec toi parce que depuis dix-huit ans on est toujours ensemble. Nos vieux, ils nous appellent les inséparables ; ils trouvent ça beau. Sauf que moi, j’ai pas de mec et que Markus, il a pas de nana parce qu’on est toujours ensemble. William, Kevin, Constant, y’en a pas mal qui me kiefent pourtant. Jaloux. Y’en a qui rigolent : Manon, son amoureux, c’est son frangin, chasse gardée, histoire de ouf !  Ils croient pas si bien dire, on est amoureux, carrément amoureux, quoi.  J’ai jamais embrassé un garçon sur la bouche, sauf lui. Dans le quartier, je dois être la seule fille à peu près vierge à 17 ans. Merde, comment ça a pu se passer ?

    On a pris le train ensemble pour sortir en boite, à Paris. Et puis dans le wagon, il a retrouvé des copains à lui, trois qu’ils étaient. Des mecs de Brétigny je crois.  Il m’a dit : attends-moi là, ma canette. J’ai un peu protesté, et lui « Manon, tu me lâches un peu quoi, merde ! On se retrouve à l’arrivée ! Fais pas chier, quoi ! » ; il m’a claqué un baiser sur la bouche, un sourire dans les yeux, et il a rejoint ses potos.

    J’étais grave bouillante, c’est con mais Markus moi j’aime bien le garder pour moi. Du coup, je me suis retrouvée seule sur la banquette seule, enfin…avec un Africain qui parlait fort au téléphone avec une  cousine et puis une meuf un peu plus âgée que moi, ronde et toute en violet ; elle avait l’air d’une aubergine.

    Markus, il a rejoint ses potes. Ils étaient pas très loin, à deux rangées seulement...  Ils occupaient deux banquettes face à face. En haussant un peu la tête, je pouvais voir celle de Markus, enfin, ses cheveux, de dos, un peu roux comme les miens. Je pouvais même entendre leurs voix quand elles montaient assez.

    ça tourne en rond, ça tourne en rond, ça tourne en rond,  c’est le refrain d’une chanson de Jul… Markus, il adore… Eh bien, ça tourne en rond dans ma tête à moi, à toute allure. Très vite, ils se sont mis à fumer. Markus et moi, y’a bien trois ans qu’on fume tous les deux. Mais là dans le train, je me suis dit, merde, ça craint… Si y a des contrôleurs qui passent, ça va charbonner. J’ai eu peur pour lui, mais je pouvais pas aller le voir, et lui dire d’arrêter, ça lui aurait foutu grave la honte devant ses potos, il m’aurait haï.

    Je regardais le paysage depuis un moment quand j’ai entendu des voix de colère. Je me suis dit : Wesh, qu’est ce qui se passe ?  Mais je le savais déjà… J’ai regardé d’où ça venait et j’ai tout de suite compris. J’ai vu qu’il y avait un mec avec Markus et ses potos. Clairement, il leur disait d’arrêter de fumer. Le mec m’a paru assez grand, costaud, habillé d’un triste costard- cravate, genre putain de commercial, tu vois, C’est le type calme, sûr de lui. Mais le ton montait, montait. Les insultes se sont mises à pleuvoir. Elles perçaient le roulement du train, ses cahots. J’avais pas besoin de bien les entendre parce que je les connaissais classiques : T’es vraiment relou, mec ! On s’en bat les couilles que tu fumes pas ! fils de pute ! Tire-toi vite avant qu’on se fâche ! Là, j’ai vraiment envie de t’percer ! Pédé, va ! T’aimerais pas qu’on te pique, hein ?

    Et puis deux d’entre se sont levés, je les connais de vue, mais je connais pas leurs noms. J’ai eu peur qu’il y ait une bagarre. Mais non, le costard-cravate,  il a dégagé. Il est retourné à sa place en hochant la tête. Les gens faisaient semblant de rien voir, de rien entendre… Eux, ils se sont rapprochés les uns des autres, tête contre tête, comme au rugby, et ils rigolaient très fort, trop fort. Un mec tout seul, ça va, mais dès qu’ils sont trois ou quatre, ils deviennent trois ou quatre cons. Vraiment, j’étais mal de voir mon Markus avec ces enfoirés. J’ai pas eu le temps de réfléchir beaucoup. Le train ralentissait pour s’arrêter à Savigny. Le costard-cravate s’est levé, il a pris son petit cartable et s’est dirigé vers la porte. Et puis j’ai vu que Markus faisait pareil. Là, j’ai pris peur, j’ai crié : Markus, c’est pas là qu’on descend ! Il m’a fait un geste genre fous moi, la paix, t’inquiète.

    Markus, il a joué des coudes pour sortir le premier, puis il s’est retourné et quand l’autre est arrivé, j’ai vu Markus s’approcher de lui, face à face, et puis le type lâcher son cartable et doucement s’affaisser, tomber à terre.  J’ai hurlé : Markus ! Je me suis précipité vers lui. Il y avait du sang par terre, il y avait du sang sur son couteau, celui que je lui ai offert pour son anniv’. Après, ça se brouille. Je suis prise dans la foule de ceux qui empêchent Markus de fuir, de ceux qui secourent costard-cravate, des keufs qui matraquent, dans le brouhaha de la foule, les roulements des trains, les hurlements des sirènes.

    Markus… Markus, Markus, comment t’as pu me faire ça ? Notre vie est foutue…foutue. Ça tourne en rond, ça tourne en rond, ça tourne en rond…


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  • Jean-Pierre Leguéré

    12 décembre 2022

     

    Installé dans le canapé du grand salon, il entend la voix de Maud :

    — Antoine, veux-tu du thé ?

    — Je veux bien, merci !

    On entend un bruit de plateau puis Maud entre, pose le plateau sur la table basse et s’assoit sur le canapé près d’Antoine.

    — Tu prends toujours du sucre, comme autrefois ?

    — Non merci, chérie, jamais… Tu sais, maintenant, le sucre, c’est l’ennemi, la douceur qui tue…

    — C’est devenu l’ennemi pour moi aussi ! Eh bien, cela m’évitera les prochaines fois de poser le sucrier sur le plateau…

    Elle rit puis, tout à la fois mélancolique et mutine :

    — Crois-tu que nous en ayons définitivement terminé avec le temps des douceurs ?

    Pour toute réponse, il l’embrasse d’un furtif baiser sur la commissure des lèvres.

    Ils sont tous deux plus qu’octogénaires, il a 85 ans sonnés, elle en a un peu moins de 83. Il se sont connus environ un demi-siècle plus tôt.

    * * *

    L’un et l’autre étaient alors mariés, Maud avec Alexandre (Alex pour les intimes), Antoine avec Jeanne. Les deux couples s’étaient installés dans une petite ville aux portes de la Bourgogne, à peu près au même moment pour fuir une capitale trop turbulente, trop bruyante, trop polluée à leurs yeux et surtout pour donner un meilleur cadre de vie aux deux enfants qu’ils avaient chacun. Proches dans leur mode de vie, dans leurs opinions politiques, dans leur goût de la nature, ils avaient tous les quatre rapidement sympathisé ; ils partageaient leurs promenades dans la campagne environnante, sortaient au cinéma, au restaurant, dînaient parfois les uns chez les autres.

     Depuis plusieurs années déjà Antoine consacrait ses heures de loisirs à l’équitation et son enthousiasme donna l’envie à Maud de devenir cavalière à son tour. Bientôt, elle fréquenta le club équestre. Ils se retrouvèrent de plus en plus souvent au manège pour les premières leçons, puis elle poursuivit son initiation avec Antoine. Pour une cavalière si novice, toute le monde au club hippique s’accordait pour dire son habileté à faire corps avec sa monture, l’assiette était presque parfaite, elle avait acquis rapidement du liant. Petite mais élancée, souple et légère, elle avait le corps qu’il fallait, et puis aussi cette vivacité, ce dynamisme, cette détermination qui laissaient présager qu’elle aurait du perçant.

     Ce qui devait arriver, arriva. De son corps mais aussi de son visage, cheveux auburn au carré, yeux bleu-vert, très légèrement bridés et deux pommettes saillantes, Antoine tomba amoureux ; Maud, de son côté, sut montrer son attirance. Leurs mains se rapprochèrent, leurs yeux se noyèrent les uns dans les autres, leur mutuel désir les enflamma. Bientôt, elle put s’affranchir du manège et tous deux trottèrent dans les chemins de campagne, galopèrent dans les grandes allées forestières, s’embrassèrent dans des clairières, firent l’amour sur une couverture à l’abri des buissons ou sur la banquette arrière de la Peugeot 404 d’Antoine. Tout était bon pour leur duo amoureux. Il y avait incontestablement du liant et du perçant mais le plaisir de l’équitation n’était plus là que pour voiler leur passion ravageuse aux yeux du monde et à ceux de leurs conjoints respectifs.

     Dix-huit mois passèrent. On était à Pâques. Un jour qu’ils rentraient de l’écurie, Maud posa la question :

    — Tu te rends compte, c’est bientôt les grandes vacances… Dans trois mois, tout au plus ! Qu’est-ce qu’on va devenir ? Trois semaines, un mois sans toi…

    Il y eut un silence, un long silence, puis Maud reprit :

    — Dis, Antoine, alors, qu’est-ce qu’on va faire ? Je ne veux pas vivre ce que j’ai vécu l’an dernier…

    Antoine ralentit la voiture, comme pour donner du poids à ce qu’il allait dire :

    — Écoute, je crois qu’il n’y a qu’une solution, une seule : partir ensemble !

    — Partir ensemble, seuls, toi et moi ? Comment ça ? C’est un rêve, mon chéri, mais un rêve impossible ! Comment veux-tu…

    — Pas toi et moi seuls, bien sûr, mais nous deux et nos deux conjoints… Les enfants, on pourrait les envoyer chez leurs grands -parents.

    Ce fut son tour de rester coite. Elle regarda Antoine, les yeux grand ouverts, un peu comme si elle découvrait un monde inattendu, puis :

    — Sérieux ? Tu imagines que c’est possible ?

    — Sérieux, oui, sérieux ! Je ne vois aucun autre moyen… à moins de rester ici. Mais alors là, je n’imagine pas Jeanne accepter de passer les vacances ici … Pas plus que ton Alexandre, non ?

    Maud resta muette. Antoine la sentait un peu désemparée. En fait, elle était tout à la fois heureuse d’entrevoir une solution et perplexe devant les difficultés du projet ; elle en pesait la faisabilité et les risques. Ils décidèrent qu’ils avaient besoin l’un et l’autre de laisser l’idée faire son chemin. Il accéléra tout en disant :

    — Il faut se dépêcher, sinon on va arriver en retard...Mieux vaut ne pas les inquiéter. Réfléchissons tous les deux à ce que nous venons de dire et on en reparle mercredi à l’écurie ? D’accord ?

    — Oui, d’accord, fit-elle, en inclinant sa tête sur son épaule. Mais tu sais, je crois que ce n’est pas une mauvaise idée…

     Deux semaines plus tard…Dîner chez les Alexandre. On parle de tout et de rien et Maud en profite pour lancer le sujet :

    — Et alors, vous deux, vous savez ce que vous faites aux vacances cet été ?

    C’est Jeanne qui répond après un regard vers Antoine, son mari :

    — Vacances ? C’est vrai, elles approchent…Nous ne savons pas encore, Á vrai dire, nous n’en n’avons pas encore parlé avec Antoine, ni avec les enfants

    Antoine hoche les épaules, sourit à sa femme et confirme :

    — Le temps passe si vite…non, vraiment, on n’a pas pris le temps et vous ?

    Alex fait le même constat :

    — Hé bien nous non plus, hein ! … C’est vrai le temps passe si vite…On ira peut-être chez mes parents au bord de la mer avec les enfants, hein, Maud… ?

    Maud, manifeste son peu d’enthousiasme :

    — J’aimerais bien changer un peu d’air. C’est tous les ans que nous allons chez tes parents depuis au moins …quoi…je sais plus, 4 ou 5 ans...

    Alex se sent un peu blessé et le fait savoir :

    — Oh oh ! Ce n’est quand même pas si terrible d’aller chez mes parents, non ?

    Antoine, pour couper court au début de querelle entre Maud et son mari et en profiter pour glisser leur idée, propose sur le ton de la plaisanterie

    — Ben si vous ne savez pas où aller et nous non plus, allons-y ensemble !

    Assise en face d’Antoine, Maud, du pied lui caresse le mollet en même temps qu’elle applaudit en riant et de sa voix la plus suave, lance très hypocritement :

    — Pourquoi tu plaisantes, Antoine ? Ce n’est pas forcément une mauvaise idée ! (Et, regardant tour à tour Jeanne puis Alexandre) : Vous en pensez quoi vous autres ?

     A la fin de la soirée, la « plaisanterie » d’Antoine était devenue proposition ; elle prenait lentement forme. En août, Alex fermerait son cabinet d’assurance, Antoine ferait de même avec son atelier de graphiste ; Maud interromprait son activité d’import-export ; quant à Jeanne, prof dans un collège voisin, elle était de toutes façons en vacances. Les deux couples commençaient même à envisager un voyage itinérant plutôt qu’un séjour statique en un même lieu.

     Les semaines qui séparèrent le printemps de l’été passèrent très vite. Les uns et les autres se retrouvaient au moins une ou deux fois la semaine pour préparer leur voyage, chercher le parcours le plus intéressant pour atteindre l’objectif final : Istanbul, préparer les étapes, assurer les réservations, vérifier les passeports et autres obligations administratives, enfin -et ce ne fut pas la moindre des tâches- convaincre les grands-parents du plaisir qu’ils auraient à s’occuper de leurs petits-enfants.

     L’intensité de leur désir, les violentes douceurs de leurs étreintes, la tendresse qui s’ensuivait, tout concourait à nourrir la passion des amoureux. Pas un instant, ils ne songèrent aux difficultés que rencontrerait leur complicité pendant un long voyage, dans la proximité constante de leurs conjoints…

    * * *

     Au petit matin du 29 juillet, l’aube se levait à peine que les voisins entendirent dans la rue des éclats de voix, des éclats de rires, puis le claquement de la porte du coffre qu’on fermait, puis quatre autres semblables enfin le grondement de la voiture qui démarrait, Enfin ce fut le silence. C’était le début d’un huis-clos dans le confort de la belle DS blanche d’Alexandre.

    La voiture fila vers Auxerre, on la vit contourner Paris, filer vers le Nord-Est. A l’intérieur, on parlait du lac de Constance, de Munich, de Salzbourg, Budapest, Belgrade mais plus encore du but ultime du voyage : le Bosphore, la Corne d’or et la ville aux trois vies « Byzance-Constantinople-Istanbul ». Ah, les harems du palais de Topkapi ! Tout se passa bien jusqu’à Salzbourg ; les deux amoureux surent prendre sur eux, éviter les signes trop évidents de leur secrète complicité. Mais aux abords de la ville de Mozart commencèrent les imprudences…

    Permettez-moi une question : que pensez-vous du travail de vos anges gardiens ? Il y a déjà longtemps que je doute du professionnalisme du mien, il intervient trop souvent à contre- temps, et fait montre parfois d’un certain j’m’enfoutisme. Je soupçonne le Conseil de l’ordre de leur intimer la consigne d’intervenir uniquement quand les faits sont avérés, et seulement après une enquête tatillonne. Le fait est flagrant dans l’affaire qui nous occupe.

    L’ange dédié à Maud n’aurait-il pas dû lui recommander, quand elle se trouvait sur le siège avant droit, de ne pas se tourner sans cesse vers le siège arrière gauche où se tenait Antoine pour lui dire mille petits riens ? L’ange d’Antoine n’aurait-il pas dû lui enjoindre de cesser de plonger ses yeux dans ceux de Maud ? De leurs efforts conjoints n’auraient-ils pas dû les protéger de ces frôlements des corps qui les excitaient tant ? Enfin, dans les ruelles et jardins trop romantiques de Salzbourg alors qu’ils avaient cru échapper quelques instants à la présence de leurs deux conjoints les mêmes anges n’auraient-ils pas dû les exhorter à la pudeur avant qu’ils ne se donnent un long baiser ? Geste fatal que ce baiser-là qui fut surpris par Alex !

    Abandonnant sur le champ les délices de Salzbourg, La DS blanche reprit immédiatement la route sous le ciel bleu de l’été orné de quelques nuages d’une aimable légèreté. De l’extérieur, nul ne percevait qu’elle enfermait un violent orage dont la foudre était constituée de noires colères, de rouges jalousies, de bilieuses rancœurs. Kilomètre après kilomètre alternaient les bruyantes fureurs suivies d’épuisement puis de silencieux chagrins. Il en fallut six cents pour abattre la tempête !

    Ils avaient traversé de longues plaines proies du feu et de la fumée que provoquaient les cultures par brûlis et cet incendie ajoutait encore aux violences qu’ils échangeaient. Par moments la voiture elle-même se trouvait prise dans les fumées poussées par le vent, alors une odeur âcre envahissait la Citroën et les faisait tousser. Puis le paysage avait changé : la route s’était engagée dans une vaste forêt de chênes et de robiniers. Alex donna un coup de poing sur le volant et freina brutalement tout en criant :

    — Marre de tout ça ! J’ai besoin de parler seul à seul avec Maud, et vous autres faites ce que vous voulez… Allez, viens Maud !

    Il descendit de la voiture, claqua violemment la porte ; Maud le suivit. Un peu plus tard, il y eut deux autres claquements de porte.

    La fatigue des longues heures du conflit jointe à celle de la trop longue étape contribuèrent à dulcifier quelque peu les conciliabules des deux couples. Pourtant, une heure plus tard, quand ils se retrouvèrent, ni la puissance des grands arbres ni la douceur du soir tombant n’avaient épuisé les chagrins et les tortures de la jalousie, la marée des rancœurs, la peur d’un avenir par trop incertain. Antoine et Maud mesuraient que choisir c’est exclure et ne savaient encore s’y résigner.

    Budapest n’était plus qu’à une centaine de kilomètres. On s’y arrêta pour faire étape. Et c’est là qu’on se résolut à ce qui paraissait l’inéluctable : se séparer ; la raison voulait qu’on préserve les enfants. Alex et Maud poursuivraient leur route, Jeanne et Antoine s’envoleraient pour Paris. Les amants se dirent adieu.

    Antoine et Jeanne divorcèrent deux ans plus tard. Le couple de Maud et Alex sut perdurer.

    ***

    Les voilà donc plus d’un demi-siècle plus tard à Nancy, dans le grand appartement que Maud occupe seule depuis la mort d’Alex. Pour dire bonjour, bonsoir, merci et même sans raison, plusieurs fois par jour, leurs lèvres se touchent d’une légère pression. De cette émotion fulgurante, de cette attraction fusionnelle en un mot de cette passion qu’ils avaient vécue, sont-ils parvenus à une nouvelle forme d’amour, une attirance affective dépourvue des violences du désir, respectueuse de l’autre, affectueuse ? C’est la question que se pose Antoine, assis sur le canapé bleu, tout à côté de Maud, mais sans excessive proximité des corps. Malgré le filtre des rideaux, la lumière entre à flot par les hautes fenêtres. Ils sont silencieux depuis quelques minutes peut être, puis elle se jette à l’eau :

    — Antoine, j’ai quelque chose à te dire.

    Son visage se tourne vers elle, il hoche la tête, un sourire encourageant dans les yeux, et l’interroge :

    — Hmm, voilà une introduction bien solennelle… est-ce si grave ?

    —Grave, je ne sais pas bien, c’est toi qui en jugeras… Non, non, reste assis, tu seras mieux pour entendre ce que j’ai à te dire… à te révéler…

    — C’est bon, c’est bon, je t’écoute !

    — Nous en parlions encore hier, tu as connu tout petits nos deux enfants à Alex et moi : Bertrand avait près de 5 ans, Aline 18 mois de moins, et puis tu es parti au loin, si loin… Ce que tu ne sais pas encore, c’est que j’ai eu -que j’ai toujours heureusement ! - un troisième enfant, une fille…

    Antoine la coupa :

    — Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

    — J’y viens, j’y viens ! Elle s’appelle Aurélie...Tu aimes ?

    — Aurélie, Aurélie, oui, bien sûr, Aurélie… c’est un très joli prénom…vraiment !

    — Tant mieux, tant mieux, ...Parce qu’Aurélie, mon chéri, eh bien, elle est ta fille... Elle est née 8 mois après ton départ.

    Pendant un long moment les yeux de Maud guettent la réaction d’Antoine, un sourire à peine esquissé se dessine sur ses lèvres. Émotion, chaos intérieur, incrédulité, c’est sans doute, ce mélange de composants qui cause le balbutiement d’Antoine, cette voix mal assurée pour, enfin, interroger :

    — Non ? Sérieux ? Tu es sûre qu’elle est de toi…non, évidemment, c’est idiot, heu, je veux dire de moi, enfin de nous ?

    — Je voulais un enfant de toi, Antoine. Tu ne te souviens pas que je te l’avais dit ?

    — As-tu une photo d’elle ?

    — J’en ai beaucoup, je vais te les montrer si tu veux. Tu verras que, par certains traits, elle te ressemble…

    — Bon dieu ! Aurélie ! Je n’arrive pas à y croire…Mais, su’ autour de toi ?

    — Personne ne le sait. Pour tout le monde, Aurélie est la fille d’Alexandre…La petite dernière !

    Lui, il l’a chérie au même titre que Jules et Aline. Comment en aurait-il pu être autrement d’ailleurs puisqu’il ignorait ta paternité ? Au contraire pour lui, c’était sans doute l’affirmation charnelle, concrète, que notre histoire à nous, toi et moi, était terminée.

    — Mais, dis-moi, elle habite où, cette Aurélie ? Que fait-elle ? Est-elle mariée ? Enfin dis-moi ! Tu m’annonces qu’elle est ma fille depuis plus de cinquante ans et je ne sais rien d’elle ! C’est un comble !

    — Elle habite aussi à Nancy, à 10 minutes d’ici, de l’autre côté de la place Stanislas. Elle vient me voir tous les mercredis, pour le thé. Nous sommes mardi : tu n’as pas trop longtemps à attendre…

    Des deux mains, elle prend son visage et le caresse gentiment, comme si elle lui appliquait un masque, tout en lui susurrant :

    — D’ici là, Antoine, il va falloir apprendre à cacher tes émotions… ! Ah, j’oubliais ! Tu as aussi deux nouveaux petits-enfants, deux garçons. L’un termine ses études de médecine et l’autre est ébéniste, il travaille ici, à Nancy.

    Antoine se lève, se place devant l’une des hautes fenêtres, semble regarder avec attention les camélias en fleur dans le Jardin de la Pépinière, sur lequel donne une façade de l’appartement. Sans se retourner, il interroge :

    — Donc, je vais devoir faire la connaissance de ma fille, sans lui laisser la possibilité d’imaginer un instant que je suis son père ? Non, mais tu vois la situation ?

    — Nous sommes effectivement devant cette réalité. Alexandre n’est plus là, c’est vrai ; mais je préfère ne pas penser au désordre qu’entraînerait dans la famille la divine surprise…J’entends d’ici : « Maman avait un amant, il est le père d’Aurélie » et « Nous ne sommes plus que demi-frère, demi-sœur, quelle horreur ! » et encore « Le pire, c’est que Maman le voit encore, son vieil amoureux ! » (elle lui sourit tendrement) Tu imagines ?

    — Mmm… je comprends, Maud, je comprends, mais tout de même… Dans de telles conditions, faut-il vraiment que nous nous rencontrions, Aurélie et moi ?

    — Oh là ! on se calme, Antoine ! Aurélie ne sait rien de notre histoire ! Il faut seulement calmer ton émoi, prendre un peu de distance…lui parler comme tu parlerais à sa sœur, Aline, ou à son frère…

    Tous comme les généraux construisent laborieusement stratégies et tactiques mais rencontrent un mouvement inattendu qui démolit leurs projets et leur fait perdre la bataille, Antoine et Maud manquaient d’informations…

     * * *

     Le lendemain, tout ce que l’appartement compte d’horloges, de pendules et de montres marquait 17 heures quand la sonnette de la porte retentit. Antoine se leva et au fond du couloir vit arriver Aurélie au bras de Maud. Cette dernière fit les présentations :

    — Antoine, je te présente la plus jeune de mes filles, Aurélie, et toi, Aurélie, voici un vieil ami de jeunesse : Antoine !

    Antoine tendit la main à Aurélie en lui souriant :

    — Je suis ravi de faire votre connaissance, encore que votre maman m’avait tant parlé de vous que j’ai l’impression de déjà vous connaître….

    Et Aurélie, du tac au tac, avec le même sourire aimable :

    — Et moi, c’est mon père qui m’a parlé de vous ! Vous êtes bien Antoine Joffre, n’est-ce pas ?

    Antoine opina d’un regard. Elle poursuivit avec un drôle de sourire, comme si elle plaisantait :

    — Alors, il n’y a pas de doute, vous êtes mon père, mon père physiologique s’entend !

    Antoine resta sans réponse autre qu’ouvrir la bouche. Maud, sans voix elle aussi, se dirigea vers la cuisine comme s’il lui manquait quelque chose, s’arrêta, hésita, revint en arrière, tenta de reprendre ses esprits et désignant le fauteuil mit fin à sa valse-hésitation :

    Mai…asseyons-nous, oui, , asseyons-nous… Tout cela, tout cela…

    Tout en prenant place dans le fauteuil qui jouxtait le canapé, Aurélie reprit :

    — Oui, Maman, Papa m’a parlé d’Antoine…

    Avec une insistance qu’en toute autre circonstance on aurait jugé provocante, déplacée, elle regarda Antoine les yeux dans les yeux, l’examina de la tête au pied, le jaugea puis reprit :

    « …d’Antoine et de votre relation à tous les deux. Du moins il m’a écrit une lettre que le notaire m’a délivrée quelques jours après la mort de Papa…et dans cette lettre, j’ai appris que vous étiez mon géniteur… C’est le mot qu’il a employé, comme pour se garder la vraie paternité.

    Oh, cette lettre ne m’a pas beaucoup étonnée, parce que aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours demandé si Papa était vraiment mon père. Comment dire ? J’avais l’impression d’être différente, comme un peu à l'extérieur de la famille, avec des racines inconnues … C’est difficile à expliquer… Maman, pourquoi ne m’as-tu pas dit la vérité ? Est-ce vous Antoine qui le lui avez interdit ?

    — Laisse Antoine hors de tout cela, lui-même ignorait jusqu’à ton existence ; je la lui ai apprise hier. Pendant plus de cinquante ans, ce n’est pas à toi seule que j’ai tenu le secret de ta naissance, c’est absolument à tout le monde, à ton père, à toute notre famille, à mes amis, à Antoine lui-même ! La raison de mon attitude est simple : je voulais nous préserver tous, conserver le cadre familial. C’était dans la logique même de la décision que nous avions prise Antoine et moi : nous séparer pour préserver nos enfants.

    — Dans la lettre, Papa dit qu’il a toujours su que je n’étais pas sa fille autrement que par la tendresse, qu’il était resté muet tout ce temps pour les mêmes raisons que toi, Maman. Ne pas risquer de briser « l’heureuse harmonie » -ce sont ses mots propres- entre nous tous…

    Maud se leva, pâle, désemparée, elle interrogea :

    — Il y a quelque chose que je ne comprends pas : il est cinquante ans silencieux et puis, à la veille de nous quitter, il parle… Dans sa lettre, est-ce que ton père explique pourquoi il s’est décidé à te livrer son secret ?

    — Je te monterai cette lettre, Maman, mais oui, il s’en explique mais mieux vaut que tu lises ses mots à lui…

    La pièce s’assombrit, un nuage passa. Songeuse, Maud se glissa derrière le fauteuil d’Aurélie, lui caressa le front, les cheveux tandis qu’Antoine s’insérait dans le dialogue :

    — Puis-je intervenir ? Il me semble qu’Aurélie, tout à l’heure, a exprimé le malaise qui était le sien, non ? Peut-être Alex l’a-t-il remarqué ? Peut-être a-t-il voulu dire la vérité pour vous permettre à vous, Aurélie, d’affronter cette réalité plutôt que vous laisser dans l’incertitude toute votre vie ? C’est bien sûr juste une supposition…

    — Vous avez raison, c’est à peu près ce qu’il a écrit…

    Antoine se leva pour aller vers la fenêtre, l’entrouvrît ; le parfum légèrement épicé des camélias pénétra la pièce. Aurélie se retourna pour chercher les yeux de sa mère

    — Tout va bien, Maman. Je vous ai haï, vous, Antoine, papa et toi, en fait le monde entier pendant plusieurs jours après avoir lu son message. Aujourd’hui, je sais qu’il a bien fait. Mon père restera mon père mais je suis contente de savoir d’où je viens. Finis les mystères !

    Puis mi-mutine mi-moqueuse, elle ajouta :

    — Finalement, cela vous permettra de vivre les cinquante prochaines années moins cachés… ?

    Dehors, les camélias avaient retrouvé leur éclat. Antoine ferma doucement la fenêtre, en souriant. Les deux femmes l’entendirent murmurer : décidément, c’est le printemps !

     

     


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  •  Jean-Pierre Leguéré

    12 décembre 2022

     

     

    Le 31 aout 1944, j’ai fêté mes sept ans et la libération ! C’est un petit mouchoir en lambeaux que cette minuscule période de ma vie occupe dans ma mémoire et je m’interroge : le texte que je peine à écrire, plutôt qu’un tissu de phrases bien construites, cohérentes, ne pourrait-il pas se remplacer des mots épars de forme, de taille et de couleurs différentes placés dans un morceau de papier loqueteux sur lequel figureraient ce qui me reste de la réalité ?

     

                       GUERRE

    TRANCHÉÉ                                      B o m b a r déments

              BOCHES                   Drapeau

    Soleil            frRoussse      AMÉRICAINS

               Odeurs chaudes

                                                               Chocolat

    Cigarettes                 chewing gum

                                                                   Tanks

    BALLES   OBUS    CANONS      MITRAILLEUSES

                                         Mamaan !

     

    Bon ! Le résultat n’est pas terrible et le tableau demande quelques mots de liaison !

    Notre maison se trouvait près de la gare et par crainte des bombardements alliés soucieux de préparer leur offensive en Normandie, nous avions quitté Évreux peu après le débarquement américain, en 1944, pour gagner ce petit village qui s’appelle les Ventes à portée de bicyclette plus à l’ouest. Ma mère avait quelque raison de se méfier, une méfiance fondée sur l’expérience ! Quatre ans plus tôt, en juin 40, de retour à Louviers où nous habitions, après l’exode, nous n’avions trouvé que les ruines de notre maison, détruite par les bombes incendiaires de l’aviation allemande. Tout le quartier était à terre, seule l’église Notre-Dame voisine était encore debout. C’est devant ces ruines-là que s’est imprimée à jamais dans ma mémoire l’image de ma mère, atterrée, au sens propre du mot, à genoux devant ce qui restait du seuil de notre maison.

    On comprend que ma mère n’ait pas eu envie de revivre l’expérience. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes aux Ventes. Je ne sais trop chez qui nous avions trouvé refuge mais j’ai le souvenir d’une période de vacances ensoleillées dans une belle maison à deux niveaux, avec un grand jardin, à l’écart du village, à l’orée d’une forêt. Dans le jardin, au milieu des fleurs et des arbres fruitiers, j’ai encore dans les yeux une longue et large tranchée couverte d’énormes rondins et d’une sorte de talus de terre. J’étais habitué aux hurlements des sirènes d’alarme et à la course vers les abris, aussi je ne m’émus pas lorsque j’appris que c’était là notre abri en cas de bombardement. La tranchée avait été creusée puis couverte par le propriétaire et son fils, deux types qui me paraissaient gigantesques.

    IL me semble que nous avons eu l’occasion trois ou quatre fois, la nuit, à l’appel de la sirène, d’échanger nos matelas contre la paille qui tapissait le sol de notre précaire abri. Mais, ce petit-matin-là, le 23 ou 24 août, en sortant de la tranchée, nous ignorions que c’était la dernière. Les adultes, autour de leurs tasses d’ersatz de café, s’interrogèrent longtemps sur le grondement sourd qu’on entendait, grondement qui s’amplifiait lentement. Contrairement à l’habitude, ce n’était pas le bruit des bombardiers ou des chasseurs qu’on avait entendu, c’était un roulement continu qui s’amplifiait. Étaient-ce les Américains ?

    Il y eut en fin de matinée des échanges d’obus, des fusillades, des explosions, sans même attendre le hurlement de la sirène, hurlement qui ne vint d’ailleurs pas, on retourna prudemment dans la tranchée…L’atmosphère y était différente des précédentes alertes ; c’était le jour, le plein jour et non plus la nuit : qu’on tourne la tête vers la gauche ou vers la droite, on voyait la lumière descendre les quelques marches creusées aux deux extrémités de la tranchée ; au lieu du lourd silence qui y régnait habituellement, les uns dormant, les autres à l’écoute d’un bruit d’avion, ou d’une explosion, ou encore de leurs seules angoisses, il régnait une excitation presque joyeuse. Nous nous répétions les uns aux autres : « Ça y est, voilà les Américains, on va être libérés, libérés ! ». Et je me demandais bien à quoi pouvaient ressembler ces héros libérateurs !

    Comment nous sommes-nous retrouvés l’après-midi même, près de la forêt, près de ces mastodontes immobiles ? L’odeur était forte, d’huile et de métal chaud ; elle provenait des tanks Sherman, sur lesquels les Américains, noirs et blancs, rieurs et généreux nous accueillaient de mimiques joyeuses. S’ils avaient valeureusement distribué leurs munitions sur l’ennemi le matin, ce sont des douceurs qu’ils nous distribuaient à nous, bonbons et chocolats, cigarettes et chewing gum… Ah la douce odeur de miel que dégageaient les paquets de cigarettes Camel ! Il me suffit, 78 ans après, de humer le parfum sucré d’une Camel pour revoir ma mère fumer, le soir de ce beau jour, sa première cigarette de la guerre, assise sur une vieille chaise de cuisine paillée dans le jardin. La nuit qui suivit nous avons dormi sans aller dans la tranchée.

    Le lendemain matin flottait à l’une des fenêtres du premier étage un drapeau bleu blanc rouge. Il ne sortait pas d’une vieille armoire, non plus que d’une secrète cachette, non ! Les femmes dans la nuit avaient découpé un morceau de drap, un autre d’une vieille robe et le troisième de je ne sais quelle pièce de rideau. Qu’il était fier le symbole d’une France tout fait d’oripeaux.

     

    Ces souvenirs-là, le temps ne les a pas modifiés, ils n’ont été ni enrichis par des photos ou des lectures historiques, ni amoindris par l’âge, j’en suis certain, ils sont intacts dans ma mémoire. Le paysage de mes 7 ans est aussi immuable qu’un tableau qu’on irait visiter et revisiter dans un musée. Et l’émotion qui se dégage de ce tableau est toujours aussi intense et sans cesse renouvelée.

     

     


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