• L'adjudant Haine

    par Jean-Pierre Leguéré

    23 mars 2015

    Appelons-le l’adjudant N, N comme Noémie pour respecter l’anonymat. Ou encore l’adjudant Haine par ce qu’il n’y a pas de raison de fustiger l’ensemble des adjudants de l’armée française. Mieux encore, appelons-le définitivement Haine tout court, parce que ce qui est arrivé est indépendant de son grade mais tient à son choix personnel, comme homme. Haine, donc, est à l’origine de ma première image de la guerre d’Algérie, la première dans le temps, la première aussi de celles qui s’allument quand les cauchemars de la nuit m’entraînent vers cette époque sans gloire.

    C’était le deuxième jour que notre groupe d’appelés était venu rejoindre le camp de Marceau que les algériens appellent aujourd’hui Menaceur, petit village de trois ou quatre cents personnes à l’intérieur des terres à une vingtaine de kilomètres au sud de Cherchell, dans une belle région montagneuse et boisée. Nous n’avions encore vu d’autres ennemis que les punaises qui fréquentaient nos lits de camp. La scène qui suit est racontée au présent de l’indicatif parce que je ne sais pas la vivre comme passée, elle tourne en boucle dans ma vie.

    En fin de matinée, Haine arrive dans la jeep qu’il conduit lui-même. À sa droite celui qui devrait être le chauffeur, de peur d’être éjecté, se contente de s’accrocher au pare-brise ou à son siège. À l’arrière de la jeep, un corps. Haine freine après un virage en force pour s’arrêter à quelques mètres du cantonnement. Il saute à terre, hausse un peu le menton, jette un regard circulaire, un regard qui dit à la cantonade :

    - C’est moi, Haine regardez ce que je rapporte !

    Il se dirige vers le siège arrière de la jeep, prend le corps sous les aisselles, tire un peu pour le sortir à moitié, puis la main gauche sous les épaules, la main droite à hauteur des genoux, il emporte la dépouille et la jette dans le champ voisin. Sur un geste, le chauffeur reprend la jeep pour la garer ; Haine se dirige vers la baraque de commandement.

    Dans le champ, le garçon de mon âge, est déjà hors du temps. Le mince corps semble sans raideur encore, le visage est gris sous une barbe de trois ou quatre jours, les cheveux sont noirs, drus, frisés, les yeux ouverts, la bouche entr’ouverte. Mais la béance, ce sont aussi trois plaies et du sang, l’une sous l’épaule à gauche, l’autre dans le thorax, à gauche aussi, la troisième se situe, plus bas, dans l’abdomen. Interdit, je reste interdit ; deux jeunes appelés viennent me rejoindre. Interdits. À petits pas, nous avons tourné le dos, nous sommes partis ailleurs, nulle part, sonnés.

    Il ne se passe pas un quart d’heure avant que Haine revienne avec une grosse et longue corde. Il s’approche du corps, en arrache la veste et la chemise, défait la ceinture, retire le pantalon. Les sandales sont parties d’elles-mêmes dans la brusquerie des mouvements. Deux tours de corde autour de la poitrine, un nœud puis Haine va chercher la jeep, la met à la distance qu’il juge convenable, saute, accroche l’autre bout de la corde à une sorte de potence à l’arrière du véhicule. Moteur ! La jeep avance lentement, le corps suit ; Haine jette un coup d’œil  et gueule :

    - Ça tient ? Sûr que ça tient ! Putain de crouille, on va te promener !

    C’est un chemin empierré qui monte vers le village. La jeep l’emprunte, le corps tressaute, se déchire dans la poussière. Tout le village, rue après rue, le voit. Les vieux se tassent sur eux-mêmes, regardent le sol, humiliés à jamais ; les femmes se cachent dans leurs voiles, poussent des youyous ; les enfants courent vers leur mère. Sur la placette du village, Haine fait un tour d’honneur, coupe le moteur, descend de la jeep et abandonne là son équipage. Trois hommes assurent la garde, armés de pistolets mitrailleurs.

    Quelques chiens affamés aboient à distance du corps, ils ne voient heureusement pas là pitance. L’inhumain est le fait des seuls humains.


  • Commentaires

    1
    Jean-Jacques
    Lundi 23 Mars 2015 à 23:01

    Je viens de lire ton texte. J'en ai encore la gorge serrée, et ce n'est pas une figure de style.
    Aujourd'hui, ceux qui n'ont vécu aucune guerre, et qui sont la majorité heureusement, parlent des horreurs de la guerre, des guerres, sans vraiment se les représenter. Oui il y a eu Auschwitz, les tranchées, la torture, les exécutions sommaires ou raffinées, mais le dire ne suscite que peu de réactions. Même les images cent fois diffusées des charniers nazis ne parviennent plus à émouvoir, ou disons que c'est une horreur de nature plus intellectuelle que viscérale.
    Mais ton texte est une tranche de vécu, et j'avoue que c'est très dur à lire. Tu as raison, c'est la haine à l'état pur. Avec des types comme ça, on ne risquait pas de gagner la guerre d'Algérie, surtout qu'il y avait les mêmes haineux de l'autre côté.

    Je ne sais pas comment on peut encore rêver d'un monde où tout le monde serait beau et gentil. Il faudrait changer la nature humaine, mais nous ne serions plus alors ce que nous sommes.

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