• L'inconnue

    par Louis-Marie Roussiès

    mars 2017

     

    A la fin 1999 une surprenante série d’événements tragiques s’abattit sur Beauval à la suite d’une grande tempête qui dévasta la région. Des arbres furent arrachés, des voitures submergées dans le flux de la rivière, des toits emportés, de nombreuses maisons inondées…Un enfant de dix ans ainsi qu’un couple de vieillards furent portés disparus. Les hélicoptères tournèrent pendant plusieurs jours, des plongeurs envoyés par les pompiers scrutèrent la rivière et de grandes battues s’organisèrent… Chaque soir, on se retrouvait dans la salle municipale pour faire le point sur la situation et héberger ceux qui n’avaient plus rien. Une grande solidarité, jamais connue, se manifesta à cette occasion dans le village. Le préfet se déplaça et promit des indemnités pour la reconstruction. Certains perdirent beaucoup et crièrent leur désespoir auprès des médias : On n’aura jamais assez d’argent pour payer les dégâts ! La vie ne sera plus comme avant! J’ai tout perdu !

    De jour en jour, la vie reprit, lentement, dans la douleur pour quelques-uns. L’enfant fut retrouvé tout transis, apeuré, malade, dans le bois de Grand-lieu. On apprit qu’il était parti jouer dans sa cabane au moment de la tempête ! Sa vie n’était pas en danger. Les recherches continuaient pour les vieillards. La rivière boueuse, trimballant des branches et des objets divers reprit son lit.

    Quelles que soient les conditions atmosphériques Alban faisait sa promenade quotidienne sur le chemin de halage. Les dégâts qu’il observait lui donnaient la nausée ; il ne retrouvait plus ses lieux, empreints de beauté même au creux de l’hiver. Tout à coup, il vit un corps dans l’eau recouvert d’un tissu rouge et blanc. Dans un réflexe, ne pensant pas au danger, il n’hésita pas à plonger, sans se dévêtir, dans une eau très froide. En quelques brasses il s’approcha, souleva la tête hors de l’eau du naufragé et grâce à une nage laborieuse sur le dos tira le corps sur le rivage. Par des gestes, qu’il avait appris dans son ancienne vie comme marin en haute mer, il réussit à lui faire cracher l’eau de ses poumons. Quelques instants suffirent pour qu’une légère respiration se manifestât. Trois passants s’attroupèrent ; un vieux monsieur reconnut le corps de Mme Da Silva, une personne seule, qui vivait à l’écart dans le bourg du village. On ne l’avait pas vue depuis quelques jours mais personne ne s’était inquiété. Les pompiers prévenus arrivèrent rapidement et demandèrent à Alban de les rejoindre à l’hôpital.

    Elle reprenait tout doucement ses esprits. Ses yeux révulsés lui donnaient une apparence mortifère. Elle ne répondit pas aux questions sur son identité. Elle portait un collier au bout duquel pendait un petit bijou, un joli cœur doré, peut-être en or. Dans sa veste rouge on trouva une lettre illisible et un petit carnet rempli d’adresses. Elle fut placée, tout de suite, en réanimation et les recherches sur son identité auprès du Maire du village confirmèrent qu’il s’agissait bien de Mme Da Silva, 65 ans, retraitée, mère de trois enfants, dispersés dans différentes villes de France : Paris, Rennes, Avignon. La personne était solitaire, vivait isolée, sans amis connus.

    Alban, très intrigué, entra vite chez lui pour se changer et avec sa voiture alla à l’hôpital prendre des nouvelles. Il attendit très longtemps avant de pouvoir entrer dans la chambre où la naufragée reprenait ses esprits, se demandant où elle était :  

    - Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Murmura-t-elle dans un souffle :

    - Vous étiez dans la rivière, un homme vous a sauvée. Il est ici, lui dit l’infirmière.

    Elle le regarda furtivement.

    - Je voulais mourir. Pourquoi m’avez-vous sauvée ? 

    - C’est naturel…

    - Il ne fallait pas.

    Mme Da Silva perdit connaissance quelques instants. Un infirmier lui mit un masque pour sa respiration mais sa vie n’était plus en danger.

    Alban voulut en savoir davantage sur cette femme. Il décida de se renseigner auprès de ses voisins. Tous lui dirent que c’était une charmante personne sans histoires, très discrète, mais qui semblait mélancolique depuis le départ de son dernier fils à Paris. Quelqu’un lui dit qu’il l’avait vue, un soir, déambuler dans les rues, l’air hagard, sans but apparent. Un autre lui affirma qu’elle fut une mère exemplaire, dévouée sans compter pour le bonheur de ses enfants, depuis la mort de son mari. Personne ne comprenait son geste.

    Quand Alban le lendemain revint la voir il apprit qu’on l’avait mise dans la section psychiatrie. Il n’eut pas le courage de lui rendre visite de peur de la trouver encore trop perturbée. L’infirmière lui avoua qu’elle allait rester longtemps ici.

    Un matin, Alban parla longuement avec le facteur qui lui confia qu’elle recevait de nombreuses lettres de Tahiti toujours taxées « C’est un ami d’enfance, m’a-t-elle dit, il tient toujours à moi mais ne vient jamais me voir ! Il devrait m’inviter là-bas ! ». L’été dernier aucune lettre n’était parvenue, elle en fut très affectée. Elle souffrait beaucoup de la solitude. Autrefois c’était une personne très gaie, très vivante. Elle chantait, allait à toutes les fêtes menant les farandoles… Dans le village le bruit courait qu’elle avait eu une grande déception amoureuse.

    Les jours passèrent. Le printemps s’annonçait : quelques primevères parsemaient le sol, des bourgeons s’entrouvraient, les pelouses verdissaient. Mme Da Silva, revenue chez elle, promenait régulièrement son chien, les voisins se faisaient plus attentionnés, Paul et sa femme Elise lui rendaient souvent visite.

    Tout à coup, une nouvelle traversa le bourg du village  « la maison de Mme Da Silva a été cambriolée pendant son séjour chez son fils à Avignon » Des passants s’étaient inquiétés en voyant qu’une porte était entrouverte. La police, prévenue, arriva sur les lieux et constata un grand chambardement : des lits retournés, des armoires vidées, de la vaisselle cassée, des tableaux enlevés et beaucoup de bouteilles d’alcool vides. Elle fut longuement interrogée mais l’enquête n’aboutit pas : elle n’avait pas d’argent chez elle, ne se connaissait pas d’ennemis… On conclut à une tentative de vol par des personnes venant de la ville voisine car d’autres cambriolages avaient été signalés dans la région et quelques personnes suspectes arrêtées.

    Toutefois, les enfants très inquiets de son addiction à l’alcool et de sa tentative de suicide, exigèrent un suivi plus satisfaisant, plus exigeant. A tour de rôle, ils vinrent passer quelques jours chez elle pour remettre de l’ordre, l’accompagner mentalement et trouver des solutions appropriées.

    Les services sociaux la prirent en charge. Alban et sa femme Elise, à la retraite, acceptèrent de l’accueillir chez eux pendant quelques temps à condition qu’elle soit suivie par un médecin et un psychologue et surtout qu’elle arrête la boisson

    Ils l’installèrent à l’étage dans la petite chambre mansardée de la maison. Elle dormit pendant trois jours et trois nuits après avoir pris un médicament adapté pour le sevrage de l’alcool. Bientôt, elle partagea les repas avec Alban et Elise. Tout doucement, elle se confia, cria sa haine, pleura sur son passé « son mari décédé, son amant perdu, l’alcool comme consolation, son manque d’argent, son envie de se suicider qui la poursuivait… » Elle finissait toujours par s’endormir sur le grand canapé.

    Elise s’était prise d’amitié pour elle. Toutes les deux échangeaient parfois leurs émotions jusqu’au bout de la nuit.

    Un jour, elle voulut aller chez elle mais revint le soir même. Quand Elise l’aperçut au loin elle courut à sa rencontre car son visage dévasté en disait long sur son angoisse «  Je ne sais pas… Je ne sais plus… Je veux revoir mes enfants.. » dit-elle dans un souffle. Elle resta longtemps prostrée, Elise lui tenant la main.

    Le lendemain, Alban au cours de sa promenade au bord de la rivière, près de la berge, vit un corps inanimé, recouvert d’un tissu rouge et blanc qu’il reconnut tout de suite. Il essaya vainement de la réanimer, appela les pompiers. Il se pencha, enleva le collier au bout duquel pendait un petit bijou, un joli cœur doré. Très ému, il le serra fort dans sa main. Une larme glissa sur sa joue.

     


  • Commentaires

    1
    J. P. Leguéré
    Jeudi 25 Janvier 2018 à 16:22

    De ce fait divers, vous avez fait une excellente nouvelle, écrite avec sobriété et réalisme.  L'histoire de cette solitude est presque banale, mais elle nous touche, elle nous émeut  tant elle est proche de nous, si proche de ces solitudes d'aujourd'hui, Nous avons l' illusion de  pouvoir rester proches malgré l'éloignement  parce que nous pouvons voyager à grande vitesse, téléphoner de partout à toute heure, envoyer des messages électroniques, mais ce mythe technique est créateur de solitude tragique. Ce n''st pas dans la rivière qu'est morte cette malheureuse, c'est dans les larmes  de sa douleur solitaire...

     

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