• La mère Gauthier

    par Aimé Lamouroux                                                                        
    4 Février 2015 à 16:11

     

    La mère Gauthier habitait en périphérie de la ville, en bordure d’une importante voie d’accès vers le centre, dans une maison qui avait dû être autrefois un petit bâtiment agricole. Un terrain d’environ un hectare entourait la bâtisse. Ce terrain, elle l’avait courageusement cultivé avec son mari pendant des années, le couple vivant modestement des cultures vivrières qu’il produisait, les vendant ensuite au marché du centre ville. Après une vie de dur labeur, son mari était décédé et elle avait continué tant bien que mal à le cultiver seule ; puis, ses forces ayant décliné avec l’âge, elle avait été obligée de réduire progressivement son activité et finalement de laisser sa terre à l’abandon. Elle vivait désormais recluse dans sa vieille maison délabrée où on la voyait parfois s’activer, ramassant de l’herbe pour ses lapins, déplaçant des objets hétéroclites, tandis que quelques volatiles picoraient çà et là leur nourriture.

    Pour nous, enfants, cet espace délaissé qui prenait en friche était une providence. Dès la sortie de l’école, on s’y retrouvait pour de multiples jeux improvisés suivant notre envie : football dans les parties dégagées, jeux d’indiens et de gendarmes et voleurs dans les parties prises en taillis, acrobaties périlleuses sur les arbres … Apparemment notre jeunesse débordante d’énergie ne la dérangeait pas, d’autant plus que nous n’osions pas trop approcher de la maison, laquelle était gardée par un chien hargneux qui grognait dès que l’on dépassait les limites du tolérable.

    Les jours de vacances, dès le matin, c’était le point de rendez-vous.

    On aimait particulièrement le moment où la mère Gauthier partait faire le marché en centre ville. Dès que les couinements de sa carriole parvenaient à nos oreilles, nous interrompions nos jeux pour nous précipiter en bordure de la route, afin de la voir passer.

    Elle allait lentement, toute courbée sur son engin qui, en fait, était un ancien landau qu’elle avait rafistolé. La capote avait disparu ; il ne restait que la nacelle, de couleur grise, équipée de quatre petites roues surmontées de garde-boue décoratifs qui avaient depuis longtemps perdu leur lustre. A l’avant était arrimée une caissette en bois qui améliorait la capacité de stockage du landau. Sur la partie arrière elle avait fixé deux crochets, l’un pour suspendre le sac qu’elle gardait toujours avec elle – il devait contenir ses économies – l’autre pour attacher le chien, véritable cerbère de l’équipage.

    Invariablement elle était vêtue de gris et portait, été comme hiver, un foulard noir autour de la tête, qui faisait ressortir un visage fripé, creusé de rides, mais étonnamment pâle pour quelqu’un qui avait passé sa vie en plein air. De temps en temps, elle s’arrêtait pour reprendre son souffle, grommelait après le chien qui traînait la patte, puis repartait en clopinant.

    Le passage de cette étrange caravane, accompagné des grincements lancinants des roues, nous comblait de joie et les plus hardis d’entre nous n’hésitaient pas à lancer quelques quolibets :

    • Alors mère Gauthier, c’est la forme aujourd’hui ?
    • Votre chien, on dirait qu’il a du mal à marcher. Il faudrait le faire soigner. Vous savez qu’il existe des vétérinaires ?
    • Et votre bébé, il ne grandit pas bien vite ! En tout cas il est sage, on ne l’entend jamais pleurer !

     

    Certains, plus retors, ajoutaient en rigolant :

    • Vous ne lui donnez pas assez à manger… Il faut lui donner le sein, il grandira plus vite !

     

    Généralement la vieille femme restait indifférente et poursuivait imperturbablement son chemin. Pourtant il arrivait parfois qu’elle s’énervât :

    • Bande de galapiats, vous n’avez rien d’autre à faire ! Plutôt que de bayer aux corneilles vous feriez mieux de faire vos devoirs et d’apprendre vos leçons, surtout de morale ! çà vous serait plus utile !

     

    Si l’on était trop impertinent, elle essayait de nous intimider :

    • Taisez-vous vauriens ! chenapans ! voyous ! Je vais aller me plaindre à la police et vous irez en maison de correction … ça vous fera les pieds !

     

    Les jours de grande colère, elle n’hésitait pas à tirer du landau une lourde canne qu’elle brandissait rageusement et qu’elle agitait, menaçante, dans notre direction, en ajoutant :

    • Si vous approchez, je lâche mon chien !

     

    Il était alors temps de battre en retraite car les cris de sa maîtresse et la vue du bâton excitaient le molosse qui grognait en montrant les dents, d’autant plus que des témoins de la scène commençaient à prendre parti pour la vieille femme que nous importunions sans scrupule.

    L’après-midi, elle revenait, le landau chargé des denrées qu’elle avait trouvées sur le marché. On entendait dire qu’elle récupérait ce qu’elle pouvait des produits destinés à être jetés et des invendus que les commerçants lui proposaient en fin de matinée. Ces denrées constituaient l’essentiel de sa nourriture et de celle de ses animaux…

    Dans le quartier, quelques bonnes âmes s’étaient émues et lui avaient proposé une aide. Mais elle restait fière. Elle avait rejeté toutes les propositions qui lui avaient été faites, disant à chaque fois qu’elle vivait très bien comme cela, qu’elle n’avait besoin de rien, et qu’il ne fallait pas l’embêter.

    Elle était souvent le sujet de conversation. On ne savait pas grand-chose sur elle, mais l’imagination aidant, les langues allaient bon train :

    • Vivre comme cela à notre époque, ça ne semble pas possible !
    • Elle a peut-être gagné à la loterie nationale et elle vit de ses rentes. Quelqu’un m’a dit qu’un jour, en ville, on l’a vue entrer dans une banque !
    • De toute façon, si elle avait besoin d’argent, elle pourrait vendre une partie de son terrain ! Avec la valeur qu’il a, elle vivrait bien mieux que nous !
    • Moi je crois qu’elle a un peu perdu la tête et il vaudrait mieux qu’elle soit enfermée. Au moins, elle serait soignée !
    • Est-ce qu’elle a des enfants ? Ils devraient s’occuper d’elle !

     

    Certains, mieux informés, disaient qu’elle avait eu une fille qui un jour était partie, on ne savait pas trop pourquoi, probablement après un différend familial. Elle vivait, parait-il, en région parisienne et personne ne l’avait jamais revue depuis. Toujours est-il qu’elle ne se préoccupait guère de sa mère. Il faut dire aussi que la vieille femme semblait mettre son point d’honneur à ne jamais demander d’aide.

     

    Une froide nuit de novembre son chien hurla à la mort. Les voisins pestèrent contre ce maudit cabot qui empêchait les gens de dormir. Le matin venu, il hurlait encore. Pris de doute, ils allèrent voir ce qui se passait dans la maison. Les volets étaient fermés mais la porte d’entrée n’était pas verrouillée. Ils entrèrent, inquiets, et ne tardèrent pas à découvrir ce qu’ils appréhendaient : la mère Gauthier gisait sur le sol de la cuisine, les yeux mi-clos, la bouche entrouverte comme pour articuler quelques mots. Elle tenait encore un torchon dans la main. L’un d’entre eux essaya de retirer le torchon, mais la main, déjà froide et raidie, semblait vouloir le retenir. Il n’insista pas. Ils appelèrent un médecin et la police qui ne purent que constater le décès.

    En inspectant les locaux, les policiers découvrirent une coquette somme d’argent qui montrait que la mère Gauthier, contrairement à ce que son mode de vie pouvait laisser penser, n’avait jamais été dans le besoin. Après les investigations d’usage, ils conclurent à un décès naturel et firent transférer le corps à la morgue.

    Deux jours après, une luxueuse automobile s’arrêta devant la maison. Une jeune femme, probablement sa fille, et un homme, qui devait être son mari, en descendirent et entrèrent dans la maison. Ils étaient élégamment vêtus, paraissaient pressés et avaient le visage fermé des gens qui désirent ne pas être importunés. Leur visite dura à peine une heure, puis ils sortirent et quittèrent aussitôt les lieux sans parler à personne.

     

    On n’a jamais su où la mère Gauthier avait été enterrée, ni ce qu’était devenu le chien, mais après tout, quelle importance ? Cela ne nous empêchait pas de jouer. Toutefois, le cœur n’y était plus. Sa disparition avait déséquilibré notre environnement ; les passages de la bruyante carriole nous manquaient peut-être…

    Quelques mois plus tard, nous avons découvert un grand panneau planté en bordure du terrain. Il annonçait la construction de plusieurs immeubles présentant tout le confort moderne.

    Puis vint le jour où les bulldozers entrèrent en action, anéantissant notre aire de jeu et provoquant la dispersion de notre joyeuse bande.

    Aujourd’hui, les immeubles occupent fièrement le terrain. Une population nouvelle s’est installée et ignore complètement qu’elle vit sur notre territoire d'autrefois. Plus grand monde ne se souvient de la mère Gauthier, si ce n’est quelques anciens du quartier qui ont toujours du mal à comprendre que, bien qu’étant riche, elle ait vécu si pauvrement. Quant à moi, les jours de mélancolie, il me semble entendre encore les gémissements du landau bringuebalant poussé par la vieille femme qui s’en va vers la ville.


  • Commentaires

    1
    eliane
    Samedi 11 Avril 2015 à 17:22

    C'est bien, j'aime, tu as su relater des souvenirs !

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :