• La ville

    par Marie-Claude

     13 Janvier 2015 à 10:32

     

    Blancheur.

    La blancheur s’écoule des collines.

    La ville enserre la rade d’un bleu profond. Les arcades du front de mer se déplient en dentelles. Les immeubles haussmanniens s’alignent en bordure de larges avenues. Les arbres offrent des plages ombragées aux passants. Au crépuscule leur ramure abrite des moineaux, leurs piaillements voilent le bruit du trafic routier.

    Les maisons au crépi immaculé, renouvelé chaque année, imbriquent leurs cubes dans le dédale des ruelles, elles grimpent jusqu’au sommet de la butte. Les escaliers en pavés irréguliers tintent sous les sabots des ânes, seul moyen de manutention.

    Les tapis et les lessives flottantes animent les terrasses. Elles accueillent les femmes divulguant leurs amours clandestines, dans de grands éclats de rire. Les épaisses chevelures nattées aux reflets cuivrés par le henné sont libérées des foulards. Les parfums d’épices alourdissent le souffle du sirocco. Le soleil efface toute goutte de sueur. Le ciel chargé de poussières est laiteux.

    Les avenues de la ville s’animent de couples joyeux, jeunes filles aux décolletés généreux sous le hâle des bains de mer, jeunes gens prêts à flirter dans l’allégresse. Des silhouettes voilées d’un drap blanc cachent leurs rondeurs oscillantes, une main retient un pli du burnous pour ne découvrir qu’un œil pétillant de gaîté et de malice. Les babouches claquent. Les groupes descendent les multiples escaliers, attirés par les navires glissant sans fin dans le port. Sur les blocs de la jetée les baigneurs se grisent de soleil puis plongent et éclatent les vagues en gerbes scintillantes.

     

    Silence.

    Le silence s’écroule sur la ville.

    Le crépuscule est arrivé, il commande l’heure du couvre-feu. La ville s’est scindée en deux blocs : les radios diffusent des informations en langue arabe, et en français. Chacun tend une oreille attentive, les enfants ne jouent plus, les femmes restent enfermées. Les pas rythmés des patrouilles accentuent le malaise. Les cœurs s’accélèrent. Les hommes se taisent. Ils attendent l’arrêt des pas, les coups de crosse dans les portes, la fouille des appartements. Les hommes enlevés disparaissent. Aux interrogations sur leur sort il n’est répondu qu’un mépris. L’énigme persiste des mois, des années. Les disparitions aléatoires brisent les familles. Nul n’entend les cris des suppliciés. Les visages se ferment, les questions demeurent  sans réponses : vivants ou morts ? Quelle torture ? Quelle agonie ? Le poids du silence désespère.

     

    Brisure.

    Le fracas des bombes brise l’entente.

    Stupeur, étonnement : la ville a changé de visage. Les attentats se multiplient. Le sang sèche sur les trottoirs. La suspicion se répand. Un arrêt de bus, une poubelle, un poteau de signalisation : tout est interrogation. Tout peut éclater, vous mutiler, vous anéantir. L’insouciance a fui. L’anxiété marque les visages. Les drames se multiplient. L’homme tue l’homme sans raison, les ordres sont donnés : augmenter la liste des tués, des disparus. Dans les deux camps, il faut détruire l’entente, augmenter la cassure, provoquer l’exil, vider la ville de la communauté blanche. Les incendies se multiplient, un cercle de feu éclaire la rade. Une épaisse fumée noire assombrit le ciel. Des décharges de mitraillettes fusent. Les familles dépossédées de leurs biens s’agglutinent sur les quais d’embarquement. Elles scrutent une dernière fois leur ville.

    Les femmes arabes ont abandonné leurs voiles, elles poussent des you-yous glorieux : leurs maris ont vaincu.

    La ville a changé d’identité. Alger a retrouvé son nom : El Djézaïr.


  • Commentaires

    1
    Jean-Jacques
    Mercredi 14 Janvier 2015 à 18:05

    Voilà un beau texte dévoilant en peu de mots l'atmosphère d'Alger avant, pendant et juste après la guerre. Tu as su trouver les mots et le rythme pour décrire ce que tu as ressenti à cette époque. Les phrase courtes accentuent le sentiment d'urgence ou de stress permanent des habitants. C'est une belle réussite.

    2
    Roland
    Lundi 19 Janvier 2015 à 19:53

    Très beau texte, en effet, renforcé par la précision du style. Phrases courtes, accentuant l'atmosphère d'inquiétude, situation dramatique. Phrases plus longues, pour souligner la légèreté, l'allégresse des jeunes gens, flirtant dans la ville. Bravo.

    3
    eliane
    Samedi 11 Avril 2015 à 17:37

    On sent que tu vis dans tous tes souvenirs ! Bravo !

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