• Le voyage en draisine

    par Jean-Pierre Leguéré

    14 Janvier 2015 à 18:38

     

    Les chemins de fer, au cours de la guerre d’Algérie, ont été la cible des partisans algériens. Le jour, ils tiraient sur les wagons, moins pour tuer ou blesser que pour terroriser, assurer leur maîtrise du terrain ; la nuit, ils déboulonnaient les voies pour provoquer un déraillement ou ils minaient la ligne pour faire sauter la loco. L‘armée, pour limiter les risques, envoyait des draisines chaque matin, avant le passage des convois réguliers, avec pour mission de faire sauter les mines éventuellement placées sur la voie ou de prévenir les déraillements. Les draisines étaient des petites locos blindées, dont le moteur diesel  poussait un ou deux wagons lestés de sacs de sable qui étaient censés sauter sur les mines éventuelles ; parfois la mise à feu de la bombe était calculée pour qu’elle explose quelques secondes après le passage du premier wagon, sous la draisine et se faire plus meurtrière

    En été, nous partions au petit matin, mais en hiver, comme cette fois là, il faisait encore nuit lorsque nous grimpions dans la machine. Nous étions sept dans cette cage métallique dont la fréquentation s’apparentait, somme toute à un jeu de hasard. Le seul confort était quelques sacs de sable posés par terre sur lesquels on pouvait s’asseoir ou se coucher. Nous étions partis vers 4h30 de Blida et nous nous dirigions à très petite vitesse vers Maison-Carrée, dans la proche banlieue d’Alger. Qui était là ? Plus de cinquante ans ont passé et j’ai oublié bien des noms. Herbois ! je me souviens du sergent Herbois qui commandait la manœuvre ; un mécanicien conduisait la machine ; il y avait bien sûr le radio, il s’appelait Genêt, je crois, oui…Benjamin Genêt, et puis les quatre autres qui, comme moi, surveillaient la campagne de part et d’autre, à travers d’étroites lucarnes. Debout, à ma droite, Arnaudin, un pâle garçon grand et frêle, dont le treillis trop long lui conférait l’apparence d’un tire-bouchon, faisait son premier voyage. C’était un appelé, comme nous étions tous les sept. De temps à autre, nous plaisantions, de ces grosses plaisanteries dont l’évocation me font honte aujourd’hui…mais j’ai tort, il s’agissait seulement de calmer la tension qui régnait dans cette triste forteresse ambulante. Le reste du temps était silence, on entendait seulement le roulement du métal sur l’acier, que saccadait le bruit des roues à chaque raccordement de rails.

    Nous roulions depuis près d’une heure quand j’entendis Arnaudin m’appeler, juste assez fort pour se faire entendre malgré le bruit. Ses yeux cherchaient mes yeux.

    — Brigadier…Oh ! Brigadier !

    — Oui ? 

    — Si le wagon saute, on fait quoi ?

    — Tu sais, j’en suis à mon quinzième voyage, le wagon n’a jamais déraillé, jamais sauté non plus !

    — Oui, mais si ça nous arrive ?

    — Ta gueule ! Ça nous arrivera pas ! Tu m’entends, ça nous ar-ri-ve-ra pas :

    J’eus un sourire à son adresse, parce que je n’avais pas de mots. Oui, qu’est ce qu’on ferait si …ma foi, je n’en savais rien. On aviserait. Sourire, c’était le mieux.

    Bientôt le soleil friserait les collines que l’on distinguait au loin, à l’est. L’aube rosirait ce matin glacial de fin février… Les masses indécises, inquiétantes, deviendraient arbousiers, eucalyptus, orangers ; il y en avait des orangers et encore des orangers et des champs d’orangers ! Arnaudin aurait moins peur ; pourtant cela ne changerait rien, les fells pouvaient avoir miné beaucoup plus loin vers Alger. Comme disait notre instructeur, l’adjudant Pelletier, que nous appelions Branle-bas, pas seulement parce que son expression favorite était « Branle-bas de combat », mais surtout pour moquer sa petite taille :

    C’est toujours en fin de mission, quand l’attention se relâche que ça pète !

    Brusquement on entendit Herbois crier au mécanicien :

    Arrête, Arrête !...Freine, On s’arrête…

    Puis à nous tous :

    On s’arrête…Juste pour pisser ! Trois minutes, pas plus ! On descend en deux fois. Avec les armes. Armées les armes ! Et on ouvre l’œil. Fissa les mecs !

    Quatre d’entre nous sont sortis, le mat 49 à la main. J’ai fait partie de la seconde fournée. Je me suis éloigné un peu, cherchant l’abri pudique d’un maigre buisson.

    Je ne sais pas bien comment cela s’est passé ni même comment cela a pu se passer… J’avais à peine réajusté mon treillis et j’allais retourner à la draisine que je la vis démarrer.

    Oh ! Oh ! attendez-moi, bon Dieu !

    Personne ne m’a vu, personne ne m’a entendu, personne ne s’est aperçu de mon absence. Le lourd convoi a pris sa lente vitesse de croisière, je suis resté sur le ballast. Seul. Avec mon pistolet mitrailleur et un chargeur. Seul avec moi-même qui haïssait les armes et ne me voulait pas d’ennemi. Nous avions laissé, me semblait-il, une gare, AÏn–Quelque-Chose, un quart d’heure plus tôt… Le mieux était de s’y rendre, puis de profiter du premier train du matin pour regagner Maison-Carrée.

    Pour que ma silhouette se détache le moins possible dans le paysage, je descends au bas du ballast. J’ai envie de m’immobiliser, de me terrer au fond d’un trou avec l’espoir illusoire d’être invisible. La peur, ça paralyse. Il faut la surmonter.. Combien de temps me faudra-t-il pour aller là-bas ? Une demi-heure ? Oui, au moins une demi-heure, à découvert. S’il y a des fells dans le coin, qu’est ce que je fais ? Je repense à Arnaudin, à sa peur que je n’ai pas su calmer. Je m’en veux de ma réponse trop brutale. Je marche dans l’herbe un peu humide, courbé le long du ballast pour ne pas offrir une silhouette trop voyante. Droit devant, sans regarder ni à droite ni gauche, à faire l’autruche, comme si ne pas voir le danger allait me l’épargner. Puis, je me souviens de Branle-bas, encore lui !

    Pour faire la guerre, disait-il, faut surtout pas avoir d’imagination sinon vous crevez mille fois avant qu’une vraie balle tue votre trouille et vous tranquillise pour l’éternité !

    Malheureusement pour moi, l’imagination, je n’en manque pas ! Le passage furtif d’un fennec, l’envol d’un groupe d’oiseaux, un bosquet trop touffu et mon pas ralentit… puis se fait plus rapide dans la crainte de manquer le premier train. Finalement j’arrive à Aït-Quelque-Chose ; les deux portes de la gare sont ouvertes, et grincent au vent léger ; la seule pièce qui la compose est vide. Un horaire poussiéreux, punaisé au pur, annonce le prochain train dans plus d’une demi-heure. Il n’y a rien pour s’asseoir, mais de toutes façons je ne tiens pas en place, un œil fixé sur ma montre, un autre sur d’éventuels dangers…Faut-il rester dans la gare, à l’abri des regards ? Faut-il rester dehors pour voir venir ? Je ne cesse de faire la navette, la main crispée sur la gâchette, l’oreille attentive. Personne ne se présente. Un peu après 7 heures, un roulement se fait entendre au loin, la micheline annoncée arrive. Qu’est ce que je vais y trouver?

    Elle transporte quelques hommes, des ouvriers avec leur musette, mais surtout des femmes avec des enfants, des poules dans leurs cages, des cabas emplis de légumes de toutes sortes. À mon approche, les femmes assises sur le long banc de bois le plus proche de moi se laissent glisser d’un seul mouvement vers la fenêtre, serrées les unes contre les autres. Pas pour me faire de la place mais bien pour mettre le maximum de distance entre elles et moi, comme si leur crainte en allait diminuer. Un vieux s’est assis, au bout du banc sur la place ainsi laissée libre, tel un muret entre les femmes et moi. Il est légèrement de biais, face à moi. Je me souviens aujourd’hui encore de son sec visage couronné de blanc et de sa moustache grise, fournie, et de ses yeux foncés, étrécis en de profondes orbites. Il s’est figé, humble, mais calme, ferme. Et ses yeux ne cessent plus de fixer mon pistolet mitrailleur. Au bout d’un temps, je me décide à le désarmer, puis à pousser le chargeur vers l’avant. Le vieux croit-il au contraire que je viens d’armer ? Son regard garde la même fixité, il a juste comme une contraction dans les pommettes suivi d’un mouvement de la pomme d’Adam. Nous sommes restés ainsi, lui, l’arabe, et moi, face à face, tout au long du voyage.

    Maison-Carrée ! La micheline klaxonne une dernière fois, puis s’immobilise. Je me rappelle ce bref instant où les yeux du vieux, l’arabe, et les miens enfin se rencontrèrent. Sans animosité aucune.

    Est-il quelque chose de plus contagieux que la peur ?




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