• par Louis-Marie Roussiès

    avril 2017

     

    Je dis la paix mais c’est étrange

    Le sentiment de peur que j’ai *

    En regardant ceux qui se vengent

    Et n’hésitent pas à tuer.

     

    Je dis la paix mais c’est étrange

    Le sentiment de peur que j’ai

    En observant ceux qui ne mangent

    Jamais assez pour subsister.

     

    Je dis la paix mais c’est étrange

    Le sentiment de peur que j’ai

    Quand je vois des hommes qui plongent

    D’un bateau de réfugiés.

     

    Je dis la paix mais c’est étrange

    Le sentiment de peur que j’ai

    Lorsque les médias dérangent

    L’accès à la sérénité.

     

    Je dis la paix mais c’est étrange

    Le sentiment de peur que j’ai

    Sachant que la nuit se prolonge

    Quand on est prêt à renoncer.

     

    * Aragon

     


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  • par Louis-Marie Roussiès

     2 novembre 2015

     

    Comme à chaque sortie en mer, Tristan Lambert, le capitaine du bateau de pêche «  La Maria » éprouvait un grand plaisir : partir plusieurs jours, rechercher les bancs de poissons, affronter les hautes vagues, prévenir les dangers, commander à ses matelots, vivre des moments d’angoisse, avoir la mer comme seul paysage à 360° tout autour… autant de défis, de situations extraordinaires, de moments intenses, pour lesquels il n’aurait pu renoncer…

     

    Les longues années passées en mer avaient marqué son visage : des traits burinés, un teint hâlé, de profondes rides sur son front. Ses yeux plissés, son regard perçant recherchaient un sourire, un lien, une bienveillance chez son interlocuteur. Peu bavard, quasiment taiseux, chacun savait qu’il gardait en lui ses ressentiments ; l’alcool seul, avait le pouvoir de le rendre loquace au cours des longues veillées d’hiver ou les soirs de tempête, aux cafés du port. C’est alors qu’il faisait revivre les instants pathétiques dans lesquels l’angoisse de la mort proche, partagée avec les autres marins, l’avait envahi. Brusquement, il revenait dans l’instant, remerciant la mer de l’avoir épargné, de l’avoir gardé si proche de sa femme bien aimée, de ses enfants adorés, de ses amis inoubliables. On le respectait dans le port pour son dynamisme et son sang-froid dans les moments difficiles.

     

    Une petite équipe de matelots fidèles œuvrait avec bonheur sur son chalutier, complètement modernisé pour la pêche en haute mer. Beaucoup regrettaient la pêche sur des petits chalutiers près des côtes : un rythme plus humain, une convivialité, une solidarité entre les marins, le partage du butin… des valeurs un peu oubliées. Aujourd’hui, le souci de la rentabilité nuisait aux longs moments d’échanges, et la tâche, au moins aussi rude, n’était guère mieux payée. On avait gardé de ce temps-là, un lien fort, inaltérable entre les hommes.

     

    La météo annonce un temps plutôt maussade mais pas de tempête à l’horizon.

     

    Franck est confiant. On lui a signalé des bancs de poissons à deux jours de bateau, on va sans doute compléter un butin déjà riche depuis le début de l’année ! Son fils de 16 ans, Antoine, attiré par l’appel de la mer l’accompagne.

     

    A peine sortis du port, un ballet de goélands les poursuit par des cris perçants.

     

    « Ils devraient attendre notre retour pour se gaver, on les a trop gâtés la dernière fois, s’écrient quelques marins ».

     

    La terre s’éloigne définitivement de leur vue, seuls le bruit des moteurs et l’éclaboussement des vagues sur la coque les accompagnent, les rassurent. Au milieu de la passerelle le capitaine surveille les écrans radars et conduit les mouvements du bateau ; les quelques informations de la radio sont rendues inaudibles en raison d’un grésillement tenace. « Impossible d’avoir des infos sur la météo ! »

     

    Le parcours paraît long ! On s’occupe comme on peut à bord par de multiples petites tâches pour la préparation de la pêche. (Vérifier les chaluts, nettoyer les frigos, surveiller les moteurs…). On observe la mer juste avant qu’elle ne soit fendue par l’étrave du bateau, elle révèle des choses extraordinaires : des profusions de poissons gobés par des fous de Bassan.

     

    Dans les eaux internationales, la pêche est abondante, mais de plus en plus réglementée. Franck a trouvé un riche banc de poissons auquel se sont déjà attaqués un bateau russe et un bateau norvégien.

     

    Sur place, le largage des chaluts se fait dans un fort roulement de tonnerre ; trois lourds filets s’enfoncent dans la mer et disparaissent, le radar permet de suivre l’évolution de la pêche. Dans les minutes suivantes les gros engrenages ramènent les filets remplis de toutes sortes de poissons « c’est un super jour, on reviendra plus tôt que prévu ! ».Le travail est rude pour tout le monde : il faut trier, dépecer, classer, mettre dans de grands frigos et puis recommencer…Une odeur nauséabonde se dégage. «  C’est bien les gars, mais l’horizon se couvre, un gros grain nous attend, dépêchons-nous ! » .Une forte bourrasque arrive tout à coup, ébranle le navire « Rentrez les chaluts sinon nous allons chavirer ! » les hommes font de grands efforts, ballottés au gré des vagues, certains vomissent, d’autres hurlent ; des forces contradictoires secouent le bateau. Un apaisement, un calme tout relatif arrive après de longues minutes. Soudain des matelots crient « un petit bateau à la dérive, des migrants ! » des gens couchés lèvent la main vers eux, d’autres ne bougent pas, on devine des femmes et des enfants « on va essayer de les sauver, crie le capitaine, il faut s’approcher… faites une manœuvre doucement dans leur direction, on ne peut pas mettre un bateau à la mer, c’est trop risqué, on va utiliser des cordes ou des chaluts… » Les écrans radars annoncent une accalmie de courte durée. La Maria s’ébranle dans une houle assez forte, le petit bateau tient. L’angoisse se devine sur les visages. « J’ai appelé les secours mais nous sommes dans les eaux internationales, c’est très compliqué, une frégate peut-être, mais pas question d’envoyer un hélicoptère, le temps est trop perturbé ! » Soudain on voit trois hommes plonger et se diriger vers le bateau  « ils sont fous, des désespérés, l’eau est froide, ils ont des combinaisons, jetons leur des cordes, mettons les chaluts à la mer… » Ils s’approchent laborieusement, saisissent les cordes ; on tire par l’arrière, ils lâchent, se rattrapent, on les ramène finalement dans la cale, transis, râlant, crachant, épuisés. Leurs regards en disent long ; ils sont très jeunes, on se croirait dans un film d’horreur « Réchauffons-les dans des couvertures, donnons-leur une boisson chaude ; quelle idée de partir de son pays dans ces conditions !... et pour les autres que fait-on ?  

     

    - Un homme a plongé, il s’éloigne de nous! On ne peut rien pour lui.

     

     -Lançons des cordes vers le bateau, on pourra peut-être les entraîner vers nous, si l’un d’eux en attrape une et l’accroche quelque part.»

     

    La houle ne se calme pas, bien au contraire, « Ah ! Voilà une frégate qui s’approche… » Catastrophe ! Le bateau vient de chavirer, les corps se débattent dans la mer… « Ils vont tous crever, les secours arrivent trop tard ! » 

     

    Franck ne fait que hurler, donne des ordres dans tous les sens, s’en prend aux éléments. On fait une manœuvre. « Rien à faire, c’est une catastrophe ! Rentrons au port, en accélérant nous y serons demain matin, tant pis pour la pêche ! Sauvons nos trois rescapés … »

     

    Les visages sont fermés. On allonge les naufragés sur des lits de fortune. L’infirmier prend soin d’eux, les aide à respirer, surveille le battement de leur cœur… On regarde la mer devenue le cercueil de ces malheureux, tout a disparu, et les réflexions vont bon train. « Que va-ton dire de nous ? On s’est mal débrouillés ! Je n’aurais jamais imaginé voir cela ! Pourquoi prennent-ils tant de risques ? » On entend aussi quelques rares réflexions racistes « On n’a pas besoin de tous ces gens, qu’ils se débrouillent chez eux ! » Très nerveux le capitaine fait les cent pas, remonte le moral, apaise les tensions. « J’ai envoyé des messages, la police et les garde-côtes nous attendent au port »

     

    On parle beaucoup, on s’agite, on jette un coup d’œil aux migrants qui commencent à prononcer des mots incompréhensibles ; on devine que ceux-ci ressemblent à un « merci », on devine aussi qu’ils viennent de Libye…

     

    Les moteurs en surrégime souffrent. « Attention ralentissez un peu, il ne manquerait plus qu’ils nous lâchent ! » hurle Franck.

     

    Des messages d’encouragements et des conseils pour les soins des migrants sont reçus.

     

    La côte approche enfin ; soulagement autant qu’appréhension !

     

    La police les accueille, des journalistes se faufilent, les ambulanciers s’activent...

     

    Un comité d’accueil pour les migrants s’approche, pose des questions.

     

    « Ecoutez, dit Franck, je ne vais pas rentrer dans les détails, nous en avons sauvé trois, mais une vingtaine au moins, sont au fond de la mer, les secours sont arrivés trop tard, nous sommes fiers d’avoir été utiles, vous savez que les marins sont très solidaires, on a fait ce qu’on a pu, j’ai dû rentrer vite, abandonner ma pêche qui s’annonçait abondante, pourrions-nous avoir des regrets ? »

     

    « On vous appelle au téléphone, c’est le commandant de la Frégate, Le Garrec ! »

     

    Anxieux, Franck arrache le téléphone…

     

    -Je tenais à prendre de vos nouvelles et à vous dire que nous avons pu sauver cinq migrants en mettant une chaloupe à la mer, ils vont bien.

     

    -C’est une petite consolation.

     

    -Sans votre sang froid, tous seraient au fond de la mer !

     

    -Je n’ai fait que mon devoir, on se verra un jour, j’espère. »

     

    Franck répond à toutes les questions d’un journaliste de « Ouest France »et se trouve avec ses marins au milieu d’une bande de badauds.

     

    Son fils Antoine s’approche :

     

    « Papa, j’ai toujours pensé que la mer était quelque chose de beau mais aussi de tragique, et que les marins étaient des gens courageux ! Je suis de plus en plus attiré par ce métier, demain je repars avec toi… »

     


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  • par Louis-Marie Roussiès

    2 novembre 2015

     

    Je suis née un jour d’orage. Tout de suite j’ai été “goutte d’eau”. Je me suis écrasée dans un torrent par hasard. J’avoue que j’ai eu beaucoup de chance !

     

     Cela m’a plu de me mélanger spontanément avec mes compagnes.

    Je n’ai pas eu le temps de réfléchir... j’ai été emportée vitesse grand V dans la descente d’une montagne. Quelle dégringolade!

     

    Je ne sais pas trop pourquoi je suis là ! peu importe!

    Ce qui est sûr c’est que j’ai ressenti une impression de force incroyable!...et j’ai constaté que j’étais faite pour aller très loin...

     

    Je peux vous dire que nous faisons pas mal de bruit ensemble lorsque nous plongeons du haut des rochers. Le mieux c’est lorsqu’on atterrit : on ne s’entend plus du tout...et on se serre très fort avant de continuer.

     

    Je suis bien contente, car tout change d’un instant à l’autre.

     

    Tiens, brusquement on s’arrête! Nous gonflons démesurément, de nouvelles compagnes nous rejoignent et nous compressent, et puis brusquement nous repartons...

     

    Nous filons! nous filons ! Quel plaisir! Mais nous avons drôlement minci depuis le début; je viens de m’apercevoir que des compagnes disparaissent. On n’est plus très nombreuses...

     

    Je me réchauffe de plus en plus! J’ai peur de disparaître! Que faire? J’aimerais que de nouvelles gouttes d’eau nous rejoignent, nous ne pouvons plus avancer. Nous sommes en danger !

    Brusquement, nous sommes secouées de toutes parts et des “gouttes d’eau” toutes fraîches nous tombent dessus...Il était temps! On dirait qu’il suffit de penser très fort pour obtenir quelque chose. Je retiens la leçon...

     

    Maintenant, c’est la vie rêvée...nous avançons doucement sans problèmes; j’espère que ça va continuer très longtemps...nous sommes bien ensemble!

    Certains jours nous avons un peu chaud, d’autres jours un peu froid mais nous cheminons, c’est le principal!

     

    Une fois, nous avons été éclaboussées, nous nous sommes retrouvées très haut; c’était cocasse! et plus loin j’ai pris contact avec d’autres compagnes très calmes .

     

    Les jours passent...

     

    Depuis hier, je me demande ce qui nous arrive!.. Je ne me reconnais plus,on dirait qu’un liquide mauvais s’est glissé sur nous; j’étouffe un peu, je suis isolée de mes compagnes...

    Quelque chose d’affreux s’est posé sur nous...ça m’enlève tout mon enthousiasme! que faire? J’ai appris qu’il faut patienter, faire confiance , ne pas désespérer, vouloir que ça change...

    On n’avance plus ! je ne peux plus bouger, je suis paralysée...fini les beaux jours! je ne suis plus “ goutte d’eau”...

     

    Un beau matin je ressens un léger bien être....quelque chose se décape autour de nous, on nous enlève une couche horrible... j’ai failli partir avec !

    Je me sens tout à coup très légère! ouf! je redeviens comme au début dans le torrent ! “ j’ai beaucoup changé tout de même !”

     

    J’ai retrouvé de la force et je file avec tout ce beau monde qui m’entoure...au moins ce qu’il en reste.

     

    Les semaines passent...

     

    Maintenant avec les autres j’ai l’impression de m’élargir de plus en plus!

    C’est très grisant! Des compagnes arrivent de partout! Je n’aurais jamais pensé qu’une chose pareille se passerait... je me mélange sans arrêt avec d’autres, ça me fait grand plaisir...

    Ensemble nous progressons...et à force de nous élargir on arrive à une immensité ; quelle aventure!

    Mon corps est visqueux mais on flotte mieux... beaucoup mieux!

    on monte, on descend, on s’étale ...Souvent, on est tiré dans une force incroyable et on retombe brusquement...c’est le summum!

     

    Et puis nous avons des moments sans bouger que j’aime beaucoup aussi...Je crois que je vais rester ici...j’ai tellement de place...

    Si un jour je pars ce sera bien loin...

    Il me semble que quelques gouttes se transforment car on ne les revoit plus!

    Je vais finir en vous disant que je suis heureuse...je vis chaque instant...

     

    je suis immense...

     

    Post- scriptum

    Des années passent...

    Par un jour de gros orage la “goutte d’eau” tombe de nouveau par hasard dans le torrent d’une montagne...

     

    Second prix de la nouvelle à Auvers sur Oise en 2006


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  • par Louis-Marie Roussiès

    27 Janvier 2015 à 22:49

     

    Facteur de la guerre 14-18

    Le facteur

     

     

    Bonjour Monsieur, 

    Bonjour Madame,

    J’ai une lettre pour vous,

    Elle vient du front

     

     

     

     

    Je dis ces mots tous les matins

    A des gens très angoissés.

    A ma façon je crée des liens

    Dans mon métier de messager.

     

    Les nouvelles sont très mauvaises

    Je reste un peu pour écouter

    Tenir des propos qui apaisent

    Et repartir tout bouleversé.

     

    J’suis trop vieux pour la guerre

    J’suis loin de mes amis

    J’suis un témoin très amer

    Mais j’suis celui qui réunit.

     

    Les gars là- bas sont courageux

    Ne pensent qu’à nous, qu’à leur village

    Certains blessés sont malheureux

    D’autres ont pris de mornes rivages.

     

    Je peux vous dire que les mots

    Venant du pays de l’enfer

    Ne calment en rien tous les maux

    Et les grands malheurs de la guerre…

     


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  • par Louis-Marie Roussiès

    27 Janvier 2015 à 19:29

     

    Je vais vous raconter une histoire, que j’ai longtemps gardée secrète,  et qui me donne encore quelques frissons!.

    Je m’appelle Yann. A l’époque j’ai 14 ans, je viens de passer avec succès mon certificat d’études, ce qui m’a surpris car j’étais loin d’être dans les premiers de ma classe ; je suis l’aîné d’une famille de six enfants, la petite dernière Judith a six ans, nous habitons dans le marais.

    Ce matin-là, je prends le bateau pour aller relever le filet que j’ai placé la veille dans la rivière à un kilomètre environ de notre maison ; je n’ai pas voulu que ma petite sœur se joigne à moi comme elle aime le faire souvent. Le ciel est dégagé, une légère brume capte de belles lumières, je suis plein d’entrain en ce jour naissant, quelques oiseaux s’envolent sur mon passage, des poules d’eau s’éloignent ou plongent . Arrivé sur le lieu marqué par une petite borne rouge de ma fabrication j’amène le filet jusqu’à ma barque en le tirant brusquement ; je vois tout de suite une belle tanche et un brochet qui se débattent frénétiquement. «  Que mes parents vont être contents ! pour une fois je rapporte une bonne pêche ! » Ma bonne humeur me donne des ailes et je ne rebrousse pas chemin tout de suite…même si mon père m’attend pour lui donner un coup de main comme d’habitude à la ferme «  je n’ai pas envie de me tuer à la tâche  comme il le fait ! » Je continue donc ma navigation, le coeur joyeux, en chantonnant quelques chansons apprises à l’école et je m’enfonce dans le marais en suivant les canaux et les fossés recouverts de lentilles d’eau. Je suis un peu perdu, les fossés se succèdent comme dans un labyrinthe. J’entends le cloches de l’Eglise qui annoncent la fin de la messe…J’aime naviguer au fil de l’eau ! une nature pleine d’insectes , de poissons, d’oiseaux rares m’entoure, m’envoûte…Tout à coup, à l’angle d’un fossé et d’un canal je devine une maison au toit de chaume  «  C’est la maison de Fernando, le réfugié espagnol ! » Mon père m’en parle souvent ! il se demande toujours comment il fait pour vivre si loin de tout : il faut qu’il prenne le bateau pour sortir de chez lui car sa maison est entourée d’eau ; l’hiver avec la crue le rez-de-chaussée est inondé ! . Au moment où ma curiosité s’ exaspère, je le vois sortir et l’entends m’appeler d’une grosse voix rauque  «  Viens donc jeun’ homme, j’ te connais un peu, t’as pas à avoir peur ! laisse ton bateau, j’vois pas grand’monde ces jours-ci…on va boire un p’tit coup et parler ».

    Fernando est réputé dans le village , c’est un réfugié espagnol qui appartenait aux brigades rouges, il a été fait prisonnier puis s’est évadé. En 1938 il est arrivé dans notre village, tout dépenaillé et mourant de faim il y a une dizaine d’années. On l’a bien accueilli. Il a choisi de vivre dans une maison à peine salubre au fond du marais, a évité la guerre 39-45. Il s’y plaît, dit-on, mais de drôles de rumeurs courent sur lui et ses mœurs…Mes parents m’ont conseillé de m’en méfier ! Je crois que tous ces ragots attisent ma curiosité car malgré son apparence hirsute, ses yeux bleus, vifs, pleins de douceur m’attirent d’emblée et m’interrogent sur son originalité . J’accoste donc le long de son jardin puis j’attache mon bateau à un tronc d’arbre aménagé à cet effet. Il vient m’accueillir en me tendant une main amicale et chaleureuse « Sois le bienvenu, j’ t’ai vu arriver et j’ai remarqué que tu te débrouillais bien pour conduire ton bateau avec la pigouille,*          c’ n’est pas donné à tout le monde » Sa longue tignasse et son visage marquée de profondes rides lui donnent un air de « Robinson » qui ne me déplaît pas ! Je suis ses pas , me laisse conduire à l’intérieur de sa petite maison. Ma surprise est grande en découvrant une grande pièce bien rangée, un sol carrelé très propre, des meubles vernis dans le style de la région et une haute cheminée dans laquelle une bûche finit de se consumer. « j’fais toujours une p’tite flambée le matin, avec l’humidité ça fait du bien à la maison ! ici c’est la pièce où je vis, ça m’suffit, j’ai une chambre, une arrière cuisine et là-haut un p’tit grenier, faut      qu’j’ prenne l’échelle pour y monter ; quand l’eau arrive dans la pièce il faut tout superposer ! » Je reste muet, très curieux d’en savoir plus  sur mon hôte.

     - Assieds-toi me dit-il brusquement j’vais t’chercher un p’tit verre pour que tu goûtes de mon eau d’vie de prune, elle est extra !

    - Mais je n’ai que 14 ans, bientôt 15 il est vrai, faut pas abuser de l’alcool lui dis-je d’un air décidé.

    - T’inquiète pas, t’arriveras bien à retourner chez toi ! un p’tit peu à ton âge ça peut pas te faire de mal !

    Il s’absente par une petite porte cachée derrière un rideau. Il tarde, je me demande bien ce qu’il fait ! J’en profite pour explorer sa pièce. Quelques bric-à-brac d’objets sont dispersés sans ordre apparent par terre ou sur des étagères : des outils, des boîtes, des verres, des portraits de vieilles personnes…Au-dessus d’un meuble qui ressemble à une commode je soulève un tissu brodé qui cache 5 à 6 beaux livres reliés, des Malraux, des Victor Hugo, des Maurois ! Ma surprise est totale ! Je feuillette l’espoir d’André Malraux ; de nombreux passages sont soulignés en rouge, tous ceux concernant la révolution du peuple ; les pages des misérables de Victor Hugo sont écornées et jaunies. A côté, un tout petit livre illustré sur la guerre d’Espagne est abîmé, un peu crasseux … J’entends du bruit, je me rassois mais il n’est toujours pas là ! Je regarde le paysage, comblé d’eau, de fossés, de bois…  Comment fait-il pour vivre seul dans ce lieu isolé, sauvage !. 

    Il arrive enfin très énervé  « je n’ trouvais plus ma bouteille de gnôle ! c’est un comble, j’en prends un petite goutte tous les matins » je lui fais part de mes

    découvertes pendant qu’il me sert généreusement…N’attendant pas mes questions il m’avoue  qu’il aime beaucoup lire, qu’il a appris un peu le français en Espagne , qu’un ami l’a aidé en France. Il me dit quelques mots sur sa guerre là-bas, son combat avec les républicains, son emprisonnement, son évasion, et me fait les louanges de la France qui l’a accueilli et ne l’a pas dénoncé. Il remercie mon père qui l’a caché quelques temps. J’écoute, subjugué par tant d’aventures incroyables… Je l’interromps et t’interpelle :

    - Dites-moi Fernando vous lisez vraiment beaucoup, j’ai vu les livres, ce n’est pas n’importe quoi !

    - Oui, la journée et le soir à la bougie… les livres que t’ as vus, j’ les ai lus des dizaines de fois !. Malraux avec son aviation est intervenu en Espagne pour soutenir les républicains, j’ lui en suis très reconnaissant. Les autres pays nous ont bien laissé tomber ! Quel gâchis ! En Espagne, règne un dictateur meurtrier, qui emprisonne, tue, torture, règne en maître pour longtemps,. J’ peux plus revenir dans mon pays , j’en souffre chaque jour… J’aime le récit des livres de Victor Hugo , quel souffle de liberté, lui, au moins, il a défendu les pauvres , mais il l’a payé par vingt ans d’exil !

    Quelques larmes coulent sur son visage, il se met la tête dans les mains. Je le trouve tout fragile , désespéré, désemparé…Il se met debout calmement et me sert un second verre.

    Il me semble entendre encore un peu de bruit.

    Il m’explique qu’on entend toujours du bruit ici … avec les oiseaux, les pies, les corbeaux, les buses, le poulailler, les branches arrachées par le vent, le bois qui travaille et que la nuit on croit entendre des revenants…. Je lui avoue que sa vie est unique, dramatique, héroïque, qu’il devrait se lier avec les gens du village. Les bouffées d’alcool me montent au visage , me rendent optimiste, m’étourdissent, me font un peu bafouiller... Il veut me resservir, je refuse ! il me sert un troisième verre ! Il dit que je me débrouille bien sur mon bateau, qu’il n’y a pas de problème, qu’il peut me reconduire au cas où je ne tiendrai pas le coup. J’ai du mal à le suivre maintenant car il n’arrête pas de parler de ses bouquins, qu’il connaît décidément par cœur !

    J’interviens régulièrement pour affirmer que je vais partir. Le brouillard arrive , mes parents vont se demander où je suis passé , je me demande même si je vais retrouver mon chemin dans mon état d’ébriété très avancé désormais. Puis il sort de nouveau pour revenir un bon quart heure après. « Fallait qu’j’aille donner à manger aux poules  »

    Je me lève, enfin, titubant, en lui avouant tout mon intérêt pour ses récits et en lui certifiant que je reviendrai un jour prochain «  pas de problème, mais j’suis pas toujours là ! quand je pars j’ferme tout, tu verras bien ». En me levant mon pied droit s’accroche à une corde qui traînait là et je tombe sur mon coude, je ressens une vive douleur dans tout mon bras. Il m’aide à me relever , tout mon bras est paralysé, je ne peux plus le plier… Il s’absente et revient avec une longue bande qu’il me serre pour l’immobiliser « A la guerre , j’ai soigné beaucoup de blessés, ne t’inquiète pas, mais faudra aller voir ton toubib ! » Il me propose de me ramener chez moi sur son bateau  «  tu reviendras avec ton père chercher le tien ! »

    J’entends encore du bruit, je crie : « Fernando, vous me cachez quelque chose, il y a quelqu’un chez vous ! » « Arrête tes cris, jeune homme, il est grand temps que je te ramène, monte dans mon bateau, je vais te conduire chez toi, t’ es un peu trop saoul !  » Je m’installe avec son aide, il prend la pigouille. Au moment de partir je crois avoir une vision, - ce n’est pas l’alcool- je vois sortir une grande femme blonde vêtue d’un vieux manteau et un enfant brun tout frisé d’une dizaine d’années, très négligé. Je lui enjoins d’arrêter et l’apostrophe vivement « Fernando vous n’êtes pas seul ! » « Non , j’ai failli t’en parler plusieurs fois au cours de notr’ entretien mais j’ n’ai pas pu, c’était trop dur ! » Il pousse le bateau et me raconte à bâtons rompus toute sa vie intime dans sa cabane au fond des marais. Il a connu cette femme en arrivant en France dans un village des environs et a eu un enfant. Elle a fui, car ni ses parents, ni les gens du village, n’auraient supporté une fille-mère, et, qui plus est, d’un immigré espagnol ! Elle est venue habiter avec lui dans la clandestinité dans ce marais « mouillé ». Il affirme que personne ne s’en est aperçue ! Les journaux ont parlé de cette disparition mais au bout de quelques temps les recherches ont cessé… Nous continuons notre navigation - mon bras me fait très mal - Il m’avoue que le plus inquiétant c’est pour l’enfant ( il n’en dormait plus !), qu’il lui a appris un peu le français, mais qu’il va falloir le scolariser.

    « Tu vois m’avoue-t-il, enfin , j’ n’ai pas eu peur des franquistes, j’ suis monté au front, j’ai été blessé, j’ai failli mourir plusieurs fois, j’ai été fait prisonnier, j’ m’ suis évadé, j’ai changé d’ pays … mais j’ai eu peur du  qu’en dira - t-on  d’une famille, des gens d’un village, j’ai sacrifié la vie d’une femme, j’ai perturbé gravement la scolarité d’ mon fils Carlos !… Au fond, j’ suis un lâche ! »  

    Notre bateau arrive à son terme, je le salue, il s’éloigne, puis disparaît dans une courbe de la rivière…

    Carlos est devenu mon ami, sa mère Edith s’est fait quelques amies dans le village, Fernando est devenu moins sauvage, mais de drôles d’histoires courent toujours sur lui…

     

    * la pigouille : longue perche qui sert à pousser et conduire le bateau


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