• Miroir, mon beau miroir...

    Jean-Jacques Vollmer

    17 novembre 2017

     

    Clovis, quand il avait sept ou huit ans, se regardait souvent dans le grand miroir ovale situé sur la porte de l'armoire, dans la chambre de ses parents. Il se regardait de face, puis tournait la tête à droite, puis à gauche, pour se voir de profil, mais il n'y arrivait pas bien. Parfois, il prenait aussi le miroir de poche dans le sac de sa mère, et en se contorsionnant, tentait de voir à quoi ressemblait sa nuque, comme chez le coiffeur, mais ça ne donnait rien. Il avait essayé aussi de se regarder le dos, le derrière des mollets et des cuisses, le dessous les bras, mais il n'y avait pas grand chose d'intéressant dans ces coins là.

    C'était curieux, quand même, de pouvoir observer tout le monde sous tous les angles, et de ne jamais pouvoir le faire pour soi. On connaît bien les gens, se disait-il, il n'y a que soi-même qu'on ne voit pas, ce n'est pas normal. On se croiserait dans la rue qu'on ne se reconnaîtrait pas...

    Il reportait alors son attention sur son visage, et faisait la moue. «  Je ne suis pas beau, se disait-il, Roger est bien plus beau que moi. Il a les cheveux longs et une grande mèche, moi j'ai un épi court sur le devant, qu'est ce que c'est moche ! » Pour lui, c'était un jugement dans l'absolu, il n'en était pas encore à l'âge où on se préoccupe de son corps et de la mode pour séduire les filles.

    Les jours où il ne pensait pas à cela, il s'amusait devant la glace, faisant des grimaces, les doigts dans la bouche pour retrousser ses lèvres et montrer ses dents, puis les mains derrière la tête pour faire bouger ses oreilles, sans succès. Ou encore il louchait et faisait rouler ses globes oculaires dans leur orbite, ça le faisait rire tout seul. Mais il ne le faisait jamais dehors, devant les autres, il avait peur de paraître ridicule.

    Un jour, chez le coiffeur, il observait dans le miroir l'homme manipuler les ciseaux et le rasoir, et sa curiosité l'amena à lui poser une question : « Vous êtes gaucher, Monsieur ?». Il n'avait encore jamais vu de gaucher. Le coiffeur jugea la question stupide et lui mit sous le nez sa main munie des instruments, et c'était la main droite ! Cela plongea Clovis dans un abîme de réflexion : comment une main droite pouvait-elle bien se transformer en main gauche quand on la regardait dans la glace ? Cette affaire le tourmenta longtemps, car personne ne put lui donner d'explication satisfaisante. C'était comme ça, voilà tout, cela faisait partie des choses innombrables qu'il fallait accepter sans discuter, comme le bleu du ciel (pourquoi pas vert, ou rouge, après tout) ou le fait qu'on a deux yeux et pas trois. Dans un miroir, le sens est inversé, un point c'est tout, inutile de perdre son temps à se demander pourquoi.

    A cette époque, il lut aussi « Alice au pays des merveilles », et d'autres questions lui vinrent à l'esprit. Alice traversait le miroir ! C'était idiot, bien sûr, il voyait bien qu'il n'y avait rien derrière la porte de l'armoire (il avait quand même vérifié...), mais comment se faisait-il qu'on voyait dans la glace une autre pièce, presque la même, avec juste la droite devenue la gauche. Où était-elle ? Certes, on ne pouvait pas y aller, ni toucher les objets qui s'y trouvaient, mais on voyait bien quelque chose, et si on le voyait, c'est que ça existait quelque part !

    Bien plus tard, quand il étudia les lois de l'optique et les propriétés de la lumière, il comprit un certain nombre de choses. Mais pas tout. La science donne parfois quelques explications, mais ne répond jamais aux interrogations fondamentales, celles qui demandent toujours pourquoi l'univers est comme il est et pas autrement. Et elle ne dit pas non plus pourquoi Roger, dans le miroir, était plus beau que lui...

     


  • Commentaires

    1
    J. P. Leguéré
    Vendredi 26 Janvier 2018 à 06:41

    C'est toujours un plaisir de te lire, mais ce texte réveille en moi un souvenir,crée un écho. Je ne sais trop à quel âge notre prof de physique nous a enseigné que l'eau était composée de H2O. Soit,mais comme ton héros, je lui ai posé la question du pourquoi. À quoi il m'a répondu que c'était comme ça parce que c'était comme ça. ...Ce jour la France a perdu toute chance que je devienne un jour prix Nobel de physique!

    De plus, à mes yeux, ce texte est l'un des plus représentatifs de ton approche de l'écriture tant sur le fond que sur le style: toujours un peu distancié par rapport au sujet, toujours proche de la question philosophique avec une pointe d'humour. J'aime bien.

    2
    Charlotte
    Dimanche 13 Mai 2018 à 17:42

    Moi aussi j'aime bien ce texte et tous, je crois, avons essayé de nous voir de dos.

    Mais le principal,  Jean-Jacques, n'est t-il pas d'être conscient, même sans le voir jamais ,  que nous avons un dos ? Un jour je flânais dans les rues d'Abidjan et je m'aperçois qu'un homme, un blanc, qui marchait devant moi, n'a pas enfilé sa ceinture dans les œillets arrière de son pantalon. Tiens-tiens  ! Me dis-je. Je l'observe mieux et je vois que s'il est bien coiffé à l'avant ,  sa chevelure est complétement en désordre à l'arrière. Tien-tiens-tiens  ! Me redis-je : ce monsieur est-il conscient   qu'il a été fabriqué  en trois dimensions ! Il marche à grands pas et je le perds de vue l'oubliant presqu'aussitôt. Il y a toujours des tas de choses à voir quand on flâne dans les rues.

    Une heure plus tard... 

    Je retrouve le monsieur blanc attablé à la terrasse d'un café. Il parle,  la conversation semble être bien joyeuse, il rit, fait de grands gestes...

    Sauf qu'il est seul !

    j'en ai conclu ceci : quand on n'a pas conscience que l'on a un dos, qu'on se croit aussi plat qu'une plaque de chocolat, alors c'est qu'on est fou ! Roger n'était pas fou, lui, il était même très intelligent mais je vais te dire un truc, Jean-Jacques, il faut se retourner très vite pour se surprendre de dos ! 

     

    Charlotte, du café débat ! 

     

      

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