• Jean-Pierre Leguéré

    13 novembre 2022

     

    Il était six heures du soir, mon verre était au trois quarts vide, la nuit tombait… Vous m’avez, demandé cher Maître, de vous écrire aussi précisément que possible ce qui s‘est passé. Pour nourrir vos « conclusions » m’avez-vous dit, sans trop que je comprenne ce que c’était que ces « conclusions ». Je vais m’y efforcer, mais je mesure la différence entre la réalité et les vérités. La seule réalité, me semble-t-il, c’est mon geste irréparable ; le reste est une succession de vérités, oscillantes selon les points de vue, composées d’actes innocents au lieu de la loi, mais toutes constitutives de l’acte final.

    Je vais commencer très en amont parce qu’il me semble que chaque acte naît d’un autre acte, comme un flot d’un autre flot. Donc, il était à peu près six heures. C’était dans un café de la rue de Rennes, dont je ne peux absolument pas me souvenir du nom, ni même avec certitude de la situation géographique dans la rue. Othar m’avait dit que l’on se retrouverait là en fin d’après-midi. Je pense tout de même que si je pouvais y aller, je le reconnaîtrais à cause de ses couleurs vertes et jaunes et des miroirs qui multipliaient les clients.

    J’étais donc là, docile et j’attendais ; ce dernier mot est trop faible, il me semble que tout mon être était fait de cette attente. Comment dire à quel point j’étais amoureuse d’Othar Tchenkeli ? En l’attendant, je ne me contentais pas de répéter silencieusement son nom, je le murmurais, je l’articulais, syllabe après syllabe :  O thar Tchen Ke li, O thar tchen ke li… la vibration des sons courait sur mes lèvres et provoquait en moi la même excitation que celle que me procurait son index courant d’une commissure de mes lèvres à l’autre, se plaisant à me pénétrer impérieusement l’orée de la bouche. C’est vous dire combien j’étais amoureuse, physiquement amoureuse. Ce n’était que depuis trois mois que nous nous connaissions. Je ne savais pas grand-chose de lui mais il était grand, fort, son regard était tout à la fois doux, intense, possessif, parfois aussi moqueur, un peu ironique. Un jour, je lui avais sottement demandé si tous les Georgiens lui ressemblaient ; alors qu’il maîtrise notre langue mieux que moi, il m’avait d’abord répondu dans sa langue natale, une façon sans doute de se fiche de moi et de me dire Va te faire foutre avec tes questions idiotes ! Ensuite, il avait adouci le ton : et toi, toutes les bretonnes sont aussi bien faites que toi ? Souffler le chaud et le froid, c’était une de ses spécialités à Othar ! Je crois bien, Maître, que l’expression anglaise falling in love est la mieux adaptée à ce que je ressentais. Penser à lui suffisait à me faire perdre l’usage normal de mon cerveau, de mon cœur, mon ventre tressaillait, mes jambes m’abandonnaient.

     

    Il est arrivé peut-être une demi-heure après-moi. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus que sa haute taille et ses cheveux en bataille dans la salle du café. Il a négligé la place face à la mienne et s’est installé à côté de moi, très près. Il a appelé le garçon et sans même me demander mon avis il a commandé deux vodkas puis il m’a embrassé sur la bouche. C’est drôle, ce baiser m’a semblé moins amoureux que…, quel mot utiliser ? « Technique » peut être ? J’ai eu l’impression d’un tour de clé comme pour ouvrir une porte, totalement dénué de sentiment et de pudeur. Je ne sais pas si quelqu’un nous regardait et quand bien même tous les yeux de la salle se seraient-ils reportés sur nous que je ne m’en serais pas aperçue. Nous étions sur une île déserte. A 21 ans, Othar était le troisième homme avec lequel j’avais une relation amoureuse, mais les deux premiers m’avaient déçue, je me disais : « C’est ça l’amour ? Ce n’est vraiment pas la peine d’en faire des dizaines de milliers de romans, de poèmes, de tourner des millions de kilomètres de pellicule ». Avec Othar m’était venu le temps du grand branle-bas !

     

    Le premier émoi passé, nous avons commencé à parler de notre journée à l’un et à l’autre. Comme vous le savez, Othar est traducteur-interprète de Georgien et de Russe ; il avait passé la plus grande partie du temps à traduire les conférences d’experts sur le thème des solution novatrices pour lutter contre les « nouvelles » violences. Quand j’y repense, je trouve cela comique au regard de ce qui s’est passé chez moi ensuite. A vrai dire, c’est surtout lui qui a parlé, pourtant mon boulot à Pôle-emploi me donne l’occasion de rencontrer de drôle de phénomènes, de drôles de situations, de drôles de drames, mais je crois que cela ne l’intéresse pas trop. Peut-être aussi que je ne sais pas comment raconter.

     

    Nous sommes restés dans ce café un peu plus d’une heure, je m’en souviens parce que sur le mur en face de nous il y avait un énorme cadran en bois façon vintage qui marquait sept heures vingt quand j’ai dit à Othar :

    - T’as pas faim, toi ? Moi, oui, t’avais dit qu’on irait au restaurant, non ?… »

    et lui de me répondre :

    - Fais pas chier avec ça ! On a le droit de changer d’avis, non ? J’ai vu des gens toute la journée, j’en ai marre moi d’entendre le brouhaha des voix… On va chez toi, direct !

    - Mais, Othar, à la maison, il n’y a peu près rien dans le frigidaire…

    Il ne m’a pas répondu et moi, je n’ai pas trop osé insister pour lui répéter que j’avais faim. Je sentais qu’il m’enverrait balader.

     

    Nous avons pris le métro à la gare Montparnasse pour gagner la station Convention ; c’est là, vous le savez déjà, Maître, que j’habite, rue des entrepreneurs. A huit heures, nous étions chez moi. Il y avait cinq œufs et du gruyère, j’ai fait une omelette. Othar s’en est satisfait. Pendant que je battais les œufs, il m’a interrogé sur le bateau de Grand-Père.

    - Katel, c’est quoi, ce bateau dans une bouteille ?

    J’étais contente qu’il m’interroge sur ce bateau, seul trésor de mon appartement :

    - Tu sais, je n’ai pas toujours habité Paris. Nos ancêtres sont bretons, de Concarneau, mais mon grand-père est allé chercher du travail à Fécamp, comme terre-neuvas et c’est à Fécamp que je suis née. Il pêchait la morue, un métier de forçat…Le bateau que tu vois est la goélette sur laquelle il embarquait trois fois trois mois par an ! Approche-toi, tu verras son nom, « Gloria ». Quand il a pris sa retraite, il a eu tout le temps pour la faire la maquette du Gloria…. NON, NON NON, tu le laisses sur la cheminée, Othar, on n’y touche pas ! Mon beau quatre mâts, il est fragile et je ne veux pas voir mon grand-père mourir deux fois !

    IL a arrêté son geste mais il a continué à regarder ma goélette et cela me faisait plaisir qu’il s’intéresse à ce morceau de moi-même.

     

    On a vite mangé l’omelette puis Othar a commencé à me regarder avec un sourire complice et à me caresser. On a fait l’amour, très longtemps. Puis brusquement, il a regardé sa montre,

    - Onze heures et demie ! Zut, faut que j’y aille ma p’tite, je commence tôt demain matin…

    Il s’est habillé rapidement, s’est recoiffé en passant ses mains dans ses cheveux et c’est à ce moment précis, Maître qu’a commencé le drame.

    Il est allé vers la cheminée en disant, « ça Katel, c’est trop beau, j’peux pas résister, je l’empooorte ! ».

    Je lui ai dit quelque chose comme : « T’es fou ou quoi, Othar. Laisse mon bateau tranquille sur la cheminée ! ».

    Il l’a pris, à deux mains, comme pour me narguer. Et puis il a dit : « Ferme là, Katel ! ». Je me suis dirigé vers lui pour le lui reprendre et, là, il l’a laissé tomber. Est ce qu’il l'a fait exprès ? Je n’en sais rien . En tout cas, j’ai perdu la raison, j’ai saisi la bouteille de gin et, avec la force d’une colère que je n’avais jamais encore ressentie, je lui en ai donné un grand coup au visage sur le côté droit. D’un coup, il est tombé sur mon bateau, je l’ai refrappé une seconde fois. Son oreille puis son visage sont devenus plein de sang… Je me suis affalée sur le lit, hébétée. J’ai mis je ne sais combien de temps à appeler les secours. Quand ils sont arrivés, il était mort.

    La suite, Maître, vous la connaissez mieux que moi qui, depuis cette soirée, vis dans l’épais brouillard de la désespérance.

    Leguen Katel, 445721, Fleury-Mérogis, le 30 août 2016.

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    2 janvier 2023

     

    J’ai eu du mal à la trouver, cette photo. Pourquoi celle-là et pas une autre, va savoir ! J’ai fouillé l’antique coffre de mariage, et puis sept grosses boîtes de carton, et une autre de bois ; il faut y ajouter les albums. La recherche a été longue, hoquetante, sans cesse interrompue par les intermittences du cœur : les hésitations (c’est qui là ? Bernard ou son frère ?), les incrédulités (quoi, c’était elle ! Bon Dieu, elle était canon ! Ses cheveux, ses courbes…), les imprécations ( ce que t’as pu m’empoisonner la vie, toi), l’émerveillement (Sublime vraiment sublime, cette lumière du soir en Crète), les étonnements (Nooon, c’est Maman ! Elle était donc là…Ah, mais bien sûr, imbécile, c’était son anniversaire !).

    Dans une photo, il y a tout ce que l’on voit mais parfois, plus encore, tout ce que l’on ne voit pas et qui réveille un souvenir dans son intégrité. C’est ce qu’elle m’a dit cette photographie en couleurs, trouvée parmi un tas d’autres en vrac, sans aucun souci de classement : dans mon jardin d’Anet, une délicieuse fin de journée d’automne. Louise et Marie, mes deux petites filles, 6 ou 7 ans, bavardent près d’un grand rosier ; simultanément les deux cloches de l’église voisine, respectivement baptisées, elles aussi, Louise et Marie, annoncent cinq heures. Louise et Marie conciliabules, Louise et Marie tintinnabulent. Douceur d’un instant.

    Personnages, évènement, décor, lumière, son : heureux hasard d’une rencontre entre l’objectif et l’ensemble des éléments cadrés.

     

    Et puis je me suis attardé sur cette autre image monochrome, de format 13x18, prise en Algérie, à l’orée d’une petite forêt de la Mitidja. Nous sommes quatre, en treillis, pistolets mitrailleurs MAT 49 à la main ; deux d’entre nous sont assis, à l’appui d’un maigre chêne-liège ; l’autre copain et moi, nous sommes debout, la main en visière comme pour mieux voir ce qui se passe au loin. Je ne suis pas capable de mettre un nom sur mes trois compagnons. Je ne me souviens pas plus de l’auteur de la prise de vue. Et pourtant, à partir de cette seule image, comme un paléontologue à partir d’un seul ossement est capable de reconstituer un animal entier, remonte en moi, morceau par morceau, l’une des pratiques les plus sordides de cette guerre : celle qu’on appelait « la corvée de bois ». Elle consistait à se débarrasser de prisonniers encombrants, souvent des gens qui avaient été torturés, qu’ils aient parlé ou non ; on les emmenait en forêt soi-disant pour aller ramasser du bois, en fait pour les abattre au prétexte qu’ils avaient cherché à s’évader. Le procédé permettait ainsi d’éviter toute enquête gênante.

    Enfin, je l’ai trouvée celle que je cherchais ! Une photo en noir et blanc, 5 cm sur 8, bordée d’un cadre blanc dentelé. Elle a été prise en 1946 ou 1947, en Sologne, près de Salbris, au cours d’un camp de louveteau. Sur la photo, il y a Benji à gauche, François à droite et, entre les deux, Antoine, mon meilleur copain d’alors. Antoine adorait faire des tours de magie et la photo le montre exerçant son art sous le regard à la fois intrigué et souriant de ses deux voisins.

    Quand il a eu fini son tour, j’ai reposé ma veille boîte Kodak, un simple appareil cubique reçu lors d’un précédent anniversaire, pour l’applaudir avec les deux autres. C’est après que ça s’est corsé. Benji a déclaré :

    Moi, j’ai quelque chose à vous raconter !-

    - C’est quoi ? répondîmes-nous en chœur ?

    - Moi aussi, je fais de la magie ! Et le voilà qu’il se met à se tordre de rire…

    - Ben, raconte !

    - Vous allez voir les Bleus, tout à l’heure ! (Les Bleus c’était l’autre patrouille de douze ; nous nous étions les Rouges et la rivalité entre les deux patrouilles de louveteaux se manifestait de toutes les façons)

    - Ben… qu’est qu’il va leur arriver aux Bleus ??

    - Les Bleus, je leur ai fait de la magie (et il ouvre grand ses yeux en hochant la tête de droite à gauche)

    - Ben oui, Benji, raconte quoi ! Quelle magie ?

    - Vous allez voir leur tête quand ils vont manger leur gamelle d’haricots !

    - Qu’est-ce qu’elle a leur gamelle de haricots ?

    - J’ai pissé dedans !

    Le trio en en chœur :

    - Comment ça t’as pissé dedans ? Dans les haricots des Bleus ? ? Sérieux ? pissé ?

    - Ben oui quoi…pendant qu’ils faisaient leur séance de gym, je me suis approché de la gamelle et j’ai pissé dedans vite fait !

     

    Benji s’attendait à nos rires, il les a eus, mais ce ne fut pas le rire franc, joyeux d’avoir rendu la monnaie de leur pièce aux Bleus ; nous avions vaguement le sentiment que Benji avait dépassé les bornes, sans trop savoir la nature de la frontière dépassée : la morale, la santé, la bonne camaraderie ?

    Et puis Antoine, en nous interrogeant du regard, nous a dit :

    - Peut-être que si on boit de la pisse on peut mourir, non ?

    Nous nous sommes regardés, commençant à envisager avec angoisse les conséquences de la « magie » de Benji…

    Je ne me souviens plus de nos tergiversations, mais finalement, Antoine et Benji allèrent confier leur inquiétude au chef de meute. Ce soir-là, nous fûmes privés de haricots et les Bleus mangèrent les nôtres…

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    8 juin 2023

     

    J’aurais aimé qu’un témoin invisible filme la scène qui s’est passée hier soir chez nous. Ce film, s’il existait, je l’analyserais image par image, phrase par phrase, silence par silence. Juste pour être sûr de ce dont je me souviens, pour relire la scène avec distance, enfin pour le montrer à qui refuserait de me croire. Bien sûr, je m’attendais à la stupeur de Maman, à la colère de Papa, aux larmes, aux cris de ma mère, à la réprobation vigoureuse de mon père…Ce fut très différent de ce que j’attendais, mais le fait est constant, non ?

    La veille, c’était mon anniversaire. Pas n’importe lequel, mon dix-huitième, celui qui faisait de moi une citoyenne à part entière (je rigole !). Depuis combien de temps l’attendais-je cet évènement ? Des mois, peut être deux ans…  En fait depuis que j’avais décidé de me faire couper les cheveux, d’avoir la boule à zéro. Je leur en avais demandé la permission, ils me l’avaient refusée maintes et maintes fois, sans appel. Pour fêter ma majorité, ils avaient fait fort, ils avaient invité la famille, les proches et quelques-uns de mes amis, Cyril et Jules du côté des garçons, Marine et Garance côté filles, (tous les quatre triés sur le volet). Il y eut des fleurs blanches, des discours convenus, des cadeaux trop…trop je ne sais quoi, mais trop, quoi !  Pourtant, malgré mes efforts pour être présente aux uns et aux autres, souriante, amène, j’avais la tête ailleurs. J’ai pataugé toute la soirée dans une sorte de brouillard dans lequel je me répétais : demain, tu ne seras plus confite dans un uniforme convenu, tu n’apparaitras plus ni comme fille ni comme garçon, tu seras fille et garçon, telle que tu es au plus profond de toi -même…

    Dès le lendemain matin, j’étais chez la coiffeuse. Je m’inquiétais un peu des réactions d’Elsa, mais elle a été très bien. Quand elle m’a demandé :  qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, Emma ? et que je lui ai répondu, tu me coupes la boule à zéro, elle a juste dit : sérieux ? j’ai acquiescé assez gravement pour qu’elle prenne ses ciseaux, sa tondeuse et se mette au travail sans barguigner. Elle a même eu assez d’humour pour, après l’opération, glisser le miroir derrière ma nuque et me poser la question rituelle : ça te plaît comme ça ? Complices, on a eu un petit rire étouffé toutes les deux. J’ai regardé par terre pour dire adieu à ma chevelure blonde. J’entends encore Maman me dire, quand j’étais toute petite, tu as de l’or sur la tête ma chérie ! J’ai pensé que je devrais ramasser mes cheveux, les lui donner, elle pourrait les mettre au coffre avec ses bijoux !  Elle était si fière d’être par là même, en quelque sorte, enrichie…En rentrant, j’ai mis de la musique rock punk -Rebel girl de Bikini Kill-, puis je suis allé droit dans mon armoire et j’ai essayé diverses tenues. En jean avec un pull, même si l’on perçoit un peu mes seins, au premier abord, il est difficile de savoir si je suis de l’un ou de l’autre sexe, de l’un ou l’autre genre. C’est moi, ça, juste moi !  Je n’ai rien regretté, je ne regrette rien. Finalement, cela s’était si bien passé avec Elsa que je me disais : tu en fais tout un plat, mais peut-être que les parents feront, comme Elsa, l’impasse, le silence sur ma transformation. J’exultais. Malheureusement, je rêvais.

    La caméra aurait sans doute filmé une vue d’ensemble de mon arrivée dans la salle à manger où les parents se trouvaient déjà installés. Moi, j’ai focalisé sur Maman, seulement sur Maman. A peine étais-je entré, à peine avait-elle vu l’ampleur du désastre qu’elle avait ouvert la bouche, comme rendue muette d’horreur, puis elle s’était levée, elle avait sorti de la poche de son gilet un mouchoir à dentelles qui avait déjà dû servir à sa mère et à sa grand-mère dans les grandes occasions, elle s’en était chiffonnée le visage dans un gargouillis de sanglots.  Papa n’a pu maîtriser sa colère mais c’est sur Maman qu’elle est tombée. Il s’est levé, la serviette à la main avant de lui jeter :

     - Arrête de te tamponner les yeux, arrête de te besogner le nez avec ce foutu tire-jus, arrête bon dieu ! ça ne sert à rien de gémir…

    Maman était comme sidérée ; elle nous a tourné le dos, sans un mot, sans un regard. Elle nous a laissés avec la porcelaine, l’argenterie et le gigot froid. Mon regard l’a suivie au-delà de la porte, oui au-delà, juste pour reprendre mon souffle et affronter mon géniteur.

    Papa était debout. Pâle, m’a-t-il semblé, mais avec les yeux d’acier qui sont les siens quand il vit une situation de tension. Je me souviens d’une réflexion de ma copine Garance qui l’avait vu dans l’un de ces mauvais jours : Emma, si un jour, ton père disparaît, sûr qu’avec un bon détecteur de métaux, on le retrouvera ! (Trop, cool, non ?). On avait ri comme deux folles…

    Une fois la porte refermée, il a ouvert le feu :

    -  Tu fais pleurer ta mère…Emma… Mais, ma fille où t’as la tête ? Qu’est ce qui t’a pris de … de … ? Pourquoi tu nous fais ça ? C’est de la provocation ?

    -  C’est ma tête à moi, pas la vôtre et je ne voulais pas vous faire de peine… Ce ne devrait pas être une surprise : combien de fois je vous l’ai demandé depuis des mois ? Je suis majeure maintenant et je peux être qui je veux, avec l’apparence qui me convient. Papa, je ne veux pas obéir à des lois que la nature n’a pas écrites pour moi…

    Il m’a regardé, non ce n’est pas le mot juste, il m’a examiné d’un long regard. J’ai mal supporté ce nuage informe et grisâtre qui s’est installé entre nous ; je l’ai rompu, sans rien calculer, juste pour me raccrocher à quelque chose :

    ­­ - Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Je suis anormale à tes yeux ?  Je ne suis pas anormale, je suis moi. Masculin-féminin, au plus profond de mon être, comme la nature m’a faite. Et laisse-moi te rappeler que ce sont vos gènes, les tiens, ceux de Maman dont j’ai hérité… C’est vous qui m’avaient créée, sauf erreur… T’es pas content du résultat ?

    - Tu me fais peur, Emma. Peur pour toi, peur pour ta vie. Pense à ton avenir.  Tu es une femme un jour tu porteras un enfant, plusieurs peut-être. Tu comprendras ce que tu nous fais vivre aujourd’hui…

    - Des enfants, un mari ? Pas besoin d’un mari ! et puis des enfants… on est déjà 8 milliards sur la planète, c’est pas suffisant pour toi ? Il va faire beaucoup trop chaud pour élever des enfants, tu crois pas ?

    Le silence est redevenu pesant. Je n’osais pas regarder mon père, non qu’il me fasse peur mais parce que je ne savais quoi lui dire, ni avec des paroles ni avec mon regard ; je gardais les yeux fixés sur le gigot, sans vraiment le voir.

     - Écoute, Emma, si tu es homo, ta mère et moi, nous sommes capables d’entendre, de t’écouter, de t’aider, oui, de t’aider…

    - Mais non Papa, faut pas tout réduire au sexe.  C’est seulement que je ne veux pas d’étiquette sur mon front. « Lesbienne », pas plus « qu’hétéro ». Arrête de m’enfermer dans des cases !

    J’ai préféré taire que je partageais le lit de Jules et celui de Garance avec le même plaisir...

    Je ne sais comment nous nous sommes retrouvés à nos places habituelles à table. Nous nous sommes mis à manier couteaux et fourchettes, machinalement. Le gigot n’avait aucun goût, pas plus que le reste. Nous célébrions un rite pour éviter une rupture plus grande encore.

    Et puis Papa n’a pu se retenir :

    - Quelle merde ! les voisins, les proches, la famille, tout le monde va croire que tu as le cancer.  Dieu merci, ce n’est pas ça !... Mais, dis-moi, Emma, qu’est-ce qu’on va leur dire ? Que nous ignorons ce qui arrive à notre fille ? que c’est peut-être un moment d’adolescence ?


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  • Jean-Pierre Leguéré

    30 juin 2023

     

    Tout au long de la Blaise, il se racontait autrefois une histoire qui se serait passée à l’automne 1814, dans la région proche du château de Maillebois, non loin des deux lavoirs de Blévy. Écoutez voir !

    Deux jeunes gens natifs de Blévy, copains depuis la plus tendre enfance, Louis Tissandier, agriculteur à la ferme du Boscbordel et Joseph Gouhier, forgeron, décident d’aller aux champignons pour améliorer l’ordinaire. On a vite fait en cette saison de remplir un panier de bolets, de girolles ou de chanterelles. Le terrain de cueillette est d’autant plus vaste que l’on dit malade le garde-chasse des terres de Maillebois et que les murs d’enceinte offrent mille entrées, elles sont autant de percées dans les bois. Ce n’est pas le vicomte Tardieu de Maleissye qui fera lui-même la chasse aux promeneurs !

     Les paniers se remplissent un peu lentement au gré des jeunes gens et Joseph dit à Louis : Dis donc, à ce train-là on, a plus de chance de rencontrer le Grand Géant que de dîner d’une omelette aux champignons ! Le Grand Géant ! C’était une rumeur qui sévissait depuis plusieurs saisons déjà dans la région et qui terrorisait les femmes et les enfants. Certains l’auraient vu, les uns l’affirmaient glabre, d’autres hirsute avec des oreilles de loup, d’autres encore l’accoutraient d’un seul œil au milieu du front ; bref, on s’accordait tout à la fois pour dire qu’il existait et pour en donner les descriptions les plus incohérentes. Quoi qu’il en soit, à ce jour, le Grand Géant n’avait mangé personne. Ni l’un ni l’autre ne croyait beaucoup à cette histoire et seul le rire de Louis répond à l’exclamation de Joseph.

    La forêt s’assombrit peu à peu et les garçons décident de se rapprocher de la Blaise. Il y aura plus de lumière pour voir cèpes, bolets et trompettes-de-la-mort et plus d’humidité pour qu’ils poussent, se disent-ils ! La réalité leur donne raison et les voilà bientôt les paniers suffisamment pleins pour envisager leur retour à la maison. C’est alors qu’ils sont tout proches de la rivière, qu’ils perçoivent un curieux bruit, ils tendent l’oreille : - On dirait un vagissement ? des cris d’enfants ? – T’es fou ! - Ben écoute toi-même, Bon Dieu ! Ils se rapprochent de l’eau, regardent en amont, en aval ; il leur semble que, mêlés au clapotis, les pleurs d’un bébé sont de plus en plus audibles. Soudain surgit, plus haut en amont, une forme qui n’est ni celle d’un morceau de bois, ni d’un paquet d’herbes, c’est une valise, une grosse valise de couleur marron foncé ! C’est de là qu’à leur grande stupeur, proviennent les cris d’enfant ! Portée par le courant, elle se dirige vers eux et ils n’ont pas même à mettre les pieds dans l’eau pour la stopper et s’en saisir.

    A l’intérieur, enveloppé de chiffons de toutes sortes, mais aussi d’herbes de la rivière et de menus branchages, coiffé d’un bonnet, un bébé, dont on ne voit que la tête, ne cesse de pleurer. Comme dit Louis : - Pour un Grand Géant, il est un peu petit ! Les garçons s’aperçoivent que les linges sont humides et froids, ils retirent leur chemise, tirent l’enfant de son fragile esquif, échangent les linges mouillés contre leurs propres vêtements ; Louis prend les deux paniers de champignons, Joseph le berceau improvisé, et tous deux se hâtent de rentrer à Blévy. Sans passer par chez eux, ils se précipitent chez le maire, Charles Quéru. Lui qui se gratte la tête d’un air pensif face au moindre problème, là, il s’affole :  Misère de misère, on avait bien besoin de ça ! On en fait quoi de ce mignot ? Qui est la mère, Hein ? Ah bien sûr, on n’en sait rien ! Bon sang ! Un enfant trouvé ! Dans la rivière ! Qu’est-ce qu’on va en faire, je vous demande ! Devant son incurie, les garçons suggèrent qu’on recoure au curé : il sera de bon conseil et il habite à deux pas. Vite, il faut faire vite !

    Le curé, c’est Vincent Gaborit, un petit homme à la soutane élimée, le regard sans cesse en mouvement sous un chapeau rond, noir, aux bords rigides et plats. L’homme de Dieu, au village, est une énigme. D’abord : où, quand, comment a-t-il perdu trois doigts de la main droite ? Ensuite : quels sont les nombreux visiteurs qui viennent le voir de loin, parfois en bel équipage ? Tout ce qu’on murmure autour de lui, c’est que, prêtre réfractaire, il a dû fuir sa chère Vendée, que les précédents propriétaires du château, le duc et la duchesse de Fitz-James l’ont pris sous leur protection, que leur successeur, le vicomte de Maleissye en a fait son chapelain, que la haine qu’ils partagent des révolutionnaires explique les fréquentes visites au château mieux que les confessions ou les sacrements du vicomte et de son épouse… Ce halo de mystère mis à part, dans les villages qu’il dessert, on aime ce prêtre pour sa simplicité et son extrême dévouement. Une particularité vestimentaire lui appartient : sans doute frileux, quand il sort, c’est souvent deux cottes qu’il met sur ses épaules au lieu d’une et certains de ses paroissiens (point des meilleurs chrétiens !) le surnomment « Biscotte » … Il le sait et s’en amuse.

    En homme de bon sens, Gaborit rabroue ses visiteurs : - Qu’est-ce que vous allez chercher le secours du maire ou du curé, hein ? C’est d’une nounou dont vous avez besoin ! Il appelle Madame Zélie, sa servante : - Occupez-vous de l’enfant, il faut le réchauffer, l’habiller, le dorloter !  - Quant à nous, dit-il aux deux garçons, filons chez Madame Bérangère ! Et à l’édile (sans doute pour s’en débarrasser) : - Attendez-nous là, au chaud, Monsieur le Maire, nous allons revenir vite !   

    Madame Bérangère est effectivement la femme de la situation : elle est sage-femme. Une sage-femme mais aussi une drôle de bonne femme ! Née Dupin, elle est veuve d’Honoré Marseille depuis huit ans déjà. Elle avait vingt ans quand ils se sont mariés, elle en a aujourd’hui trente-quatre ; c’est dire que le bonheur conjugal a été de courte durée : six ans. Elle n’a même pas le bonheur de retrouver les traits de son mari dans le visage d’un enfant : malgré leur ferveur amoureuse, ils n’en n’ont pas eu.  Par un étrange destin, il lui passe tous les jours des bébés entre les mains, des filles, des garçons, des chétifs, des gros, des-qui-crient-haut-et-fort et des-qui-geignent à n’en plus finir mais jamais elle n’a pu dire et jamais elle ne pourra dire :  Celui-là, c’est le mien ; elle s’est jurée de rester fidèle à son Honoré jusqu’à la mort. 

    Par chance, elle est chez elle et disponible. Elle connaît le curé avec qui elle baptise à longueur d’année les nouveau-nés (quand elle ne les baptise pas elle-même lorsqu’il y a urgence et que le curé est absent, l’Église lui en a donné le droit). Elle connaît aussi Joseph et sa famille ; Louis, le forgeron, elle ne le connaît que de vue. On lui raconte rapidement l’histoire. Mon Dieu, mon Dieu, Monsieur le curé, ce qu’il faut c’est le nourrir ce bébé ! Il lui faut des seins à ce petit ! 0ui, oui, Je vais lui trouver une nounou tout de suite… Et d’envoyer Joseph chez une de ses pratiques avec mission de la ramener sur le champ !  - La ramener où ça, Madame Bérangère ? … - Chez Monsieur le curé, Joseph ! et pour la suite, on verra !

    Tandis que Joseph file chez la nounou, les autres repartent vers le presbytère. Sitôt arrivé, l’homme de Dieu décide de baptiser l’enfant : - Faisons-vite, si le Seigneur ne lui laisse pas le temps de devenir un homme ou une femme, qu’il devienne un ange ! Bérangère l’arrête dans son élan : - Monsieur le Curé, sauf votre respect, l’urgent, c’est de lui sauver la vie ! Attendons que la nounou lui donne le sein d’abord, nous verrons ensuite à le baptiser…

    Joseph et la nounou justement arrivent, à la hâte. Courir ce n’est pas vraiment l’affaire de cette grosse femme, en sabots, pas trop propre, une ombre de moustache sous le nez ! Il a fallu que Joseph dépense des trésors d’énergie pour la déloger de chez elle, la mettre en branle, hâter le pas… Le curé et la nounou se connaissent fort bien et il lui fait un accueil cordial. Il a cependant à peine le temps de l’accueillir que Madame Zélie entre dans la pièce et l’interpelle :

    - M. le Curé, M. le Curé, c’est un garçon !

    Tout le monde applaudit. A vrai dire, on n’aurait pas fait moins pour une fille. Non, on était encore dans l’inattendu, dans l’admirable…

    - Eh bien ce garçon, confions le bien vite à sa nourrice, dit le curé.

    On installe la nourrice dans le plus confortable fauteuil du presbytère et on prépare le baptême qui suivra. Le curé Gaborit ne revêt pas la chasuble mais seulement l’amicte et l’aube blanche par-dessus sa soutane, tandis que Madame Zélie apporte les saintes huiles et l’eau bénite dont il a toujours un peu au presbytère. Une brillante bassine de cuivre servira de fonds baptismaux, ce ne sera pas la première fois. Quels prénoms donner à l’enfant ? L’affaire est simple, il s’appellera Louis-Joseph en souvenir de ses deux découvreurs… Mais, le curé ne manque pas de rappeler que ce sont là aussi les prénoms du fils aîné de Louis XVI et Marie-Antoinette et que le premier dauphin mourut précocement de maladie à sept ans... Les voilà bientôt tous les cinq autour de l’enfant. Quand l’eau coule sur le front du bébé, lui souhaite-t-il, à lui qui fait si dramatique entrée dans le monde, de mourir moins précocement que le dauphin ? Il se contente de murmurer : - Le voilà devenu enfant de Dieu !

    Madame Zélie, plus pragmatique gémit : - Enfant de Dieu, enfant de Dieu, ben oui, Monsieur le Curé, mais un enfant de Dieu sans père ni mère, c’est qui qui va s’en occuper ?

     

    Pendant la petite cérémonie, le maire, visiblement, s’est dispensé de piété et a ruminé quelques interrogations ; à peine passé le dernier Amen, il les exprime à Bérangère sans beaucoup d’aménité :

    - Qui est la mère ? Madame Bérangère, tout de même, vous devez bien avoir quelque idée sur la question ! Vous les accouchez toutes ou presque ! C’est qui, dites-moi ? Je suis sûr que vous la connaissez !

    L’interpellée ne se laisse pas bousculer et le rabroue vivement :

    - Comme vous le dites, «toutes ou presque ! ».  Monsieur Quéru, la mère, là, celle de ce garçon, elle fait partie du « presque » et quand bien même elle n’en ferait pas partie, j’ai point à vous répondre ! Il y a mille raisons d’abandonner, le plus souvent c’est la solitude, la pauvreté et les malheureuses ne le font pas de gaieté de cœur, croyez-moi… Pour beaucoup c’est la honte et le remord à vie, mais la seule solution !  Pourquoi vous ne me demandez pas aussi qui est le père ? …Posez-vous plutôt la bonne, la vraie, la seule question : qu’allons-nous faire de Louis-Joseph ?

    Quéru se renfrogne mais se le tient pour dit.

    -Allons, allons, dit le curé, restons calmes mes amis ! Madame Bérangère a raison. Le passé est le passé, nous ne saurons jamais d’où vient cet enfant, c’est son avenir qu’il faut décider.

     

    Il y a un long moment de silence. Madame Zélie file vers la cuisine ; le curé, d’un geste machinal, sort son chapelet, grains de verre noirs et croix d’argent ; les deux garçons que leur découverte avait émerveillés se regardent, ils se sentent victimes d’une amère tromperie ; le miracle est devenu désastre. Quant à Bérangère, elle semble brusquement tout autre, rêveuse, enveloppée d’une émotion intime, contenue… 

    Le feu de l’action, l’urgence de nourrir l’enfant, de le baptiser avait fait oublier les lendemains ; voilà qu’ils font une cruelle  irruption…

    C’est à nouveau Quéru qui rompt le silence :

    -  Ben, je crois ben que la seule solution c’est le tour d’abandon à Dreux…

    Le prêtre, tout en hochant la tête, répète en un murmure : - Oui, le tour d’abandon…

    Bérangère sort de sa torpeur :

    - Point besoin du tour d’abandon, Monsieur le curé, j’ai souvent affaire aux sœurs de Saint-Paul ; nous leur porterons l’enfant !

    Louis interroge :

    - Mais c’est quoi le four d’abandon ?

    Bérangère sourit à leur fraîche naïveté, puis, d’une voix très douce :

    - Pas le four, le tour ! Pour éviter que les mères déposent leur enfant dans la rue ou devant le porche de l’église, au froid, à la pluie ou au grand soleil, on a inventé les tours d’abandon. Il y en a un à Dreux depuis deux ans, comme un peu partout en France. Vous voyez l’Hôtel-Dieu, à deux pas du beffroi ?  Eh bien dans l’un des piliers de l’entrée, on a pratiqué une sorte de guichet, dans laquelle on a installé une boite pivotante, de forme demi-cylindrique. Il y a un peu de paille par terre…  La mère ouvre la boite, y dépose le bébé, souvent la nuit ou au petit matin pour ne rencontrer personne…elle tourne ensuite le cylindre vers l’intérieur puis elle sonne une cloche pour avertir les religieuses qu’un enfant est là.

    D’une voix affaiblie Joseph demande :

    - Mais il y en a combien comme ça qui…

    - L’an dernier une vingtaine, lui répond la sage-femme mais je le répète, Joseph, on ne le mettra pas dans le tour, je le confierai aux religieuses de l’Hôtel-Dieu.

     

    La décision est prise. La nounou quitte le presbytère avec l’enfant, chacun rentre chez soi pour dîner. Ce fut une de ces pures nuits d’automne aux couleurs d’iris éclairés du jaune de la lune et piquetés de l’or des étoiles. Il se peut que ce soit à cause du contraste entre cette exceptionnelle beauté de la nature et le drame qu’ils avaient vécu ce jour-là que les uns et les autres eurent du mal à trouver le sommeil ? Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, ils se retrouvent tous à 8 heures à la ferme de Quéru. Déjà, l’attelage est prêt au départ. La nounou vient de rentrer chez elle, Bérangère porte l’enfant dans ses bras. Le prêtre le bénit, les grosses mains de ses parrains lui caressent doucement le visage.

     

    Bientôt, Bérangère et le maire  sont côte-à-côte sur le banc. Quéru se réjouit :

     - La route est sèche, on ne va pas s’embourber ! En quatre heures ou quatre heures et demie, on, fera l’aller-retour. Faudra tout de même s’arrêter à Dreux pour casser la croûte et donner du repos à la bête !

    Après cette annonce, ils restent silencieux, tout à la fois parce que le bruit de la charrette couvre la voix et que chacun est enfermé dans ses pensées.  Quéru est tout occupé de ses terres, il a une nouvelle charrue pour les labours et puis c’est le moment de semer de l’orge. Bérangère, elle, pense à une nouvelle vie. Á peine passé Saulnières, elle le dit en peu de mots :

    - Monsieur le Maire, on n’a pas besoin d’aller à l’hospice !

    - Comment ça, madame Bérangère ? Pourquoi ne voulez-vous plus aller à Dreux ?

    Elle rit.

    - Eh ben, qu’est-ce qui vous fait rire comme ça ?

    - Vous allez rire aussi. L’enfant, je le garde. Louis-Joseph, il s’appellera Louis-Joseph Marseille. Il aura une mère, j’aurai un garçon. Il sera la joie de ma vie et puis, plus tard, mon bâton de vieillesse ! Allez, Monsieur Quéru, faites demi-tour, on va chez nous, Louis-Joseph et moi !


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  • Nadine Foissotte

    16 juin 2023

     

    De l’azur éblouissant, le soleil largue depuis l’aube ses vagues de chaleur sur la vigne qui s’en repaît avec gourmandise. Les cœurs vert tendre agrippés aux ceps polis par les ans sont immobiles, les juvéniles grappes tendent leurs raisins vers cet astre bienveillant.

    Sur le chemin sinueux au bas du versant, les cailloux roulent sous les pas, la terre calcaire, nourricière et desséchée, exhale ses parfums subtils et indéfinissables. Celle-là même, qui dans deux mois, peut-être, collera aux bottes rendant épuisantes les vendanges.

    Les yeux s’égarent vers les rayures parfaites des plants alignés et impeccablement taillés. Sur le coteau opposé, les cultures de céréales exhibent leurs estivales couleurs formant une surprenante palette d’assemblages géométriques.

    Une route venue de nulle part serpente de calvaire en calvaire et mène à un village aux rues en pente ponctuées de toits rouges ou bruns, aux maisons parées de tonneaux débordant de pourpres géraniums.

    Pas un bruit ne vient rompre le calme de cet après-midi d’été, l’on entend seulement le tintement des cloches qui sonnent les heures et les pas fatigués d’une vieille femme qui chemine vers le cimetière.

    Une bienheureuse léthargie s’installe, alors, le temps semble immuable dans ce coin de Champagne.

     


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