• Un silence de mort

    Jean-Pierre Leguéré

    20 mai 2015

     

    La pensée lui vint sans doute que dans les mains de ces hommes là, il y avait des silex et des gueules de chien. Et qu’il lui faudrait du courage. Il trembla.

    L’accrochage, au petit matin, avait été bref. L’un d’entre nous était blessé d’une balle dans le ventre. 4 fells étaient morts, un autre prisonnier. Le radio a demandé de l’aide, deux jeeps sont arrivées dans lesquelles on a jeté les morts, dans l’autre le prisonnier. Une ambulance a emporté le blessé. Je me souviens, nous sommes rentrés au cantonnement par un creux et long chemin pierreux bordé de gros cactus et de figuiers.

    On avait enfermé le prisonnier dans cette pièce qui servait de prison sous la garde d’un caporal et d’un jeune appelé. Puis, plus tard dans la matinée, on l’avait emmené dans cette baraque que nous connaissions trop. Le capitaine était officier de renseignements, avec lui un adjudant-chef et un caporal, le jargon militaire dit volontiers un « cabot » Ils accueillent à coups de poings, à coups de pied, à coups de matraque.

    Il suffit pour le bourreau d’une dynamo manuelle, avec des électrodes, un instrument qu’on appelle familièrement gégène. Il suffit de disposer des oreilles et de parties génitales du prisonnier. L’intensité de la gégène est réglable : 180 volts, 220 ? 240 ? Tu parles, salaud, oui ou merde ? Le bourreau rigole : alors quoi le courant passe pas entre nous ? Il suffit pour le bourreau d’une barrique d’eau, pour asphyxier, il suffit de la crosse d’un fusil pour briser les os ; il suffit d’une porte et de son chambranle pour mordre des doigts ; il suffit d’un tuyau de caoutchouc pour strier le corps ; il suffit d’un torchon mouillé sur la bouche du supplicié pour étouffer ses cris. Parfois le torchon manque. Les cris, nous les entendons, les cris nous en sommes complices. Je les entends encore, comme des acouphènes que seule la mort éteindra..

    - Comment tu t’appelles

    - Ahmed

    - Ahmed, comment ? Quelle katiba ? Qui commandait ce matin ? Parle !

    Ahmed ne dira plus rien.

    Le chef de sa katiba leur avait dit ; Si tu es pris, tu te tais. Ils auront en main des silex et des gueules de chien, mais tu te tais. Oui des silex et des gueules de chien. Si tu es pris tu te tais. Sinon, c’est la katiba qui meurt.

    Le lieutenant dit : «  Bon dieu , mais tu vas parler sale bicot ? tu vas parler… »

    Le capitaine dit à l’adjudant qu’il faut faire parler le crouille pour sauver des vies humaines françaises. Ahmed hurle sa douleur pour mieux taire ses secrets et pour sauver des vies humaines qu’il pense algériennes.

    Le capitaine dit : « Ces salauds font la même chose de l’autre côté ! Te gêne pas, tourne la manivelle ! Tourne , bon dieu ! » 

    Le silence est courage. Terrible vertu.

    Prisonnier muet, inutile. On l’emmène dans les bois. On retire ses liens. On lui dit : Cours, Ahmed. Comment courir quand on a les dessous de pied ensanglantés ? Tu es libre, file… Comme un oiseau aux ailes rognées, Ahmed cherche l’envol. Une volée de balles de P.M l’abat. Dans le rapport, on écrira, comme d’habitude, que » le prisonnier a profité d’un moment de travail forestier pour tenter une évasion ». Mais ce crime portait un nom : « corvée de bois ».

    Courage du résistant Jean Moulin, courage du terroriste Ahmed. Martyr de l’un, martyr de l’autre. Vertu de l’un, vertu de l’autre. L’un repose au panthéon, l’autre est sous une pierre blanche dans l’anonymat. Le courage, sens premier du mot Virtus, est intemporel et universel. Aurais-je eu ce courage ?


  • Commentaires

    1
    Roland Maeseele
    Vendredi 22 Mai 2015 à 19:46

    J'aime beaucoup ce texte. Phrases courtes, nominatives, donnant du rythme à cet épisode poignant de la guerre d'Algérie. La sécheresse des dialogues qui ajoute au tragique, à la cruauté de la torture...

    Bravo Jean-Pierre

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