• Adolescence

    par Jean-Jacques Vollmer

    13 Janvier 2015 à 09:12

     

    Il y a des jours, au sortir de l'adolescence, qui ont passé comme d'autres, mais dont je me ressouviens délicieusement.

    Une fois, par exemple (les détails sont flous, mais l'ensemble est resté vivace dans mon cœur),je me rendais chez moi pour les vacances de Noël, et l'express m'avait déposé à Nancy sous un ciel bas et gris, avec ma grosse valise, mon béret et mon lourd manteau de drap bleu. Il était tôt en ce dimanche matin et je n'avais pas de correspondance avant le soir. J'ai mis ma valise à la consigne et je suis allé prendre un café chaud au buffet de la gare, après avoir acheté un livre au kiosque. Je me demandais comment j'allais passer la journée, et je prévoyais l'ennui, mais l'autre ennui, celui du vide, celui qui pèse et dont on ne peut jouir parce qu'on ne peut en sortir.

    Après deux heures de lecture, j'ai décidé d'aller me promener en ville. Il tombait une pluie fine, l'air était frais sans exagération. J'ai marché ainsi presque tout l'après-midi, déambulant dans une ville inconnue, indifférente et vide, mais je me sentais bien et en sécurité dans mes épais vêtements. J'appréciais le simple plaisir de marcher, humant l'air piquant et léchant les gouttes qui se formaient autour de mes lèvres. La bruine étouffait le silence même. Je jouissais des façades dégoulinantes, des trottoirs miroitant au milieu des flaques. Je goûtais la fraîcheur exquise de mes joues et le picotement du bout de mon nez. J'étais heureux.

    Une autre fois, dans des conditions similaires, dans une autre ville, j'ai connu un moment de joie pure et inattendue. J'avançais tranquillement dans une rue déserte, sous une petite pluie. Des murs bruns et gris, des volets de bois terne, des grilles noires, des tuiles sans couleur précise, des arbres nus sur une place boueuse, de l'eau partout. Une horreur, qui dégageait une morne tristesse dont mon âme s'imprégnait doucement.

    Et puis, peu à peu, au bruit de mes pas et à celui de l'eau sur le pavé, se mêlèrent quelques notes cristallines provenant d'une maison semblable aux autres, au coin d'une rue. Saisi, je m'arrêtai pour écouter : on ne peut s'imaginer comment quelques notes maladroites égrenées par un piano peuvent transformer un décor triste et pluvieux. Ces notes allaient bien avec la pluie, les nuages et la ville, et pourtant la tristesse du lieu n'était ni accrue ni dissoute par la magie de cette mélodie, elle était subtilement transfigurée. La mélancolie qui m'envahissait auparavant était toujours là, mais elle s'accompagnait maintenant d'une sorte de volupté : j'étais triste et joyeux à la fois, avec la conscience aiguë et l'étonnement d'exister, au coin d'une rue inconnue, dans une ville laide de l'univers, justement ici et maintenant. Je sentais mes yeux s'agrandir et briller d'émerveillement, mes poings se crisper dans mes poches et mon cœur enfler dans ma poitrine. Et en même temps, j'avais envie de pleurer.

    En une seconde, j'avais éprouvé des milliers d'indicibles sensations. Et même s'il n'est pas possible de les décrire, depuis ce temps là, j'ai toujours aimé le voluptueux ennui qui accompagne la pluie, et parfois, quand il fait gris et qu'il bruine, j'écoute Chopin ou Debussy, et j'essaie de retrouver ce que j'éprouvais dans ces moments de ma jeunesse.


  • Commentaires

    1
    louis-Marie Roussies
    Mercredi 14 Janvier 2015 à 10:20

    J'aime bien ce texte, relatant un moment de plénitude, provoquée simplement, par quelques notes de musiques !

    Louis-Marie

    2
    Roland
    Jeudi 22 Janvier 2015 à 13:26

    Promeneur solitaire, qui avance sur un fil... comme un funambule. En déséquilibre, plusieurs fois, il ne tombe ni dans le vide, en sécurité dans ses vêtements chauds, ni dans la tristesse grâce à la volupté de quelques notes de musique. J'aime.

    3
    paul colette
    Mardi 17 Mars 2015 à 17:42

     Je viens de découvrir vos textes , ;je suis heureuse de les lire... les notes de musique par temps de pluie ...Quoi de plus romantique. A bientôt .

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