• Le casse-tête

    Jean-Pierre Leguéré

    11 janvier 2023

     

    Rocquebec est un joli village du pays de Caux ; un peu à l’écart en allant vers la mer, protégé des regards par une haie vive de prunelliers et d’églantines, est assise une vaste longère au toit de chaume ; comme souvent par ici, un escalier extérieur permet d’accéder au premier étage. C’est la maison de notre famille, les Maupas. Sur la porte principale une date est sculptée dans la pierre : 1864. La légende familiale raconte que, pour marquer la fin des travaux, mon arrière-grand-père lui-même, Eustache Maupas, avait grimpé sur le faîte du toit pour placer le traditionnel branchage orné de fleurs et de rubans au sommet du conduit de la cheminée. Mes parents sont les derniers à y avoir résidé jusqu’à leur décès. Mon frère Augustin est allé s’installer à Rouen tandis que ma petite famille habite Paris, mais toutes les occasions sont bonnes pour rejoindre Rocquebec…Cette maison, celle de notre enfance, n’a rien de « secondaire » à nos yeux.

    Le début de cette curieuse histoire s’est passé il y a une bonne dizaine d’années ; je frisais la soixantaine, mon frère, Augustin, était mon aîné de tout juste dix ans. Si je ne suis pas certain de l’année, je suis sûr de la saison : c’était début novembre, une belle journée d’automne. Je m’étais mis dans la tête de planter un cerisier dans l’un des coins du jardin récemment endeuillé de la perte d’un noisetier. J’avais creusé le sol d’environ soixante-dix centimètres déjà lorsque le son de ma pelle m’avertit qu’elle rencontrait autre chose que de la terre ou un caillou. Je me penchai, grattai un peu la terre de la main et découvris un paquet de la taille d’une boîte de sucre protégé d’un sac en plastique. J’étais intrigué bien sûr mais je voulais terminer ma plantation avant que le soleil se cache derrière la haie. Tout en travaillant, je me creusais la tête sur la présence de ce paquet : qu’est-ce que ce pouvait bien être, une arme cachée pendant la guerre, (non le plastique n’existait pas alors), de l’argent, un bijou de valeur, des lettres d’amour, une preuve compromettante peut être ? (Ça c’était un peu excitant !)

    Ma plantation achevée, de retour à la maison, j’ai emporté le sac dans la cuisine pour ne pas trop salir et provoquer les récriminations de Pauline (ma femme depuis 40 ans). J’ai extrait le paquet du sac plastique, j’ai coupé la ficelle, j’ai retiré le papier alimentaire du genre de celui qu’utilisent les bouchers. Là m’est apparue une boîte de carton gris. Je l’ouvris : si je m’étais attendu à un trésor, j’aurais été bien déçu : ce qui gisait sur la table, c’étaient les pièces d’un puzzle en bois. Je les ai examinées sans grande conviction tout en me demandant qui avait bien pu trouver intérêt à les cacher à près d’un mètre sous terre, puis lassé de mon jardinage, déçu de ma découverte, mécontent de mon incapacité à en comprendre le sens, j’ai remis les pièces dans leur boite, et le tout dans un tiroir de mon bureau. Le soir, au dîner j’ai raconté ma découverte à Pauline ; elle s’en amusa, fit semblant de partager ma curiosité et me raconta une histoire sans intérêt : comment elle avait perdu et retrouvé son parapluie au magasin du Bon Marché deux ou trois décennies plus tôt.

    Ce n’est que quelques semaines plus tard que j’eus la curiosité d’assembler les pièces. Au fur et à mesure que j’avançais, je découvris la peinture d’une scène inconnue de moi, mais qui présentait les caractéristiques d’une peinture flamande. Bien plus que la curiosité de connaître le sujet du tableau, ce qui m ’intriguait lorsque j’eus fini d’assembler les pièces, c’est qu’elles ne couvraient sans doute pas plus que la moitié du puzzle ; j’en avais assemblé une centaine, il en manquait certainement tout autant. Où était l’autre moitié ? Pourquoi enterrer sciemment un objet sans valeur apparente ? Si, à l’origine, le casse-tête avait été l’assemblage conçu par ses créateurs, le véritable casse-tête aujourd’hui résidait dans toutes les questions que posait sa découverte. Le week-end s’achevait, il fallait reprendre la route pour Paris. Je laissais ma moitié de tableau sur mon bureau. Tout en conduisant, je racontai mes avancées à Pauline. Elle me suggéra d’en parler à Augustin ; c’était une bonne idée. Mon frère accepta avec plaisir l’idée de nous rejoindre à Rocquebec dès le week-end suivant. Á peine avait-il vu l’objet qu’il m’avait dit :

    - Incroyable ! Ce puzzle, c’est une reproduction du tableau de Franken-Le-Jeune, un peintre flamand du XVII° siècle. Ce qui m’a fait dire « incroyablement », vois-tu, c’est que du temps où notre mère habitait ici, avant le divorce, il y avait dans le couloir du premier étage qui menait à la chambre des parents, une copie du même tableau de Franken, copie qui avait été offerte à Maman par un ami peintre, excellent copiste.

    - Et alors, qu’est-ce que ça représente ?

    - Je crois me souvenir du titre du tableau : probablement, quelque chose comme « Les noces d’Esther ».

    - Esther, comme Maman ?

    Augustin sembla rêver quelques instants, un demi-sourire sur les lèvres, puis reprit :

    - Oui, Esther, comme Maman ! Mais l’Esther qui inspire ce tableau est un personnage biblique. Elle était l’épouse du roi des Perses , Assuérus. La Bible raconte qu’Assuérus avait un premier ministre, Aman, qui détestait les juifs et avait publié un décret ordonnant leur massacre jusqu’à la disparition du moindre d’entre eux ; un dingue, quoi, le Hitler de l’époque ! Assuérus ignorait que sa femme était elle-même juive, Esther lui révéla son origine et sut le convaincre de défaire le salopard de ministre et ainsi sauver le peuple juif du massacre. L’histoire se termina tragiquement pour Aman et sa famille : le roi fit couper sa tête et celle de chacun de ses dix enfants !

    Augustin semblait vouloir poursuivre son explication. Il y eut un long silence, je me gardais de l’interrompre, et puis, il reprit :

    - En fait ce tableau avait deux raisons d’intéresser nos parents ; d’une part parce qu’il parlait de la belle Esther, c’était donc, en quelque sorte un hommage à Maman (qui était d‘ailleurs elle-même, comme tu le sais, d’origine israélite par sa mère), mais aussi et surtout parce que papa et maman étaient tous les deux des fans de Proust.

    - Proust…Marcel ? L’auteur de La Recherche ? Qu’est-ce que Marcel Proust a à voir là-dedans ?

    - Ton ignorance montre que tu n’as guère hérité de la passion parentale ! Je t’explique : l’auteur de la Recherche, ses biographes le racontent, avait vécu son enfance avec l’original de cette toile qu’avait acquise ses parents ; il s’en était épris et s’était arrangé à leur mort avec son frère, Robert, pour en hériter. Chez lui, il l’avait accroché dans son antichambre. Cet amour d’enfance met en évidence, au moins partiellement, pourquoi le personnage d’Esther a joué un rôle essentiel dans la création de la Recherche…

    - Et ça nous explique aussi pourquoi ça a dû amuser Papa et Maman de jouer avec le puzzle ! D’accord ! Mais pourquoi enterrer ce puzzle et surtout pourquoi la moitié seulement du puzzle ?

    En réponse à ma question, Augustin a proposé une solution plausible. Lors de leur divorce dont je me souviens mal – je n’avais que cinq ans ! - les choses s’étaient mal passées. Je me souviens que je tentais d’aller de l’un à l’autre pour les consoler, pour les supplier de ne pas se crier l’un contre l’autre, en vain, hélas ! Augustin lui a des souvenirs plus précis :

    - Tu sais, Antoine, alors même, que notre mère, après le divorce, est partie en Colombie avec son bellâtre sans se soucier de ce que nous allions devenir, nos parents se sont battus lors de la séparation des biens avec une violence rare. Si notre famille avait eu un chien, je crois qu’ils auraient préféré le couper en deux dans le sens de la longueur plutôt que le laisser à l’autre. Alors, pourquoi pas le puzzle ? A mon avis, notre mère le revendiquait, comme s’il était une pièce annexe au tableau qu’elle possédait et mon père, de son côté, voulait seulement le faire disparaître, sans même en jouir, mais sans le détruire, juste pour le principe, pour marquer son droit de propriété… Ma mère au bout du monde se trouve peut-être encore avec sa moitié de puzzle !

    Nous n’avons jamais détruit ou jeté les pièces de puzzle. De temps à autre, il m’arrive de les sortir de leur boîte et de caresser les petites images, comme si je pouvais enfin rencontrer sur ces petits morceaux de bois une caresse de chair de ma mère…

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Annie J
    Mercredi 5 Juillet 2023 à 19:32

    Cette histoire tient en haleine, avec tous ces détails, bravo, c'est une bien jolie histoire ! La fin donne un peu l'envie de verser une larme.

    Annie

    2
    Edithls
    Mercredi 16 Août 2023 à 14:42
    Je confirme On pourrait avoir le verso de l histoire de colombie
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