• Soir de tempête

    Jean-Pierre Leguéré

    13 novembre 2022

     

    Il était six heures du soir, mon verre était au trois quarts vide, la nuit tombait… Vous m’avez, demandé cher Maître, de vous écrire aussi précisément que possible ce qui s‘est passé. Pour nourrir vos « conclusions » m’avez-vous dit, sans trop que je comprenne ce que c’était que ces « conclusions ». Je vais m’y efforcer, mais je mesure la différence entre la réalité et les vérités. La seule réalité, me semble-t-il, c’est mon geste irréparable ; le reste est une succession de vérités, oscillantes selon les points de vue, composées d’actes innocents au lieu de la loi, mais toutes constitutives de l’acte final.

    Je vais commencer très en amont parce qu’il me semble que chaque acte naît d’un autre acte, comme un flot d’un autre flot. Donc, il était à peu près six heures. C’était dans un café de la rue de Rennes, dont je ne peux absolument pas me souvenir du nom, ni même avec certitude de la situation géographique dans la rue. Othar m’avait dit que l’on se retrouverait là en fin d’après-midi. Je pense tout de même que si je pouvais y aller, je le reconnaîtrais à cause de ses couleurs vertes et jaunes et des miroirs qui multipliaient les clients.

    J’étais donc là, docile et j’attendais ; ce dernier mot est trop faible, il me semble que tout mon être était fait de cette attente. Comment dire à quel point j’étais amoureuse d’Othar Tchenkeli ? En l’attendant, je ne me contentais pas de répéter silencieusement son nom, je le murmurais, je l’articulais, syllabe après syllabe :  O thar Tchen Ke li, O thar tchen ke li… la vibration des sons courait sur mes lèvres et provoquait en moi la même excitation que celle que me procurait son index courant d’une commissure de mes lèvres à l’autre, se plaisant à me pénétrer impérieusement l’orée de la bouche. C’est vous dire combien j’étais amoureuse, physiquement amoureuse. Ce n’était que depuis trois mois que nous nous connaissions. Je ne savais pas grand-chose de lui mais il était grand, fort, son regard était tout à la fois doux, intense, possessif, parfois aussi moqueur, un peu ironique. Un jour, je lui avais sottement demandé si tous les Georgiens lui ressemblaient ; alors qu’il maîtrise notre langue mieux que moi, il m’avait d’abord répondu dans sa langue natale, une façon sans doute de se fiche de moi et de me dire Va te faire foutre avec tes questions idiotes ! Ensuite, il avait adouci le ton : et toi, toutes les bretonnes sont aussi bien faites que toi ? Souffler le chaud et le froid, c’était une de ses spécialités à Othar ! Je crois bien, Maître, que l’expression anglaise falling in love est la mieux adaptée à ce que je ressentais. Penser à lui suffisait à me faire perdre l’usage normal de mon cerveau, de mon cœur, mon ventre tressaillait, mes jambes m’abandonnaient.

     

    Il est arrivé peut-être une demi-heure après-moi. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus que sa haute taille et ses cheveux en bataille dans la salle du café. Il a négligé la place face à la mienne et s’est installé à côté de moi, très près. Il a appelé le garçon et sans même me demander mon avis il a commandé deux vodkas puis il m’a embrassé sur la bouche. C’est drôle, ce baiser m’a semblé moins amoureux que…, quel mot utiliser ? « Technique » peut être ? J’ai eu l’impression d’un tour de clé comme pour ouvrir une porte, totalement dénué de sentiment et de pudeur. Je ne sais pas si quelqu’un nous regardait et quand bien même tous les yeux de la salle se seraient-ils reportés sur nous que je ne m’en serais pas aperçue. Nous étions sur une île déserte. A 21 ans, Othar était le troisième homme avec lequel j’avais une relation amoureuse, mais les deux premiers m’avaient déçue, je me disais : « C’est ça l’amour ? Ce n’est vraiment pas la peine d’en faire des dizaines de milliers de romans, de poèmes, de tourner des millions de kilomètres de pellicule ». Avec Othar m’était venu le temps du grand branle-bas !

     

    Le premier émoi passé, nous avons commencé à parler de notre journée à l’un et à l’autre. Comme vous le savez, Othar est traducteur-interprète de Georgien et de Russe ; il avait passé la plus grande partie du temps à traduire les conférences d’experts sur le thème des solution novatrices pour lutter contre les « nouvelles » violences. Quand j’y repense, je trouve cela comique au regard de ce qui s’est passé chez moi ensuite. A vrai dire, c’est surtout lui qui a parlé, pourtant mon boulot à Pôle-emploi me donne l’occasion de rencontrer de drôle de phénomènes, de drôles de situations, de drôles de drames, mais je crois que cela ne l’intéresse pas trop. Peut-être aussi que je ne sais pas comment raconter.

     

    Nous sommes restés dans ce café un peu plus d’une heure, je m’en souviens parce que sur le mur en face de nous il y avait un énorme cadran en bois façon vintage qui marquait sept heures vingt quand j’ai dit à Othar :

    - T’as pas faim, toi ? Moi, oui, t’avais dit qu’on irait au restaurant, non ?… »

    et lui de me répondre :

    - Fais pas chier avec ça ! On a le droit de changer d’avis, non ? J’ai vu des gens toute la journée, j’en ai marre moi d’entendre le brouhaha des voix… On va chez toi, direct !

    - Mais, Othar, à la maison, il n’y a peu près rien dans le frigidaire…

    Il ne m’a pas répondu et moi, je n’ai pas trop osé insister pour lui répéter que j’avais faim. Je sentais qu’il m’enverrait balader.

     

    Nous avons pris le métro à la gare Montparnasse pour gagner la station Convention ; c’est là, vous le savez déjà, Maître, que j’habite, rue des entrepreneurs. A huit heures, nous étions chez moi. Il y avait cinq œufs et du gruyère, j’ai fait une omelette. Othar s’en est satisfait. Pendant que je battais les œufs, il m’a interrogé sur le bateau de Grand-Père.

    - Katel, c’est quoi, ce bateau dans une bouteille ?

    J’étais contente qu’il m’interroge sur ce bateau, seul trésor de mon appartement :

    - Tu sais, je n’ai pas toujours habité Paris. Nos ancêtres sont bretons, de Concarneau, mais mon grand-père est allé chercher du travail à Fécamp, comme terre-neuvas et c’est à Fécamp que je suis née. Il pêchait la morue, un métier de forçat…Le bateau que tu vois est la goélette sur laquelle il embarquait trois fois trois mois par an ! Approche-toi, tu verras son nom, « Gloria ». Quand il a pris sa retraite, il a eu tout le temps pour la faire la maquette du Gloria…. NON, NON NON, tu le laisses sur la cheminée, Othar, on n’y touche pas ! Mon beau quatre mâts, il est fragile et je ne veux pas voir mon grand-père mourir deux fois !

    IL a arrêté son geste mais il a continué à regarder ma goélette et cela me faisait plaisir qu’il s’intéresse à ce morceau de moi-même.

     

    On a vite mangé l’omelette puis Othar a commencé à me regarder avec un sourire complice et à me caresser. On a fait l’amour, très longtemps. Puis brusquement, il a regardé sa montre,

    - Onze heures et demie ! Zut, faut que j’y aille ma p’tite, je commence tôt demain matin…

    Il s’est habillé rapidement, s’est recoiffé en passant ses mains dans ses cheveux et c’est à ce moment précis, Maître qu’a commencé le drame.

    Il est allé vers la cheminée en disant, « ça Katel, c’est trop beau, j’peux pas résister, je l’empooorte ! ».

    Je lui ai dit quelque chose comme : « T’es fou ou quoi, Othar. Laisse mon bateau tranquille sur la cheminée ! ».

    Il l’a pris, à deux mains, comme pour me narguer. Et puis il a dit : « Ferme là, Katel ! ». Je me suis dirigé vers lui pour le lui reprendre et, là, il l’a laissé tomber. Est ce qu’il l'a fait exprès ? Je n’en sais rien . En tout cas, j’ai perdu la raison, j’ai saisi la bouteille de gin et, avec la force d’une colère que je n’avais jamais encore ressentie, je lui en ai donné un grand coup au visage sur le côté droit. D’un coup, il est tombé sur mon bateau, je l’ai refrappé une seconde fois. Son oreille puis son visage sont devenus plein de sang… Je me suis affalée sur le lit, hébétée. J’ai mis je ne sais combien de temps à appeler les secours. Quand ils sont arrivés, il était mort.

    La suite, Maître, vous la connaissez mieux que moi qui, depuis cette soirée, vis dans l’épais brouillard de la désespérance.

    Leguen Katel, 445721, Fleury-Mérogis, le 30 août 2016.

     


  • Commentaires

    1
    Annie J
    Mercredi 5 Juillet 2023 à 19:34

    Cette bouteille contenait un grand amour, plus grand encore que celui que Katel vouait à ce prétendant...

    l'histoire est bien racontée, triste fin bien sûr.

    Annie

    2
    jean-Pierre Leguéré
    Vendredi 4 Août 2023 à 22:24

    Othar n'a eu que ce qu'il méritait! 

    Merci!

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