• Le réveil d'Augustine

    Jean-Pierre Leguéré

    3 novembre 2023

    Chez moi, sur une table basse, à portée du regard et de la main, reste posé un réveil de voyage. J’en suis le détenteur depuis l’âge de 14 ans ; j’en ai aujourd’hui 50 ; cela fait donc trente-six ans qu’il m'accompagne. Passent des jours entiers sans que je lui jette un regard et d’autres, lorsque le temps m’obsède tel le zonzonnement d’une mouche, où mes yeux sont rivés sur son cadran. Je peux le décrire les yeux fermés comme on raconterait aisément l’atmosphère d’un paysage familier. De la taille d’un poignet féminin fermé, il est fait d’un cercle de laiton massif entourant un cadran doré sur lequel les chiffres des heures sont imprimés en caractères romains elzévir, noirs ; la marque « « DALVEY » s’y inscrit en capitales italiques, cerclées d’un léger filet. Les aiguilles, noires également, sont en forme de flèches pointues que les professionnels désignent sous le nom de Dauphine. Le ruban de cuir brun-rouge qui l’entoure, attaché aux cornes du boitier, quand il est refermé lui sert de socle. L’ensemble affiche une sobre élégance, digne des lettres de noblesse qu’affirme, au verso de l’objet, la mention de l’agrément réservé aux fournisseurs du Palais : « By appointement of His Majesty the King ».

    Ce soir-là, quand mon regard se trouva coincé entre ses aiguilles, le réveil annonçait 22h20 et la trotteuse des secondes m’avertissait aussi vite qu’elle le pouvait que le temps n’était pas immobile, que, dans l’instant ou presque, il serait 22h21. Le silence régnait dans la maison, un silence chaleureux, enfoncé dans la soie des rideaux, le cuir des fauteuils, la dure douceur des bois cirés, un silence rassurant, une invitation au calme. Pourtant, il me semblait entendre battre mon cœur au rythme de la trotteuse, l’un et l’autre galopaient. L’instant aurait pu me remettre en mémoire bien des voyages époustouflants en Amérique, émerveillés au Moyen-Orient, médusés en Afrique, transis d’amour en Crète. Au lieu de cela, sans un regard sur ce riche passé, c’est le seul souvenir de ma chère Augustine qu’il suscitait.

    En effet je n’ai pas hérité de cette petite horloge, je ne l'ai pas achetée non plus chez un horloger de la ville, encore moins sur l'un de ces sites de vente dont mes contemporains font une fréquentation obsessionnelle, frénétique, passionnée. Non, j’en suis le receleur et mon attachement à cet objet tient à ce qu’il me vient de ma sœur,. Elle est mon aînée de quatre ans et j’ai toujours eu pour elle une véritable adulation. Physiquement petite et mince, mais vive et d’une rare souplesse naturelle, elle avait développé ces qualités pendant toute son enfance et son adolescence en pratiquant la gymnastique, la danse et l’escrime. Les résultats nous subjuguaient tous dans la famille. Il fallait la voir se propulser du rez-de-chaussée au second étage où se trouvait sa chambre ; elle donnait l’illusion de glisser un ou deux centimètres au-dessus des marches. Notre mère l’appelait « mon petit lutin » et notre père, mi-fier mi-inquiet, la taquinait du surnom de « la fille du diable », et, effectivement, audacieuse, maligne, tenace, elle utilisait son intelligence et sa rapidité à fabriquer des diableries.

    En fait de diableries, Augustine chapardait. Je suis certain que c’était par jeu plus que par rapacité. Le larcin qu’elle avait commis chez Carrefour, elle l’offrait bien vite à un copain ou une copine qui en ignorait la provenance et ne s’en souciait pas ; le portefeuille qu’elle subtilisait habilement dans une poche arrière de pantalon vivait une semblable histoire, et pareillement du butin issu d’une habile soustraction au rayon lingerie ou bijouterie dans un grand magasin. C’est ainsi que m’était échu le réveil. J’appris bien plus tard de sa bouche que ce cadeau faisait partie du butin ramassé lors d'un passage rapide et furtif dans 'une bijouterie de quartier ; elle avait agi seule et, en fait, de manière assez simple : elle avait surveillé la boutique dont le propriétaire était sorti quelques instants pour aller boire un café au bistro situé quelques mètres plus loin. Elle avait profité de ces quelques instants d'inattention pour entrer dans la boutique et remplir ses poches de différents objets : des montres, quelques bijoux de fantaisie et puis ce réveil qu'elle m'offrit. Á mon avis, le commerçant ne se vanta pas de sa défaillance à son assureur, mais je suis curieux de savoir quelle invention il osa lui délivrer…

    Aujourd’hui encore, malgré la suite des évènements, je suis persuadé que ma grande sœur jouait. Elle jouait à se dépasser, elle s’amusait à se faire peur. Augustine était en quelque sorte une kleptomane ; hélas la réalité veut que les victimes ne considèrent pas que chaparder leur bien est une forme de jeu, au même titre que le croquet, colin-maillard ou cache-tampon ; en fait, elles ont horreur d’être kleptomaniées. Je les comprends.

    Pour être honnête, je dois dire qu’avec le temps, Augustine se professionnalisa quelque peu : du chapardage, elle passa au vol qualifié : vol à l’étalage, vol à l’escalade, vol avec effraction… le métier ne manque pas de spécialisations. Hélas, le malheur voulut que plusieurs fois confondue et jugée au tribunal, elle finit par écoper de 2 ans d’enfermement à la prison de femmes de Rennes. Une prison pour femmes, ce n’est certainement pas le paradis d’Allah ! Encore que…

    Dans ce cas précis, cette dernière assertion perd en effet de sa véracité puisque la prisonnière sut enjôler son geôlier, sous-directeur de la prison, au point qu’il s’en éprit. Nul doute que pour la prisonnière et son gardien, en attendant la libération, les aiguilles, ont dû tourner lentement, très lentement, aussi lentement que lorsque vous attendez un résultat d’examen médical, la conclusion d’un beau contrat ou la félicité d’un moment amoureux. Toujours est-il que lorsque Augustine eut tiré sa peine, c’est à deux qu’ils sortirent de prison, la main dans la main, pour s’épouser devant le maire et le curé.

    Peu de temps après, ils ouvrirent un cabinet d’assurances qu’ils exploitent aujourd’hui encore. Sachez bien qu’aucun client, aucune cliente ne soupçonna leur passage à l’ombre.

    Ce réveil, j’en suis bien conscient, est une image de ma sœur, une sorte de substitut et c’est bien là la raison de mon attachement. J’allais conclure en citant le poème de Lamartine, que nous avons tous appris sur de mêmes bancs d’école : Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? mais je me suis arrêté dans mon geste : mon réveil n’est pas inanimé, de son tic-tac incessant, il nous crie le contraire. Il est animé, comme ma chère sœur Augustine.

     


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