• Jean-Jacques Vollmer

    24 novembre 2021

     

    Dans mon adolescence, vers mes dix sept ans, j'avais un ami très proche qui s'appelait André. Il avait deux ans de plus que moi, nous étions dans la même classe de première d'un internat situé dans le Vexin français. Il habitait Paris, ou plus exactement Vincennes, si bien qu'une fois par mois il pouvait rentrer chez lui passer un week-end, alors que mes parents résidaient en Allemagne où je ne me rendais que tous les trois mois.

    Quand il revenait de ses week-ends, il me racontait par le menu tout ce qu'il avait fait. Il était intarissable sur ses petites amies, dont il me faisait une description détaillée, laissant entendre qu'elles étaient toutes folles de lui et qu'avec certaines d'entre elles les choses allaient très loin. « Ah ! Qu'est ce que j'ai mal aux lèvres, me disait-il, on a passé des heures à se bécoter ! » Moi, c'est à ses lèvres que j'étais suspendu, mais il me traitait de puceau quand je lui posais des questions précises auxquelles il répondait rarement. Il était pour moi une sorte d'idole, celui qui savait y faire avec les filles, et j'essayais de retenir les recettes que je croyais déceler dans ses récits, afin de pouvoir enfin « passer à l'attaque » avec quelques chances de succès et perdre enfin cet horrible statut de « puceau »...

    Il était bien de sa personne, de taille moyenne, avec une belle chevelure blonde dont il soignait les mèches avec beaucoup d'attention. Il souriait rarement, et l'air sévère qu'il arborait en permanence faisait, paraît-il, partie de son charme : les filles, me disait-il encore, aiment les hommes mystérieux, et si on rit et plaisante trop, le mystère disparaît, et avec lui les chances de succès. Alors, je m'entraînais à avoir l'air revêche quand nous sortions en ville le dimanche après-midi et que nous croisions des groupes de filles qui nous lorgnaient en catimini tout en pouffant. Je comptais sur lui pour les aborder, mais cela ne s'est jamais produit. Il ne les regardait pas, gardant un air hautain que j'essayais d'imiter alors que j'avais envie de sourire en croisant leur regard.

    Après le bac, nous nous sommes perdus de vue, jusqu'à une date récente. J'ai fait une recherche sur « Copains d'avant » et nous avons pu ainsi renouer le contact, qui s'est concrétisé par un bon déjeuner un peu plus tard. Il n'avait plus sa mèche enjôleuse, il était d'ailleurs presque chauve, et il souriait beaucoup plus qu'autrefois. Nous nous sommes évidemment raconté nos vies, et rappelé nos souvenirs communs, jusqu'à ce que je l'interroge sur ses conquêtes d'adolescent. Il s'est esclaffé, puis est redevenu sérieux, me regardant attentivement, d'un air que j'ai jugé hésitant. Après un long silence, il m'a dit enfin :

    - Tu vas sûrement me trouver hypocrite ou bizarre, mais il faut que je te dise deux choses. D'abord, je ne m'appelle pas André, mais Bernard. Personne ne l'a jamais su, je trouvais que Bernard faisait ringard, alors qu'André sonnait mieux. J'avais honte de mon prénom, j'en ai pris un autre. Ensuite, tout ce que je t'ai dit sur mes conquêtes, c'était des bobards. Je n'avais pas de petite amie, je m'ennuyais chez mes parents, je tournais en rond dans la maison en imaginant des histoires qui m'arrivaient avec les filles que je voyais passer devant ma fenêtre. Et comme tu buvais mes paroles, j'en ai rajouté, c'était bien d'être admiré, de passer pour quelqu'un qui savait y faire ! Mais j'étais comme toi, en fait, timide et...puceau, moi aussi. D'ailleurs, pour tout te dire, la première fille avec qui je suis sorti, c'est la femme que j'ai épousée. Je lui ai tourné autour très longtemps, trop sans doute, car au bout d'un certain temps, comme je n'agissais pas, c'est elle qui a pris les choses en mains. Moi, je croyais que je ne pourrais jamais y arriver !

    Il faut toujours se méfier des beaux parleurs; surtout quand on est persuadé de bien les connaître...

     

     

     

     


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  • Jean-Jacques Vollmer

    13 avril 2021

     

    14 février 1971. Un grand jour !

    Ça y est ! J'ai osé ! J'ai hésité, mais je l'ai fait ! Yes I can I can I can ! J'ai dit non ! Je lui ai dit non ! Fallait voir sa tête... Je l'avais prévenu, il ne m'avait pas crue. Il avait pris ça pour une lubie, un mouvement d'humeur passager, c'est vrai que je change souvent d'avis, mais aussi il est toujours tellement sûr de lui, à me dire toujours ce que je dois faire, penser, dire, ne pas dire, et j'en passe. Il faut toujours que je sois à l'image de son idée de la femme parfaite. Pourtant, il n'est pas idiot, mais si autoritaire, si conventionnel à sa manière, on le croirait pas qu'il était trotskyste il n'y a pas si longtemps. Il devrait pourtant savoir qu'une femme à sa botte ça doit être invivable, super ennuyeux. Qu'avait-on besoin de cette cérémonie, juste pour légaliser et pour le montrer ! Ça fait trois ans qu'on vit ensemble, qu'on travaille ensemble, bref qu'on fait tout ensemble. On s'aime, mais bien sûr, ça crie, ça casse parfois, je l'insulte même quand il me met en rage avec ses allures de jeune cadre bien mis, ses mots doux, ma chérie par ci, calme toi, viens me faire un câlin, ça ira mieux après, et gnan et gnan et gnan...Alors j'ai dit non quand le maire a sorti son verbiage sur l'amour, la fidélité, le soutien, les enfants, pour finir sur l'inévitable « Voulez-vous prendre pour époux Monsieur Machin ? » Là je pouvais pas, je m'étais obligée déjà à accepter de venir vu son insistance, mais j'imaginais pas que ce serait comme ça, convenu, plein d'eau de rose et de vaseline, alors j'ai dit non. Fallait voir la tête de Jean ! J'en aurais presque rigolé, la bouche béante on lui voyait la glotte, les yeux exorbités, les mains tremblantes qui tenaient l'anneau, les épaules tombantes. Pas beau à voir ! Mais je n'ai pas ri, fallait quand même pas exagérer, sous la cendre couve la braise, il aurait pu me refiler une torgnole, une bonne, méritée éventuellement car j'aurais pu lui dire avant plus fermement que je ne voulais pas, mais il aurait pu s'en douter vu qu'il me connaît bien et qu'on a fait les barricades ensemble en 68. « Non ? » a dit le maire, estomaqué lui aussi. Je lui ai répété « Ben non, c'est lui qui veut, pas moi » et je lui ai souri.

    Puis j'ai regardé mon amour, mon Jean, mon Jeannot comme je l'appelle, parce qu'il faut pas croire que « non » ça veut dire que l'amour est fini, que la guerre commence, que la méchanceté va tout envahir. « Non », ça veut dire juste arrêter ces simagrées, tout juste bonnes à faire plaisir à beau papa et surtout belle maman, ils avaient déjà mis la veille une annonce grosse comme ça dans le Figaro.

    Alors je lui ai caressé la joue, je lui ai fait mon plus beau sourire, et je lui ai dit que je l'aimais et que je le suivrai jusqu'au bout du monde mais qu'ici ce n'était pas le bout du monde, et je lui ai serré les doigts, on s'est retournés, il s'est laissé faire et on est sortis la main dans la main sous l'oeil médusé de l'assistance, pas nombreuse c'est déjà ça, et comme je n'avais pas voulu de robe blanche à fanfreluches, je me suis pendu à son cou sur le perron, il m'a soulevé dans ses bras en soupirant, mais j'ai vu qu'il ne m'en voulait pas trop, on est montés dans le taxi prévu pour aller au restaurant, et on a ordonné au chauffeur de nous emmener au bout du monde il a demandé où c'était et comme on savait pas on lui a dit de rouler et qu'on verrait après.

    Et c'est là qu'on a éclaté de rire, car en démarrant ça a fait un bruit d'enfer, pardon de casseroles, des rigolos avaient attaché des ustensiles au pare-choc arrière, et on est partis vers on ne sait où sans le dire à personne et on se murmurait des choses mais on n'a rien entendu même pas les vociférations de la famille qui croyait qu'on avait manigancé tout ce tintouin rien que pour les embêter et leur faire dépenser des sous.

     

    Post scriptum : après, longtemps après, on n'est toujours pas mariés, mais on a vécu très heureux ensemble et on a eu beaucoup d'enfants.

     


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  • Jean-Jacques Vollmer

    4 mars 2020

     

    Stuart. Mon nom est Stuart et je me souviens de tout. Mais je leur ai fait croire le contraire quand je me suis réveillé à l'hôpital et qu'ils étaient là, dans la chambre, à discuter à voix basse, croyant que de longues heures de coma étaient encore à venir. J'ai toujours eu l'ouïe fine, et cela m'a beaucoup servi, aussi bien dans le passé pour mes affaires qu'aujourd'hui pour écouter ce qu'ils disaient. J'ai vite compris que s'ils étaient là, à mon chevet, ce n'était pas par compassion, par inquiétude pour moi, mais parce qu'ils guettaient mon réveil, qu'ils attendaient quelque chose de moi, quelque chose d'urgent, et qu'ensuite mon sort serait le cadet de leurs soucis.

    - Tu y es allé un peu fort, chuchotait Sara, il faudrait qu'il ait toute sa tête pour signer, sinon c'est fichu. Il était presque convaincu, il fallait juste attendre un peu...

    - Je me suis énervé, répondit Jacques, c'est vrai, mais aussi pourquoi nous faire attendre, juste pour nous voir piaffer d'impatience. Ton beau-père est un sadique, c'est tout.

    - C'est peut-être vrai, mais le résultat c'est que sa donation est remise à je ne sais quand. Tu ne réfléchis jamais avec ta tête, tu cèdes toujours à tes impulsions. Qu'est-ce qu'on va lui dire quand il se réveillera ?

    Jacques ne répondit pas. Je ne savais pas ce qui m'était arrivé, mais je commençais à m'en douter. J'étais dans la cuisine, à récurer les casseroles qu'ils avaient laissé traîner une fois de plus, et jusqu'à ce moment, oui, je me souvenais de tout. Mais pourquoi je me trouvais maintenant dans ce lit, avec des tuyaux partout et une machine faisant bip bip tout près, je l'ignorais. Ma belle-fille (la fille de ma seconde femme) et son mari avaient un projet grandiose, que pour ma part je trouvais stupide : relier Roissy et Orly par dirigeable pour faciliter les correspondances entre avions en évitant les embouteillages au sol. Je suis quelqu'un de fortuné, et je leur avais dit, dans ma grande générosité, que je les aiderai à financer leurs projets s'ils en avaient, pour peu que ceux-ci soient viables. Autant aider les jeunes à développer leurs activités sans qu'ils perdent une grande partie de leur temps à chercher des fonds. J'avais eu tort de leur dire ça. Ils étaient venus me voir avec des brouillons d'idées farfelues que j'avais pris un malin plaisir à démolir immédiatement, et cette affaire de dirigeable en était le dernier avatar. En outre, je n'avais pu résister au plaisir sans doute un peu méchant, d'accompagner mes critiques objectives de remarques ironiques, de plus en plus caustiques, que Jacques avec son caractère soupe au lait, avait beaucoup de mal à encaisser. Il avait pourtant fait un effort pour le « Projet dirigeable », il était revenu me voir plusieurs fois avec des modifications tenant compte de mes remarques, et pourtant je m'étais à chaque fois moqué de lui, de plus en plus méchamment au fur et à mesure que j'avais de moins en moins de choses à critiquer. Peut-être étais-je sadique, en effet, mais en fait je ne croyais pas à son idée, un point c'est tout. Et comme je ne l'aimais pas beaucoup alors que j'adorais Sara, je me laissais aller à le mettre plus bas que terre tout en sachant qu'en définitive j’accéderai à sa demande.La dernière chose dont je me souviens, c'est que j'étais devant l'évier à gratter le fond d'une casserole avec de la paille de fer, tout en alignant remarques désagréables et moqueries faciles. Jacques était derrière moi, le dossier du projet ouvert juste à côté de la vaisselle en train de sécher, mes mouvements énergiques projetant régulièrement de l'eau sale et des fragments carbonisés sur le papier glacé. Et puis, après une remarque particulièrement méchante et injuste, mais que je trouvais désopilante, je m'étais retrouvé ici. Entre les deux il n'y avait qu'un trou noir.Je fus renseigné par les deux jeunes gens qui continuaient à parler sans se préoccuper de moi.

    - Je le connais, disait Sara, il aime se moquer de tout le monde, néanmoins il nous aurait aidés, j'en suis sûre. Mais toi, avec ta testostérone et la haute idée que tu as de tes capacités, tu n'es pas fichu de garder ton calme et d'attendre qu'il cesse de te houspiller. Bien sûr, c'est insupportable, mais il faut savoir ce qu'on veut. Au lieu de cela, tu as fait exactement le contraire. Tu aurais pu le tuer avec cette grosse poêle en fonte. Heureusement qu'à l'hôpital personne ne nous a demandé d'explications détaillées, parce que, dire qu'il a glissé et s'est cogné, c'est plutôt tiré par les cheveux. Il faudrait d'ailleurs qu'on précise tout ça, au cas où quelqu'un nous poserait des questions..

    A ce moment là, je me suis manifesté par des borborygmes sonores et des gémissements, comme si j'étais en train de me réveiller. Ils se sont tus aussitôt et ont accouru. J'ai porté la main à ma tête, qui était douloureuse, tout en disant :

    - Oh j'ai mal, c'est terrible. Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce que je fais dans ce lit ?

    Sara me prit la main, la serra, et me répondit, d'un ton apitoyé :

    - Vous êtes à l'hôpital, Stuart, vous avez fait une mauvaise chute dans la cuisine, vous ne vous rappelez pas ?

    -Non, je ne me souviens de rien. Et vous, vous êtes qui ? Je ne vous connais pas...

    Je vis sa mine s'allonger. Elle tombait des nues sur cette réplique, ne sachant plus quoi répondre, maintenant vraiment inquiète, peut-être un peu pour moi, mais surtout pour l'aide financière qui d'un seul coup s'éloignait à grande vitesse. Je tournai alors mon regard vers Jacques, balbutiant d'une voix faible :

    - Je ne vous connais pas non plus, mais votre tête me dit vaguement quelque chose.

    Malgré mon mal de tête, j'avais envie d'éclater de rire en voyant son visage se décomposer, sa bouche s'entrouvrir et ses yeux refléter l'incompréhension. J'abaissai mes paupières et simulai un retour au pays des songes, sans réagir à Sara qui me serrait le bras en répétant mon nom.

    Les jours suivants allaient être amusants. Je me ferai un malin plaisir de prolonger mon séjour à l'hôpital pour les laisser mariner un bon moment. Et selon leur manière de se comporter, je retrouverai ou non la mémoire, peu à peu, ou pas du tout, ou bien cela viendrait d'un seul coup, ou bien encore je la retrouverai intacte, sauf pour ce qui les concerne...

    Stuart. Je m'appelle Stuart, et je ne me souviens de rien...Et je suis sans doute un vrai sadique, en effet. Mais je ne mettrai jamais les pieds dans leur dirigeable, ça c'est sûr.

     


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  • Jean-Jacques Vollmer

    21 novembre 2018

     

    La mère (Suzanne)

    Anaïs vient d'avoir 17 ans. C'est curieux, elle ne me parle jamais des garçons qu'elle fréquente. Faut dire qu'elle est sérieuse, toujours première en classe. Pourtant elle est mignonne, mais c'est une intello. Ça doit en énerver beaucoup. Ou alors elle cache bien son jeu. Après tout, c'est ma fille, et moi à son âge, j'en faisais courir des garçons, donc elle devrait avoir quelques uns de mes gènes, non ? Et ceux-là en particulier, bien que je me sois calmée depuis un bout de temps. C'est pas que j'y tienne, à ce qu'elle fréquente, car maintenant que j'y pense, j'ai frôlé plusieurs fois le viol. J'ai même cru une fois que j'étais enceinte, et pourtant je la prenais la pilule. Mais avec elle, normalement il ne devrait pas y avoir de problème, je lui ai dit je ne sais combien de fois de faire attention. Tout ce qu'elle a répondu, c'est qu'elle savait aussi bien que moi, et pour qui je la prenais. Quoique c'est à double sens, ça : ou bien elle est au courant, donc elle est comme moi et elle fait attention, ou bien c'est une sainte nitouche. Je me demande ce que je préfère en fin de compte. Ou alors...non... maintenant que j'y pense, elle amène beaucoup de copines à la maison, et...non... ça ne peut pas être ça quand même, pas des filles !

    Ouh là là ! Comment savoir ? Je ne vais pas fouiller dans ses affaires, ça ne se fait pas, bien que ce soit ma fille. Oui, mais je suis inquiète, alors tant pis. Je vais aller jeter un coup d'oeil, dans sa chambre, histoire de faire un peu le ménage, c'est tout... Je ne vois rien. Elle a dû planquer quelque chose, une photo, des adresses, des mots griffonnés sur des bouts de papier, c'est pas possible, il y a toujours des traces. C'est comme ça que je faisais dans le temps. Mais non, je ne vois toujours rien. Elle doit se méfier de moi. C'est vrai que je lui ai posé beaucoup de questions ces derniers temps.

    Mais j'y pense, on est en 2018, tout se passe maintenant sur les réseaux dits sociaux, Internet, les blogs, les trucs comme Facebook ou Twitter, ou des sites de photos, ou des forums de discussions. C'est vrai que je dois retarder sur ce plan, mais elle ne m'a jamais rien dit, je la vois juste tapoter souvent sur son smartphone. Elle reste toujours très vague quand je lui demande ce qu'elle raconte à cette machine, elle me répond que derrière les machines il y a des gens et qu'elle discute avec plein de monde. Qui ? Là, elle ne répond pas. Une fois elle m'a dit que c'était ses affaires à elle.

    Ah, voilà son ordinateur, je vais faire chou blanc, il doit être éteint et elle a sûrement un mot de passe. Non, ça alors ! Il est juste en veille, on dirait qu'elle l'a oublié en partant vite ce matin. Je transpire. J'y vais ou pas ? C'est pas bien ce que je fais. Oui, mais je dois savoir, c'est pour son bien, ce n'est pas de la curiosité malsaine. Enfin je ne crois pas. Car même si je trouve quelque chose, je fais quoi après ? J'ai appuyé par hasard sur une touche, et tout s'est rallumé, j'ai rien fait. Je vois plein de dossiers, ils ont l'air tous très bien, voyons...Maths..Dissertations...Notes... Ecologie (oui c'est vrai elle milite pour les baleines et n'aime pas les japonais)...Ah, là c'est plus intéressant : Correspondance...Photos...Personnel...J'ai bien envie d'y aller faire un tour dans ceux là. Juste un peu. D'ailleurs, elle va bientôt rentrer, faut que je me dépêche. Voyons. Correspondance. Non, rien d'important. Enfin, si quand même, elle a écrit une lettre à Le Clézio ? Ça alors ! Pas possible, c'est vraiment une intello ! Bon, je verrai plus tard. Rien de grave pour elle là dedans. C'est pas ce que je cherche. Oui, j'avoue, en fait je cherche des histoires d'amour ou de sexe, c'est ça l'important pour une jeune fille de son âge. Photos. Ben non, rien de compromettant là dedans non plus, photos de famille, des paysages, et même de l'abstrait. C'est vrai qu'elle aime la photo. Vais finir par croire qu'elle est parfaite ma fille, si toutefois rester vierge jusqu'à 20 ans c'est un signe de perfection...Personnel. Ya des sous dossiers. Skype. Photos. Journal. Mails. Un petit coup d'oeil sur le journal, c'est tapé à la machine, c'est moins joli que dans le temps quand on écrivait à la main. Mais non, là encore rien d'intéressant, que des trucs banals, c'est bizarre quand même, inquiétant pour tout dire... Et les nouvelles photos ce sont les portraits de ses amis, j'en reconnais quelques uns, rieurs, francs et ouverts, des têtes de braves petits jeunes, filles et garçons. Pas normal tout ça. Qu'est ce qu'il y a d'autre ? Des dossiers aux noms bizarres, incompréhensibles. Voyons ça. Ah pas possible de les ouvrir, elle a dû mettre un mot de passe, c'est une maline, comme tous les jeunes d'aujourd'hui. Mais ça prouve bien qu'elle cache quelque chose.

    Zut la voilà qui se pointe, j'ai entendu la porte, je ferme tout et je descends, je vais parler un peu avec elle en bas pour que son ordi s'éteigne et refroidisse, sinon elle va s'apercevoir qu'on y a touché et ça risque d'être le drame. J'ai une drôle d'impression, je regrette presque d'être allée fouiner, puisque j'ai rien trouvé. Ou alors elle a tout caché ailleurs, c'est plutôt ça. J'aurais dû y aller avant, j'aurai plus l'occasion.

     

    La fille (Anaïs)

    Maman m'embête depuis quelque temps, elle n'arrête pas de me poser des questions l'air de rien, elle tourne autour du pot, je vois bien où elle veut en venir, savoir si j'ai déjà couché, si je bois ou me drogue, si j'ai un ou plusieurs petits amis. Ya que ça qui l'intéresse, c'est tout juste si elle me parle de mes cours et de mes résultats. Faut dire que, pour ce que j'en sais, elle n'était pas farouche de son temps, alors elle pourrait me ficher la paix. Heureusement qu'il y a Papa pour parler d'autre chose.

    De toute façon, je ne lui dirai rien, elle en ferait tout un plat, surtout si je ne lui donne pas de détails. Et comme elle est du genre curieux insistant, je me méfie. Je ne laisse rien traîner et tout ce que je ne veux pas qu'elle sache, je l'ai mis sur mon ordinateur, bien protégé. Mais je voudrais quand même savoir si elle osera venir fouiner, ça me titille. Ce matin, j'ai laissé ouverte ma bécane, si elle y met le nez je le saurai tout de suite. Là je suis sur le chemin de retour, je rentre plus tôt, ça me fourmille dans le ventre de savoir.

    Tiens, elle m'a entendue rentrer, elle descend un poil trop vite, je suis sûre qu'elle y était.

     

    La mère et la fille

    -Tu arrives bien tôt, Anaïs. Tu n'as pas traîné avec tes copains aujourd'hui ? Ça tombe bien, tu vas pouvoir m'aider à préparer le déjeuner, je suis en retard.

    - Non, j'ai pas le temps, j'ai pas fini mes exercices pour cet aprème. Je monte.

    - Quand même, tu pourrais faire un effort, c'est toujours moi aux casseroles..

    - Bon, je vais poser mes affaires et je redescends.

    - Mais non, reste, poses ton sac et viens. C'est tout de suite que j'ai besoin de toi. Ton père va arriver et rien ne sera prêt. Allez...

    - Mais j'en ai pour deux secondes, tu est pénible à la fin... !

    Anaïs monte l'escalier et entre dans sa chambre. Elle voit immédiatement que son ordinateur est allumé, positionné sur le « Journal ». Sa mère a dû être surprise, elle est bel et bien venue fouiller dans ses dossiers. Cela la met en rage. Elle redescend aussi vite qu'elle était montée.

    - Tu es venue mettre ton nez dans mes affaires ! Tu as fouillé ! C'est dégueulasse ! Je t'avais pourtant dit que je n'avais rien à cacher. C'est beau la confiance...

    Suzanne a le dos tourné et regarde ses casseroles. Elle est gênée et ne sait quoi répondre. Elle se tait.

    - Alors, tu ne dis rien ? Tu as trouvé ce que tu voulais ? Tu cherchais quoi d'ailleurs ? Ce que tu as fait, c'est nul.

    Suzanne pose sa cuillère en bois, se reprend et se tourne vers sa fille.

    - Je suis désolée, je ne cherchais rien de spécial. Je suis juste inquiète, parce que tu as beaucoup changé ces derniers temps, que tu ne me dis rien, et que je voudrais bien savoir ce qui se passe. Ça s'est trouvé comme ça, pendant que je faisais un peu le ménage chez toi...

    - Le ménage, mon œil ! Eh bien justement il ne se passe rien et je n'ai pas envie d'en parler. Je ne suis plus une petite fille et ma vie personnelle ne regarde que moi. Les parents n'ont pas à venir farfouiller dans mes affaires uniquement parce qu'ils sont inquiets. En fin de compte, tu fouilles pour te rassurer, toi, et ce que je vis, moi, tu t'en fous. C'est de la curiosité, rien de plus, pour pouvoir échanger des confidences avec tes amies au cours d'un thé ou pendue au téléphone, et transformer la maison en nid de concierges. Je suis un sujet de conversation, c'est tout !

    - Ah non, tu vas te taire, là, parce que tout ce que tu viens de dire ce n'est pas vrai. Je respecte ta vie personnelle depuis longtemps, tu le sais bien, c'est trop injuste ce que tu dis. Je n'aurais pas à essayer de savoir ce que tu vis en ce moment si tu en parlais un tout petit peu. Toi aussi tu devrais avoir confiance en moi, ça marche dans les deux sens ta remarque.

    Anaïs est toujours très remontée.

    - Parce que toi tu racontais sans doute tout à ta mère, non ? Ça m'étonnerait bien ! Tu voudrais que je fasse ce que toi tu ne faisais pas ? Pourquoi ?Je ne veux plus que tu entres dans ma chambre !

    Elle se retourne, claque la porte de la cuisine, monte l'escalier à toute vitesse. On entend la clé tourner dans la serrure.

    Suzanne a le visage sombre. Après un moment, elle s'assoit et reprend l'épluchage de ses légumes. Tout à l'heure, quand sa fille se sera un peu calmée, elle ira taper à sa porte pour qu'elle vienne dîner, et elle s'excusera encore une fois. Elle espère que la dispute s'arrêtera là et que les bonnes relations qu'elle a avec sa fille reviendront.

    Mais elle ne promettra pas de ne plus faire la curieuse, car elle ne sait toujours pas ce qui se cache dans les dossiers aux noms bizarres de l'ordinateur...

     


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  • Jean-Jacques Vollmer

    19 mars 2014

     

    A mesure que l'âge m'envahit, la nature me devient plus lointaine.

    L'hiver de la vie est comme l'hiver des saisons : plus froid, plus vide, plus difficile à traverser. Les couleurs et les nuances s'effacent, il ne reste que le noir et le blanc, parfois du gris. Le calme succède à l'agitation, le silence au bruit, et les sensations s'estompent. Les pensées se font feutrées et imprécises, croassements de corbeaux à peine atténués par la neige et l'air froid. La beauté des choses s'éloigne, devient à peine perceptible, à l'image des souvenirs d'enfance qui se fondent dans une trame de plus en plus incertaine. Le corps réagit lentement, ou ne réagit plus du tout à ce qui le faisait autrefois bouger : tout se ralentit, tout s'endort, et la fin semble écrite.

    L'automne déjà présage cet arrêt progressif : la chevelure s'éclaircit, feuilles mortes tombant des arbres ; les pensées et les sensations perdent peu à peu de leur acuité, pendant que le ciel se couvre de nuages, plus souvent et plus longtemps malgré de brèves éclaircies parfois fulgurantes ; l'été indien rappelle l'été, mais ses jours raccourcis annoncent l'hiver qui s'approche.

    L'été, c'est la plénitude, c'est le temps de la récolte des semailles de printemps. Les jours sans fin succèdent aux nuits courtes. En cette saison, la vie culmine à son apogée : l'été scelle l'alliance entre les promesses du début et la réalité de ce qui s'accomplit.

    Le printemps, c'est la magie des commencements, la magie de la jeunesse : tout semble possible, pour la nature et pour l'homme. La sève monte, les bourgeons éclatent ; les sensations deviennent aiguës et l'amour envahit le monde ; le cœur de l'univers bat en nous et notre poitrine se dilate comme si la vie qui l'habite devait couvrir la surface de la terre ; chacun se croit immortel et pense que cela durera toujours. Les pensées et les actes se bousculent, se succèdent, se complètent, dans la frénésie de vouloir et de se sentir vivre. Jamais nous ne serons plus proches de la nature qu'en cette saison là. La saveur du printemps imprègne les hommes de manière indélébile, au point qu'ils en auront toujours la nostalgie.

    Au fil des ans, les saisons reviennent, la vie meurt puis renaît, cycliquement. Il n'en va pas de même pour les hommes, qui ne connaissent que les quatre saisons de leur unique vie.

     


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