-
Mère et fille
Jean-Jacques Vollmer
21 novembre 2018
La mère (Suzanne)
Anaïs vient d'avoir 17 ans. C'est curieux, elle ne me parle jamais des garçons qu'elle fréquente. Faut dire qu'elle est sérieuse, toujours première en classe. Pourtant elle est mignonne, mais c'est une intello. Ça doit en énerver beaucoup. Ou alors elle cache bien son jeu. Après tout, c'est ma fille, et moi à son âge, j'en faisais courir des garçons, donc elle devrait avoir quelques uns de mes gènes, non ? Et ceux-là en particulier, bien que je me sois calmée depuis un bout de temps. C'est pas que j'y tienne, à ce qu'elle fréquente, car maintenant que j'y pense, j'ai frôlé plusieurs fois le viol. J'ai même cru une fois que j'étais enceinte, et pourtant je la prenais la pilule. Mais avec elle, normalement il ne devrait pas y avoir de problème, je lui ai dit je ne sais combien de fois de faire attention. Tout ce qu'elle a répondu, c'est qu'elle savait aussi bien que moi, et pour qui je la prenais. Quoique c'est à double sens, ça : ou bien elle est au courant, donc elle est comme moi et elle fait attention, ou bien c'est une sainte nitouche. Je me demande ce que je préfère en fin de compte. Ou alors...non... maintenant que j'y pense, elle amène beaucoup de copines à la maison, et...non... ça ne peut pas être ça quand même, pas des filles !
Ouh là là ! Comment savoir ? Je ne vais pas fouiller dans ses affaires, ça ne se fait pas, bien que ce soit ma fille. Oui, mais je suis inquiète, alors tant pis. Je vais aller jeter un coup d'oeil, dans sa chambre, histoire de faire un peu le ménage, c'est tout... Je ne vois rien. Elle a dû planquer quelque chose, une photo, des adresses, des mots griffonnés sur des bouts de papier, c'est pas possible, il y a toujours des traces. C'est comme ça que je faisais dans le temps. Mais non, je ne vois toujours rien. Elle doit se méfier de moi. C'est vrai que je lui ai posé beaucoup de questions ces derniers temps.
Mais j'y pense, on est en 2018, tout se passe maintenant sur les réseaux dits sociaux, Internet, les blogs, les trucs comme Facebook ou Twitter, ou des sites de photos, ou des forums de discussions. C'est vrai que je dois retarder sur ce plan, mais elle ne m'a jamais rien dit, je la vois juste tapoter souvent sur son smartphone. Elle reste toujours très vague quand je lui demande ce qu'elle raconte à cette machine, elle me répond que derrière les machines il y a des gens et qu'elle discute avec plein de monde. Qui ? Là, elle ne répond pas. Une fois elle m'a dit que c'était ses affaires à elle.
Ah, voilà son ordinateur, je vais faire chou blanc, il doit être éteint et elle a sûrement un mot de passe. Non, ça alors ! Il est juste en veille, on dirait qu'elle l'a oublié en partant vite ce matin. Je transpire. J'y vais ou pas ? C'est pas bien ce que je fais. Oui, mais je dois savoir, c'est pour son bien, ce n'est pas de la curiosité malsaine. Enfin je ne crois pas. Car même si je trouve quelque chose, je fais quoi après ? J'ai appuyé par hasard sur une touche, et tout s'est rallumé, j'ai rien fait. Je vois plein de dossiers, ils ont l'air tous très bien, voyons...Maths..Dissertations...Notes... Ecologie (oui c'est vrai elle milite pour les baleines et n'aime pas les japonais)...Ah, là c'est plus intéressant : Correspondance...Photos...Personnel...J'ai bien envie d'y aller faire un tour dans ceux là. Juste un peu. D'ailleurs, elle va bientôt rentrer, faut que je me dépêche. Voyons. Correspondance. Non, rien d'important. Enfin, si quand même, elle a écrit une lettre à Le Clézio ? Ça alors ! Pas possible, c'est vraiment une intello ! Bon, je verrai plus tard. Rien de grave pour elle là dedans. C'est pas ce que je cherche. Oui, j'avoue, en fait je cherche des histoires d'amour ou de sexe, c'est ça l'important pour une jeune fille de son âge. Photos. Ben non, rien de compromettant là dedans non plus, photos de famille, des paysages, et même de l'abstrait. C'est vrai qu'elle aime la photo. Vais finir par croire qu'elle est parfaite ma fille, si toutefois rester vierge jusqu'à 20 ans c'est un signe de perfection...Personnel. Ya des sous dossiers. Skype. Photos. Journal. Mails. Un petit coup d'oeil sur le journal, c'est tapé à la machine, c'est moins joli que dans le temps quand on écrivait à la main. Mais non, là encore rien d'intéressant, que des trucs banals, c'est bizarre quand même, inquiétant pour tout dire... Et les nouvelles photos ce sont les portraits de ses amis, j'en reconnais quelques uns, rieurs, francs et ouverts, des têtes de braves petits jeunes, filles et garçons. Pas normal tout ça. Qu'est ce qu'il y a d'autre ? Des dossiers aux noms bizarres, incompréhensibles. Voyons ça. Ah pas possible de les ouvrir, elle a dû mettre un mot de passe, c'est une maline, comme tous les jeunes d'aujourd'hui. Mais ça prouve bien qu'elle cache quelque chose.
Zut la voilà qui se pointe, j'ai entendu la porte, je ferme tout et je descends, je vais parler un peu avec elle en bas pour que son ordi s'éteigne et refroidisse, sinon elle va s'apercevoir qu'on y a touché et ça risque d'être le drame. J'ai une drôle d'impression, je regrette presque d'être allée fouiner, puisque j'ai rien trouvé. Ou alors elle a tout caché ailleurs, c'est plutôt ça. J'aurais dû y aller avant, j'aurai plus l'occasion.
La fille (Anaïs)
Maman m'embête depuis quelque temps, elle n'arrête pas de me poser des questions l'air de rien, elle tourne autour du pot, je vois bien où elle veut en venir, savoir si j'ai déjà couché, si je bois ou me drogue, si j'ai un ou plusieurs petits amis. Ya que ça qui l'intéresse, c'est tout juste si elle me parle de mes cours et de mes résultats. Faut dire que, pour ce que j'en sais, elle n'était pas farouche de son temps, alors elle pourrait me ficher la paix. Heureusement qu'il y a Papa pour parler d'autre chose.
De toute façon, je ne lui dirai rien, elle en ferait tout un plat, surtout si je ne lui donne pas de détails. Et comme elle est du genre curieux insistant, je me méfie. Je ne laisse rien traîner et tout ce que je ne veux pas qu'elle sache, je l'ai mis sur mon ordinateur, bien protégé. Mais je voudrais quand même savoir si elle osera venir fouiner, ça me titille. Ce matin, j'ai laissé ouverte ma bécane, si elle y met le nez je le saurai tout de suite. Là je suis sur le chemin de retour, je rentre plus tôt, ça me fourmille dans le ventre de savoir.
Tiens, elle m'a entendue rentrer, elle descend un poil trop vite, je suis sûre qu'elle y était.
La mère et la fille
-Tu arrives bien tôt, Anaïs. Tu n'as pas traîné avec tes copains aujourd'hui ? Ça tombe bien, tu vas pouvoir m'aider à préparer le déjeuner, je suis en retard.
- Non, j'ai pas le temps, j'ai pas fini mes exercices pour cet aprème. Je monte.
- Quand même, tu pourrais faire un effort, c'est toujours moi aux casseroles..
- Bon, je vais poser mes affaires et je redescends.
- Mais non, reste, poses ton sac et viens. C'est tout de suite que j'ai besoin de toi. Ton père va arriver et rien ne sera prêt. Allez...
- Mais j'en ai pour deux secondes, tu est pénible à la fin... !
Anaïs monte l'escalier et entre dans sa chambre. Elle voit immédiatement que son ordinateur est allumé, positionné sur le « Journal ». Sa mère a dû être surprise, elle est bel et bien venue fouiller dans ses dossiers. Cela la met en rage. Elle redescend aussi vite qu'elle était montée.
- Tu es venue mettre ton nez dans mes affaires ! Tu as fouillé ! C'est dégueulasse ! Je t'avais pourtant dit que je n'avais rien à cacher. C'est beau la confiance...
Suzanne a le dos tourné et regarde ses casseroles. Elle est gênée et ne sait quoi répondre. Elle se tait.
- Alors, tu ne dis rien ? Tu as trouvé ce que tu voulais ? Tu cherchais quoi d'ailleurs ? Ce que tu as fait, c'est nul.
Suzanne pose sa cuillère en bois, se reprend et se tourne vers sa fille.
- Je suis désolée, je ne cherchais rien de spécial. Je suis juste inquiète, parce que tu as beaucoup changé ces derniers temps, que tu ne me dis rien, et que je voudrais bien savoir ce qui se passe. Ça s'est trouvé comme ça, pendant que je faisais un peu le ménage chez toi...
- Le ménage, mon œil ! Eh bien justement il ne se passe rien et je n'ai pas envie d'en parler. Je ne suis plus une petite fille et ma vie personnelle ne regarde que moi. Les parents n'ont pas à venir farfouiller dans mes affaires uniquement parce qu'ils sont inquiets. En fin de compte, tu fouilles pour te rassurer, toi, et ce que je vis, moi, tu t'en fous. C'est de la curiosité, rien de plus, pour pouvoir échanger des confidences avec tes amies au cours d'un thé ou pendue au téléphone, et transformer la maison en nid de concierges. Je suis un sujet de conversation, c'est tout !
- Ah non, tu vas te taire, là, parce que tout ce que tu viens de dire ce n'est pas vrai. Je respecte ta vie personnelle depuis longtemps, tu le sais bien, c'est trop injuste ce que tu dis. Je n'aurais pas à essayer de savoir ce que tu vis en ce moment si tu en parlais un tout petit peu. Toi aussi tu devrais avoir confiance en moi, ça marche dans les deux sens ta remarque.
Anaïs est toujours très remontée.
- Parce que toi tu racontais sans doute tout à ta mère, non ? Ça m'étonnerait bien ! Tu voudrais que je fasse ce que toi tu ne faisais pas ? Pourquoi ?Je ne veux plus que tu entres dans ma chambre !
Elle se retourne, claque la porte de la cuisine, monte l'escalier à toute vitesse. On entend la clé tourner dans la serrure.
Suzanne a le visage sombre. Après un moment, elle s'assoit et reprend l'épluchage de ses légumes. Tout à l'heure, quand sa fille se sera un peu calmée, elle ira taper à sa porte pour qu'elle vienne dîner, et elle s'excusera encore une fois. Elle espère que la dispute s'arrêtera là et que les bonnes relations qu'elle a avec sa fille reviendront.
Mais elle ne promettra pas de ne plus faire la curieuse, car elle ne sait toujours pas ce qui se cache dans les dossiers aux noms bizarres de l'ordinateur...
-
Commentaires