• La fille dépouillée

    Jean-Pierre Leguéré

    8 juin 2023

     

    J’aurais aimé qu’un témoin invisible filme la scène qui s’est passée hier soir chez nous. Ce film, s’il existait, je l’analyserais image par image, phrase par phrase, silence par silence. Juste pour être sûr de ce dont je me souviens, pour relire la scène avec distance, enfin pour le montrer à qui refuserait de me croire. Bien sûr, je m’attendais à la stupeur de Maman, à la colère de Papa, aux larmes, aux cris de ma mère, à la réprobation vigoureuse de mon père…Ce fut très différent de ce que j’attendais, mais le fait est constant, non ?

    La veille, c’était mon anniversaire. Pas n’importe lequel, mon dix-huitième, celui qui faisait de moi une citoyenne à part entière (je rigole !). Depuis combien de temps l’attendais-je cet évènement ? Des mois, peut être deux ans…  En fait depuis que j’avais décidé de me faire couper les cheveux, d’avoir la boule à zéro. Je leur en avais demandé la permission, ils me l’avaient refusée maintes et maintes fois, sans appel. Pour fêter ma majorité, ils avaient fait fort, ils avaient invité la famille, les proches et quelques-uns de mes amis, Cyril et Jules du côté des garçons, Marine et Garance côté filles, (tous les quatre triés sur le volet). Il y eut des fleurs blanches, des discours convenus, des cadeaux trop…trop je ne sais quoi, mais trop, quoi !  Pourtant, malgré mes efforts pour être présente aux uns et aux autres, souriante, amène, j’avais la tête ailleurs. J’ai pataugé toute la soirée dans une sorte de brouillard dans lequel je me répétais : demain, tu ne seras plus confite dans un uniforme convenu, tu n’apparaitras plus ni comme fille ni comme garçon, tu seras fille et garçon, telle que tu es au plus profond de toi -même…

    Dès le lendemain matin, j’étais chez la coiffeuse. Je m’inquiétais un peu des réactions d’Elsa, mais elle a été très bien. Quand elle m’a demandé :  qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, Emma ? et que je lui ai répondu, tu me coupes la boule à zéro, elle a juste dit : sérieux ? j’ai acquiescé assez gravement pour qu’elle prenne ses ciseaux, sa tondeuse et se mette au travail sans barguigner. Elle a même eu assez d’humour pour, après l’opération, glisser le miroir derrière ma nuque et me poser la question rituelle : ça te plaît comme ça ? Complices, on a eu un petit rire étouffé toutes les deux. J’ai regardé par terre pour dire adieu à ma chevelure blonde. J’entends encore Maman me dire, quand j’étais toute petite, tu as de l’or sur la tête ma chérie ! J’ai pensé que je devrais ramasser mes cheveux, les lui donner, elle pourrait les mettre au coffre avec ses bijoux !  Elle était si fière d’être par là même, en quelque sorte, enrichie…En rentrant, j’ai mis de la musique rock punk -Rebel girl de Bikini Kill-, puis je suis allé droit dans mon armoire et j’ai essayé diverses tenues. En jean avec un pull, même si l’on perçoit un peu mes seins, au premier abord, il est difficile de savoir si je suis de l’un ou de l’autre sexe, de l’un ou l’autre genre. C’est moi, ça, juste moi !  Je n’ai rien regretté, je ne regrette rien. Finalement, cela s’était si bien passé avec Elsa que je me disais : tu en fais tout un plat, mais peut-être que les parents feront, comme Elsa, l’impasse, le silence sur ma transformation. J’exultais. Malheureusement, je rêvais.

    La caméra aurait sans doute filmé une vue d’ensemble de mon arrivée dans la salle à manger où les parents se trouvaient déjà installés. Moi, j’ai focalisé sur Maman, seulement sur Maman. A peine étais-je entré, à peine avait-elle vu l’ampleur du désastre qu’elle avait ouvert la bouche, comme rendue muette d’horreur, puis elle s’était levée, elle avait sorti de la poche de son gilet un mouchoir à dentelles qui avait déjà dû servir à sa mère et à sa grand-mère dans les grandes occasions, elle s’en était chiffonnée le visage dans un gargouillis de sanglots.  Papa n’a pu maîtriser sa colère mais c’est sur Maman qu’elle est tombée. Il s’est levé, la serviette à la main avant de lui jeter :

     - Arrête de te tamponner les yeux, arrête de te besogner le nez avec ce foutu tire-jus, arrête bon dieu ! ça ne sert à rien de gémir…

    Maman était comme sidérée ; elle nous a tourné le dos, sans un mot, sans un regard. Elle nous a laissés avec la porcelaine, l’argenterie et le gigot froid. Mon regard l’a suivie au-delà de la porte, oui au-delà, juste pour reprendre mon souffle et affronter mon géniteur.

    Papa était debout. Pâle, m’a-t-il semblé, mais avec les yeux d’acier qui sont les siens quand il vit une situation de tension. Je me souviens d’une réflexion de ma copine Garance qui l’avait vu dans l’un de ces mauvais jours : Emma, si un jour, ton père disparaît, sûr qu’avec un bon détecteur de métaux, on le retrouvera ! (Trop, cool, non ?). On avait ri comme deux folles…

    Une fois la porte refermée, il a ouvert le feu :

    -  Tu fais pleurer ta mère…Emma… Mais, ma fille où t’as la tête ? Qu’est ce qui t’a pris de … de … ? Pourquoi tu nous fais ça ? C’est de la provocation ?

    -  C’est ma tête à moi, pas la vôtre et je ne voulais pas vous faire de peine… Ce ne devrait pas être une surprise : combien de fois je vous l’ai demandé depuis des mois ? Je suis majeure maintenant et je peux être qui je veux, avec l’apparence qui me convient. Papa, je ne veux pas obéir à des lois que la nature n’a pas écrites pour moi…

    Il m’a regardé, non ce n’est pas le mot juste, il m’a examiné d’un long regard. J’ai mal supporté ce nuage informe et grisâtre qui s’est installé entre nous ; je l’ai rompu, sans rien calculer, juste pour me raccrocher à quelque chose :

    ­­ - Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Je suis anormale à tes yeux ?  Je ne suis pas anormale, je suis moi. Masculin-féminin, au plus profond de mon être, comme la nature m’a faite. Et laisse-moi te rappeler que ce sont vos gènes, les tiens, ceux de Maman dont j’ai hérité… C’est vous qui m’avaient créée, sauf erreur… T’es pas content du résultat ?

    - Tu me fais peur, Emma. Peur pour toi, peur pour ta vie. Pense à ton avenir.  Tu es une femme un jour tu porteras un enfant, plusieurs peut-être. Tu comprendras ce que tu nous fais vivre aujourd’hui…

    - Des enfants, un mari ? Pas besoin d’un mari ! et puis des enfants… on est déjà 8 milliards sur la planète, c’est pas suffisant pour toi ? Il va faire beaucoup trop chaud pour élever des enfants, tu crois pas ?

    Le silence est redevenu pesant. Je n’osais pas regarder mon père, non qu’il me fasse peur mais parce que je ne savais quoi lui dire, ni avec des paroles ni avec mon regard ; je gardais les yeux fixés sur le gigot, sans vraiment le voir.

     - Écoute, Emma, si tu es homo, ta mère et moi, nous sommes capables d’entendre, de t’écouter, de t’aider, oui, de t’aider…

    - Mais non Papa, faut pas tout réduire au sexe.  C’est seulement que je ne veux pas d’étiquette sur mon front. « Lesbienne », pas plus « qu’hétéro ». Arrête de m’enfermer dans des cases !

    J’ai préféré taire que je partageais le lit de Jules et celui de Garance avec le même plaisir...

    Je ne sais comment nous nous sommes retrouvés à nos places habituelles à table. Nous nous sommes mis à manier couteaux et fourchettes, machinalement. Le gigot n’avait aucun goût, pas plus que le reste. Nous célébrions un rite pour éviter une rupture plus grande encore.

    Et puis Papa n’a pu se retenir :

    - Quelle merde ! les voisins, les proches, la famille, tout le monde va croire que tu as le cancer.  Dieu merci, ce n’est pas ça !... Mais, dis-moi, Emma, qu’est-ce qu’on va leur dire ? Que nous ignorons ce qui arrive à notre fille ? que c’est peut-être un moment d’adolescence ?


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