• Le miracle de Blévy

    Jean-Pierre Leguéré

    30 juin 2023

     

    Tout au long de la Blaise, il se racontait autrefois une histoire qui se serait passée à l’automne 1814, dans la région proche du château de Maillebois, non loin des deux lavoirs de Blévy. Écoutez voir !

    Deux jeunes gens natifs de Blévy, copains depuis la plus tendre enfance, Louis Tissandier, agriculteur à la ferme du Boscbordel et Joseph Gouhier, forgeron, décident d’aller aux champignons pour améliorer l’ordinaire. On a vite fait en cette saison de remplir un panier de bolets, de girolles ou de chanterelles. Le terrain de cueillette est d’autant plus vaste que l’on dit malade le garde-chasse des terres de Maillebois et que les murs d’enceinte offrent mille entrées, elles sont autant de percées dans les bois. Ce n’est pas le vicomte Tardieu de Maleissye qui fera lui-même la chasse aux promeneurs !

     Les paniers se remplissent un peu lentement au gré des jeunes gens et Joseph dit à Louis : Dis donc, à ce train-là on, a plus de chance de rencontrer le Grand Géant que de dîner d’une omelette aux champignons ! Le Grand Géant ! C’était une rumeur qui sévissait depuis plusieurs saisons déjà dans la région et qui terrorisait les femmes et les enfants. Certains l’auraient vu, les uns l’affirmaient glabre, d’autres hirsute avec des oreilles de loup, d’autres encore l’accoutraient d’un seul œil au milieu du front ; bref, on s’accordait tout à la fois pour dire qu’il existait et pour en donner les descriptions les plus incohérentes. Quoi qu’il en soit, à ce jour, le Grand Géant n’avait mangé personne. Ni l’un ni l’autre ne croyait beaucoup à cette histoire et seul le rire de Louis répond à l’exclamation de Joseph.

    La forêt s’assombrit peu à peu et les garçons décident de se rapprocher de la Blaise. Il y aura plus de lumière pour voir cèpes, bolets et trompettes-de-la-mort et plus d’humidité pour qu’ils poussent, se disent-ils ! La réalité leur donne raison et les voilà bientôt les paniers suffisamment pleins pour envisager leur retour à la maison. C’est alors qu’ils sont tout proches de la rivière, qu’ils perçoivent un curieux bruit, ils tendent l’oreille : - On dirait un vagissement ? des cris d’enfants ? – T’es fou ! - Ben écoute toi-même, Bon Dieu ! Ils se rapprochent de l’eau, regardent en amont, en aval ; il leur semble que, mêlés au clapotis, les pleurs d’un bébé sont de plus en plus audibles. Soudain surgit, plus haut en amont, une forme qui n’est ni celle d’un morceau de bois, ni d’un paquet d’herbes, c’est une valise, une grosse valise de couleur marron foncé ! C’est de là qu’à leur grande stupeur, proviennent les cris d’enfant ! Portée par le courant, elle se dirige vers eux et ils n’ont pas même à mettre les pieds dans l’eau pour la stopper et s’en saisir.

    A l’intérieur, enveloppé de chiffons de toutes sortes, mais aussi d’herbes de la rivière et de menus branchages, coiffé d’un bonnet, un bébé, dont on ne voit que la tête, ne cesse de pleurer. Comme dit Louis : - Pour un Grand Géant, il est un peu petit ! Les garçons s’aperçoivent que les linges sont humides et froids, ils retirent leur chemise, tirent l’enfant de son fragile esquif, échangent les linges mouillés contre leurs propres vêtements ; Louis prend les deux paniers de champignons, Joseph le berceau improvisé, et tous deux se hâtent de rentrer à Blévy. Sans passer par chez eux, ils se précipitent chez le maire, Charles Quéru. Lui qui se gratte la tête d’un air pensif face au moindre problème, là, il s’affole :  Misère de misère, on avait bien besoin de ça ! On en fait quoi de ce mignot ? Qui est la mère, Hein ? Ah bien sûr, on n’en sait rien ! Bon sang ! Un enfant trouvé ! Dans la rivière ! Qu’est-ce qu’on va en faire, je vous demande ! Devant son incurie, les garçons suggèrent qu’on recoure au curé : il sera de bon conseil et il habite à deux pas. Vite, il faut faire vite !

    Le curé, c’est Vincent Gaborit, un petit homme à la soutane élimée, le regard sans cesse en mouvement sous un chapeau rond, noir, aux bords rigides et plats. L’homme de Dieu, au village, est une énigme. D’abord : où, quand, comment a-t-il perdu trois doigts de la main droite ? Ensuite : quels sont les nombreux visiteurs qui viennent le voir de loin, parfois en bel équipage ? Tout ce qu’on murmure autour de lui, c’est que, prêtre réfractaire, il a dû fuir sa chère Vendée, que les précédents propriétaires du château, le duc et la duchesse de Fitz-James l’ont pris sous leur protection, que leur successeur, le vicomte de Maleissye en a fait son chapelain, que la haine qu’ils partagent des révolutionnaires explique les fréquentes visites au château mieux que les confessions ou les sacrements du vicomte et de son épouse… Ce halo de mystère mis à part, dans les villages qu’il dessert, on aime ce prêtre pour sa simplicité et son extrême dévouement. Une particularité vestimentaire lui appartient : sans doute frileux, quand il sort, c’est souvent deux cottes qu’il met sur ses épaules au lieu d’une et certains de ses paroissiens (point des meilleurs chrétiens !) le surnomment « Biscotte » … Il le sait et s’en amuse.

    En homme de bon sens, Gaborit rabroue ses visiteurs : - Qu’est-ce que vous allez chercher le secours du maire ou du curé, hein ? C’est d’une nounou dont vous avez besoin ! Il appelle Madame Zélie, sa servante : - Occupez-vous de l’enfant, il faut le réchauffer, l’habiller, le dorloter !  - Quant à nous, dit-il aux deux garçons, filons chez Madame Bérangère ! Et à l’édile (sans doute pour s’en débarrasser) : - Attendez-nous là, au chaud, Monsieur le Maire, nous allons revenir vite !   

    Madame Bérangère est effectivement la femme de la situation : elle est sage-femme. Une sage-femme mais aussi une drôle de bonne femme ! Née Dupin, elle est veuve d’Honoré Marseille depuis huit ans déjà. Elle avait vingt ans quand ils se sont mariés, elle en a aujourd’hui trente-quatre ; c’est dire que le bonheur conjugal a été de courte durée : six ans. Elle n’a même pas le bonheur de retrouver les traits de son mari dans le visage d’un enfant : malgré leur ferveur amoureuse, ils n’en n’ont pas eu.  Par un étrange destin, il lui passe tous les jours des bébés entre les mains, des filles, des garçons, des chétifs, des gros, des-qui-crient-haut-et-fort et des-qui-geignent à n’en plus finir mais jamais elle n’a pu dire et jamais elle ne pourra dire :  Celui-là, c’est le mien ; elle s’est jurée de rester fidèle à son Honoré jusqu’à la mort. 

    Par chance, elle est chez elle et disponible. Elle connaît le curé avec qui elle baptise à longueur d’année les nouveau-nés (quand elle ne les baptise pas elle-même lorsqu’il y a urgence et que le curé est absent, l’Église lui en a donné le droit). Elle connaît aussi Joseph et sa famille ; Louis, le forgeron, elle ne le connaît que de vue. On lui raconte rapidement l’histoire. Mon Dieu, mon Dieu, Monsieur le curé, ce qu’il faut c’est le nourrir ce bébé ! Il lui faut des seins à ce petit ! 0ui, oui, Je vais lui trouver une nounou tout de suite… Et d’envoyer Joseph chez une de ses pratiques avec mission de la ramener sur le champ !  - La ramener où ça, Madame Bérangère ? … - Chez Monsieur le curé, Joseph ! et pour la suite, on verra !

    Tandis que Joseph file chez la nounou, les autres repartent vers le presbytère. Sitôt arrivé, l’homme de Dieu décide de baptiser l’enfant : - Faisons-vite, si le Seigneur ne lui laisse pas le temps de devenir un homme ou une femme, qu’il devienne un ange ! Bérangère l’arrête dans son élan : - Monsieur le Curé, sauf votre respect, l’urgent, c’est de lui sauver la vie ! Attendons que la nounou lui donne le sein d’abord, nous verrons ensuite à le baptiser…

    Joseph et la nounou justement arrivent, à la hâte. Courir ce n’est pas vraiment l’affaire de cette grosse femme, en sabots, pas trop propre, une ombre de moustache sous le nez ! Il a fallu que Joseph dépense des trésors d’énergie pour la déloger de chez elle, la mettre en branle, hâter le pas… Le curé et la nounou se connaissent fort bien et il lui fait un accueil cordial. Il a cependant à peine le temps de l’accueillir que Madame Zélie entre dans la pièce et l’interpelle :

    - M. le Curé, M. le Curé, c’est un garçon !

    Tout le monde applaudit. A vrai dire, on n’aurait pas fait moins pour une fille. Non, on était encore dans l’inattendu, dans l’admirable…

    - Eh bien ce garçon, confions le bien vite à sa nourrice, dit le curé.

    On installe la nourrice dans le plus confortable fauteuil du presbytère et on prépare le baptême qui suivra. Le curé Gaborit ne revêt pas la chasuble mais seulement l’amicte et l’aube blanche par-dessus sa soutane, tandis que Madame Zélie apporte les saintes huiles et l’eau bénite dont il a toujours un peu au presbytère. Une brillante bassine de cuivre servira de fonds baptismaux, ce ne sera pas la première fois. Quels prénoms donner à l’enfant ? L’affaire est simple, il s’appellera Louis-Joseph en souvenir de ses deux découvreurs… Mais, le curé ne manque pas de rappeler que ce sont là aussi les prénoms du fils aîné de Louis XVI et Marie-Antoinette et que le premier dauphin mourut précocement de maladie à sept ans... Les voilà bientôt tous les cinq autour de l’enfant. Quand l’eau coule sur le front du bébé, lui souhaite-t-il, à lui qui fait si dramatique entrée dans le monde, de mourir moins précocement que le dauphin ? Il se contente de murmurer : - Le voilà devenu enfant de Dieu !

    Madame Zélie, plus pragmatique gémit : - Enfant de Dieu, enfant de Dieu, ben oui, Monsieur le Curé, mais un enfant de Dieu sans père ni mère, c’est qui qui va s’en occuper ?

     

    Pendant la petite cérémonie, le maire, visiblement, s’est dispensé de piété et a ruminé quelques interrogations ; à peine passé le dernier Amen, il les exprime à Bérangère sans beaucoup d’aménité :

    - Qui est la mère ? Madame Bérangère, tout de même, vous devez bien avoir quelque idée sur la question ! Vous les accouchez toutes ou presque ! C’est qui, dites-moi ? Je suis sûr que vous la connaissez !

    L’interpellée ne se laisse pas bousculer et le rabroue vivement :

    - Comme vous le dites, «toutes ou presque ! ».  Monsieur Quéru, la mère, là, celle de ce garçon, elle fait partie du « presque » et quand bien même elle n’en ferait pas partie, j’ai point à vous répondre ! Il y a mille raisons d’abandonner, le plus souvent c’est la solitude, la pauvreté et les malheureuses ne le font pas de gaieté de cœur, croyez-moi… Pour beaucoup c’est la honte et le remord à vie, mais la seule solution !  Pourquoi vous ne me demandez pas aussi qui est le père ? …Posez-vous plutôt la bonne, la vraie, la seule question : qu’allons-nous faire de Louis-Joseph ?

    Quéru se renfrogne mais se le tient pour dit.

    -Allons, allons, dit le curé, restons calmes mes amis ! Madame Bérangère a raison. Le passé est le passé, nous ne saurons jamais d’où vient cet enfant, c’est son avenir qu’il faut décider.

     

    Il y a un long moment de silence. Madame Zélie file vers la cuisine ; le curé, d’un geste machinal, sort son chapelet, grains de verre noirs et croix d’argent ; les deux garçons que leur découverte avait émerveillés se regardent, ils se sentent victimes d’une amère tromperie ; le miracle est devenu désastre. Quant à Bérangère, elle semble brusquement tout autre, rêveuse, enveloppée d’une émotion intime, contenue… 

    Le feu de l’action, l’urgence de nourrir l’enfant, de le baptiser avait fait oublier les lendemains ; voilà qu’ils font une cruelle  irruption…

    C’est à nouveau Quéru qui rompt le silence :

    -  Ben, je crois ben que la seule solution c’est le tour d’abandon à Dreux…

    Le prêtre, tout en hochant la tête, répète en un murmure : - Oui, le tour d’abandon…

    Bérangère sort de sa torpeur :

    - Point besoin du tour d’abandon, Monsieur le curé, j’ai souvent affaire aux sœurs de Saint-Paul ; nous leur porterons l’enfant !

    Louis interroge :

    - Mais c’est quoi le four d’abandon ?

    Bérangère sourit à leur fraîche naïveté, puis, d’une voix très douce :

    - Pas le four, le tour ! Pour éviter que les mères déposent leur enfant dans la rue ou devant le porche de l’église, au froid, à la pluie ou au grand soleil, on a inventé les tours d’abandon. Il y en a un à Dreux depuis deux ans, comme un peu partout en France. Vous voyez l’Hôtel-Dieu, à deux pas du beffroi ?  Eh bien dans l’un des piliers de l’entrée, on a pratiqué une sorte de guichet, dans laquelle on a installé une boite pivotante, de forme demi-cylindrique. Il y a un peu de paille par terre…  La mère ouvre la boite, y dépose le bébé, souvent la nuit ou au petit matin pour ne rencontrer personne…elle tourne ensuite le cylindre vers l’intérieur puis elle sonne une cloche pour avertir les religieuses qu’un enfant est là.

    D’une voix affaiblie Joseph demande :

    - Mais il y en a combien comme ça qui…

    - L’an dernier une vingtaine, lui répond la sage-femme mais je le répète, Joseph, on ne le mettra pas dans le tour, je le confierai aux religieuses de l’Hôtel-Dieu.

     

    La décision est prise. La nounou quitte le presbytère avec l’enfant, chacun rentre chez soi pour dîner. Ce fut une de ces pures nuits d’automne aux couleurs d’iris éclairés du jaune de la lune et piquetés de l’or des étoiles. Il se peut que ce soit à cause du contraste entre cette exceptionnelle beauté de la nature et le drame qu’ils avaient vécu ce jour-là que les uns et les autres eurent du mal à trouver le sommeil ? Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, ils se retrouvent tous à 8 heures à la ferme de Quéru. Déjà, l’attelage est prêt au départ. La nounou vient de rentrer chez elle, Bérangère porte l’enfant dans ses bras. Le prêtre le bénit, les grosses mains de ses parrains lui caressent doucement le visage.

     

    Bientôt, Bérangère et le maire  sont côte-à-côte sur le banc. Quéru se réjouit :

     - La route est sèche, on ne va pas s’embourber ! En quatre heures ou quatre heures et demie, on, fera l’aller-retour. Faudra tout de même s’arrêter à Dreux pour casser la croûte et donner du repos à la bête !

    Après cette annonce, ils restent silencieux, tout à la fois parce que le bruit de la charrette couvre la voix et que chacun est enfermé dans ses pensées.  Quéru est tout occupé de ses terres, il a une nouvelle charrue pour les labours et puis c’est le moment de semer de l’orge. Bérangère, elle, pense à une nouvelle vie. Á peine passé Saulnières, elle le dit en peu de mots :

    - Monsieur le Maire, on n’a pas besoin d’aller à l’hospice !

    - Comment ça, madame Bérangère ? Pourquoi ne voulez-vous plus aller à Dreux ?

    Elle rit.

    - Eh ben, qu’est-ce qui vous fait rire comme ça ?

    - Vous allez rire aussi. L’enfant, je le garde. Louis-Joseph, il s’appellera Louis-Joseph Marseille. Il aura une mère, j’aurai un garçon. Il sera la joie de ma vie et puis, plus tard, mon bâton de vieillesse ! Allez, Monsieur Quéru, faites demi-tour, on va chez nous, Louis-Joseph et moi !


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