• Je me souviens de tout

    Jean-Jacques Vollmer

    4 mars 2020

     

    Stuart. Mon nom est Stuart et je me souviens de tout. Mais je leur ai fait croire le contraire quand je me suis réveillé à l'hôpital et qu'ils étaient là, dans la chambre, à discuter à voix basse, croyant que de longues heures de coma étaient encore à venir. J'ai toujours eu l'ouïe fine, et cela m'a beaucoup servi, aussi bien dans le passé pour mes affaires qu'aujourd'hui pour écouter ce qu'ils disaient. J'ai vite compris que s'ils étaient là, à mon chevet, ce n'était pas par compassion, par inquiétude pour moi, mais parce qu'ils guettaient mon réveil, qu'ils attendaient quelque chose de moi, quelque chose d'urgent, et qu'ensuite mon sort serait le cadet de leurs soucis.

    - Tu y es allé un peu fort, chuchotait Sara, il faudrait qu'il ait toute sa tête pour signer, sinon c'est fichu. Il était presque convaincu, il fallait juste attendre un peu...

    - Je me suis énervé, répondit Jacques, c'est vrai, mais aussi pourquoi nous faire attendre, juste pour nous voir piaffer d'impatience. Ton beau-père est un sadique, c'est tout.

    - C'est peut-être vrai, mais le résultat c'est que sa donation est remise à je ne sais quand. Tu ne réfléchis jamais avec ta tête, tu cèdes toujours à tes impulsions. Qu'est-ce qu'on va lui dire quand il se réveillera ?

    Jacques ne répondit pas. Je ne savais pas ce qui m'était arrivé, mais je commençais à m'en douter. J'étais dans la cuisine, à récurer les casseroles qu'ils avaient laissé traîner une fois de plus, et jusqu'à ce moment, oui, je me souvenais de tout. Mais pourquoi je me trouvais maintenant dans ce lit, avec des tuyaux partout et une machine faisant bip bip tout près, je l'ignorais. Ma belle-fille (la fille de ma seconde femme) et son mari avaient un projet grandiose, que pour ma part je trouvais stupide : relier Roissy et Orly par dirigeable pour faciliter les correspondances entre avions en évitant les embouteillages au sol. Je suis quelqu'un de fortuné, et je leur avais dit, dans ma grande générosité, que je les aiderai à financer leurs projets s'ils en avaient, pour peu que ceux-ci soient viables. Autant aider les jeunes à développer leurs activités sans qu'ils perdent une grande partie de leur temps à chercher des fonds. J'avais eu tort de leur dire ça. Ils étaient venus me voir avec des brouillons d'idées farfelues que j'avais pris un malin plaisir à démolir immédiatement, et cette affaire de dirigeable en était le dernier avatar. En outre, je n'avais pu résister au plaisir sans doute un peu méchant, d'accompagner mes critiques objectives de remarques ironiques, de plus en plus caustiques, que Jacques avec son caractère soupe au lait, avait beaucoup de mal à encaisser. Il avait pourtant fait un effort pour le « Projet dirigeable », il était revenu me voir plusieurs fois avec des modifications tenant compte de mes remarques, et pourtant je m'étais à chaque fois moqué de lui, de plus en plus méchamment au fur et à mesure que j'avais de moins en moins de choses à critiquer. Peut-être étais-je sadique, en effet, mais en fait je ne croyais pas à son idée, un point c'est tout. Et comme je ne l'aimais pas beaucoup alors que j'adorais Sara, je me laissais aller à le mettre plus bas que terre tout en sachant qu'en définitive j’accéderai à sa demande.La dernière chose dont je me souviens, c'est que j'étais devant l'évier à gratter le fond d'une casserole avec de la paille de fer, tout en alignant remarques désagréables et moqueries faciles. Jacques était derrière moi, le dossier du projet ouvert juste à côté de la vaisselle en train de sécher, mes mouvements énergiques projetant régulièrement de l'eau sale et des fragments carbonisés sur le papier glacé. Et puis, après une remarque particulièrement méchante et injuste, mais que je trouvais désopilante, je m'étais retrouvé ici. Entre les deux il n'y avait qu'un trou noir.Je fus renseigné par les deux jeunes gens qui continuaient à parler sans se préoccuper de moi.

    - Je le connais, disait Sara, il aime se moquer de tout le monde, néanmoins il nous aurait aidés, j'en suis sûre. Mais toi, avec ta testostérone et la haute idée que tu as de tes capacités, tu n'es pas fichu de garder ton calme et d'attendre qu'il cesse de te houspiller. Bien sûr, c'est insupportable, mais il faut savoir ce qu'on veut. Au lieu de cela, tu as fait exactement le contraire. Tu aurais pu le tuer avec cette grosse poêle en fonte. Heureusement qu'à l'hôpital personne ne nous a demandé d'explications détaillées, parce que, dire qu'il a glissé et s'est cogné, c'est plutôt tiré par les cheveux. Il faudrait d'ailleurs qu'on précise tout ça, au cas où quelqu'un nous poserait des questions..

    A ce moment là, je me suis manifesté par des borborygmes sonores et des gémissements, comme si j'étais en train de me réveiller. Ils se sont tus aussitôt et ont accouru. J'ai porté la main à ma tête, qui était douloureuse, tout en disant :

    - Oh j'ai mal, c'est terrible. Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce que je fais dans ce lit ?

    Sara me prit la main, la serra, et me répondit, d'un ton apitoyé :

    - Vous êtes à l'hôpital, Stuart, vous avez fait une mauvaise chute dans la cuisine, vous ne vous rappelez pas ?

    -Non, je ne me souviens de rien. Et vous, vous êtes qui ? Je ne vous connais pas...

    Je vis sa mine s'allonger. Elle tombait des nues sur cette réplique, ne sachant plus quoi répondre, maintenant vraiment inquiète, peut-être un peu pour moi, mais surtout pour l'aide financière qui d'un seul coup s'éloignait à grande vitesse. Je tournai alors mon regard vers Jacques, balbutiant d'une voix faible :

    - Je ne vous connais pas non plus, mais votre tête me dit vaguement quelque chose.

    Malgré mon mal de tête, j'avais envie d'éclater de rire en voyant son visage se décomposer, sa bouche s'entrouvrir et ses yeux refléter l'incompréhension. J'abaissai mes paupières et simulai un retour au pays des songes, sans réagir à Sara qui me serrait le bras en répétant mon nom.

    Les jours suivants allaient être amusants. Je me ferai un malin plaisir de prolonger mon séjour à l'hôpital pour les laisser mariner un bon moment. Et selon leur manière de se comporter, je retrouverai ou non la mémoire, peu à peu, ou pas du tout, ou bien cela viendrait d'un seul coup, ou bien encore je la retrouverai intacte, sauf pour ce qui les concerne...

    Stuart. Je m'appelle Stuart, et je ne me souviens de rien...Et je suis sans doute un vrai sadique, en effet. Mais je ne mettrai jamais les pieds dans leur dirigeable, ça c'est sûr.

     


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