• Jean-Jacques Vollmer

    3 octobre 2018

    (Amusement de vacances)

     

    Quand j'étais jeune, je faisais partie d'une petite bande dont l'activité principale consistait à ne rien faire, ou alors des choses peu recommandables. Je me demande comment j'ai pu m'associer à tous ces individus, tous plus bizarres les uns que les autres, sauf moi, bien sûr. Certains étaient de vrais cas pathologiques, ils s'en vantaient d'ailleurs, c'est pourquoi par dérision nous nous surnommions « la bande des cas ».

    Parmi eux, il y en avait deux que j'aimais bien. Le Gall était un bon copain, un garçon le cœur sur la main. Doté d'un accent breton assez rugueux, on comprenait « Le Call » quand il se présentait. Lorsque notre groupe faisait des bêtises, il était le premier à avouer, endossait les fautes des autres, il était donc puni. Comme à côté de ça il aimait le fromage, on avait pris l'habitude, quand une nouvelle bêtise était découverte par un surveillant furieux, de lui passer un camembert en catimini, en lui glissant à l'oreille : « Le Call, endosse ! »...

    Le Bars était un autre ami, qui avait la particularité de ne pas vouloir porter de slip. C'était vraiment un cas, ce gars. On l'appelait le cas Lebars.

    On avait d'autres gars curieux dans le groupe. C'étaient vraiment des cas, tous. Il y avait :

    • Calais, moche comme un pou. En plus, il habitait le Nord.
    • Un autre, qui était juif et trouvait tout trop cher. On l'avait surnommé le Cas Cher. Son meilleur copain, juif aussi, très religieux, voulait devenir médecin. Ses délires mystiques nous l'avaient fait appeler le cas rabbin.
    • Viard, qui ne mangeait que des bonnes choses parce qu'il en avait les moyens et ne partageait avec personne. C'était le cas Viard.
    • Un allemand, têtu comme une mule. C'était le cas Boche
    • Bernhet, un tourangeau porté sur le rosé, crédule comme pas deux. Ah ! J'y pense encore, quel cas, Bernhet !
    • Et d'autres que je vous passe

    Si, j'oubliais, il y en avait un qui était littéraire et portait Kafka aux nues. Il ne lisait que lui, souvent dans les toilettes, au point qu'on était inquiet, car il se prenait pour l'arpenteur K, le héros du « Château ». Son cas était très grave sur la fin, c'était vraiment le Cas K.

    On formait une bonne bande, un peu déjantée, mais on riait bien.

     

    Aujourd'hui, le groupe n'existe plus et je n'ai plus de copains, mis à part un chat, qui est très drôle et se met sur mes genoux chaque fois que je veux lire. Je l'ai donc appelé Chapitre.

    Mon voisin en a un aussi, mais très vilain, la queue cassée et qui marche de travers, comme un marin sur un bateau qui roule. C'est pour ça qu'il l'a nommé Chaloupé.



    Voilà. Je vous ai tout dit sur mes fréquentations de jeunesse...

     


    3 commentaires
  • Jean-Jacques Vollmer

    20 janvier 2018

     

    Je déambulais nonchalamment sur l'avenue de l'Opéra, regardant distraitement les vitrines, et surtout les jolies bourgeoises qui me croisaient ou me précédaient, lorsque quelqu'un me dépassa en courant, me bousculant au passage. Je m'apprêtais à faire une remarque désobligeante, néanmoins courtoise, mais je ne vis qu'une silhouette indistincte qui s'éloignait rapidement, se perdant dans la foule. Au passage, un sac de femme plutôt lourd m'était tombé sur les pieds, et je trébuchai dessus.

    Je le ramassai, et fis quelques pas pour rattraper sa propriétaire, mais c'était peine perdue. Je me retournai afin de voir si la victime d'un larcin présumé se manifestait pour récupérer son bien, mais non, rien, personne ne courait en hurlant « au voleur ! », personne n'avait un visage inquiet, personne ne semblait avoir remarqué l'incident. Je me trouvais soudain un peu bête, debout au milieu du trottoir le sac à la main, au milieu de badauds qui me contournaient, agacés devant cet obstacle imprévu.

    Après quelques instants d'hésitation, j'allai m'asseoir à la terrasse du Café de la Paix afin de réfléchir et me rafraîchir devant un pastis bien tassé. Je n'avais pas l'intention d'aller au commissariat ; d'ailleurs je ne savais même pas où il se trouvait, et ils m'auraient fait perdre mon temps, les flics. Alors j'ai ouvert le sac.

    Je suis tout de suite tombé sur un portefeuille de bonne taille. Mais pour le reste, quelle surprise ! Ah vos sacs, Mesdames ! Quel bazar ! Que d'objets bizarres et incongrus ! Rouge à lèvres, Chanel n°5, clés, lunettes de soleil Rayban, mouchoirs en papier : là ça allait. Mais à côté de ça, trois crayons, un stylo, une gomme, deux trombones, un préservatif grand modèle, un trognon de pomme, un cigare, un cendrier Martini en céramique, une petite bombe lacrymogène, le dernier numéro de « Fluide glacial », un collant chiffonné...Il ne manquait plus que le raton-laveur !

    J'ai refermé et posé le sac sur la table, à côté de mon pastis, le portefeuille sous la main. Quelle femme pouvait bien transporter dans son sac un bric à brac pareil ? Je laissai mon imagination vagabonder quelques minutes, reculant le moment d'ouvrir le portefeuille. C'était sûrement une jolie femme, blonde (je préfère les blondes), en tailleur très classique, avec de beaux yeux et un magnifique sourire, une coiffure élaborée, de longues jambes sur des talons hauts...Rien à voir en fait avec le contenu du sac, rien d'imaginatif, c'est juste que je fantasmais sur les jolies femmes croisées sur le boulevard quelques minutes auparavant.

    Poussant un soupir, je m'apprêtais à ouvrir enfin le portefeuille, lorsqu'une furie surgie de nulle part vint se planter devant moi et se mit à m'apostropher dans un langage peu châtié et pourtant roucoulant, tout en me donnant des tapettes sur le bras avec un journal roulé :

    - Voleur ! Salopard ! Mon sac ! C'est mon sac ! Touchez pas à mon portefeuille, mon mignon! Vous n'avez pas honte ? Dépouiller une pauvre fille comme moi !

    Complètement pris au dépourvu, j'essayai de me lever, sans savoir quoi dire en dehors d'onomatopées indistinctes. Devant moi se dressait une grande bringue en minijupe et chemisier criard, aux lèvres peintes d'un rouge débordant, de longs cheveux roux sans doute faux entourant un visage ingrat, éructant des insanités. Baissant les yeux, je vis aussi des talons hauts surmontés de jambes bien poilues, et c'est alors que je me rendis soudain compte que ma bourgeoise blonde était ...un travesti.

    Ah là là ! Pouvoir du rêve...Il (ou elle) avait perdu son sac sans s'en apercevoir dans la bousculade et avait fait demi-tour pour le retrouver. Je le lui ai rendu avec son portefeuille, essayant de ne pas faire attention aux visages hilares des clients du Café, et je me suis empressé de disparaître.

     


    1 commentaire
  • Jean-Jacques Vollmer

    17 novembre 2017

     

    Clovis, quand il avait sept ou huit ans, se regardait souvent dans le grand miroir ovale situé sur la porte de l'armoire, dans la chambre de ses parents. Il se regardait de face, puis tournait la tête à droite, puis à gauche, pour se voir de profil, mais il n'y arrivait pas bien. Parfois, il prenait aussi le miroir de poche dans le sac de sa mère, et en se contorsionnant, tentait de voir à quoi ressemblait sa nuque, comme chez le coiffeur, mais ça ne donnait rien. Il avait essayé aussi de se regarder le dos, le derrière des mollets et des cuisses, le dessous les bras, mais il n'y avait pas grand chose d'intéressant dans ces coins là.

    C'était curieux, quand même, de pouvoir observer tout le monde sous tous les angles, et de ne jamais pouvoir le faire pour soi. On connaît bien les gens, se disait-il, il n'y a que soi-même qu'on ne voit pas, ce n'est pas normal. On se croiserait dans la rue qu'on ne se reconnaîtrait pas...

    Il reportait alors son attention sur son visage, et faisait la moue. «  Je ne suis pas beau, se disait-il, Roger est bien plus beau que moi. Il a les cheveux longs et une grande mèche, moi j'ai un épi court sur le devant, qu'est ce que c'est moche ! » Pour lui, c'était un jugement dans l'absolu, il n'en était pas encore à l'âge où on se préoccupe de son corps et de la mode pour séduire les filles.

    Les jours où il ne pensait pas à cela, il s'amusait devant la glace, faisant des grimaces, les doigts dans la bouche pour retrousser ses lèvres et montrer ses dents, puis les mains derrière la tête pour faire bouger ses oreilles, sans succès. Ou encore il louchait et faisait rouler ses globes oculaires dans leur orbite, ça le faisait rire tout seul. Mais il ne le faisait jamais dehors, devant les autres, il avait peur de paraître ridicule.

    Un jour, chez le coiffeur, il observait dans le miroir l'homme manipuler les ciseaux et le rasoir, et sa curiosité l'amena à lui poser une question : « Vous êtes gaucher, Monsieur ?». Il n'avait encore jamais vu de gaucher. Le coiffeur jugea la question stupide et lui mit sous le nez sa main munie des instruments, et c'était la main droite ! Cela plongea Clovis dans un abîme de réflexion : comment une main droite pouvait-elle bien se transformer en main gauche quand on la regardait dans la glace ? Cette affaire le tourmenta longtemps, car personne ne put lui donner d'explication satisfaisante. C'était comme ça, voilà tout, cela faisait partie des choses innombrables qu'il fallait accepter sans discuter, comme le bleu du ciel (pourquoi pas vert, ou rouge, après tout) ou le fait qu'on a deux yeux et pas trois. Dans un miroir, le sens est inversé, un point c'est tout, inutile de perdre son temps à se demander pourquoi.

    A cette époque, il lut aussi « Alice au pays des merveilles », et d'autres questions lui vinrent à l'esprit. Alice traversait le miroir ! C'était idiot, bien sûr, il voyait bien qu'il n'y avait rien derrière la porte de l'armoire (il avait quand même vérifié...), mais comment se faisait-il qu'on voyait dans la glace une autre pièce, presque la même, avec juste la droite devenue la gauche. Où était-elle ? Certes, on ne pouvait pas y aller, ni toucher les objets qui s'y trouvaient, mais on voyait bien quelque chose, et si on le voyait, c'est que ça existait quelque part !

    Bien plus tard, quand il étudia les lois de l'optique et les propriétés de la lumière, il comprit un certain nombre de choses. Mais pas tout. La science donne parfois quelques explications, mais ne répond jamais aux interrogations fondamentales, celles qui demandent toujours pourquoi l'univers est comme il est et pas autrement. Et elle ne dit pas non plus pourquoi Roger, dans le miroir, était plus beau que lui...

     


    2 commentaires
  • Tentative de fable à la manière de La Fontaine

    par Jean-Jacques Vollmer

    23 novembre 2016

     

    Un mouton paissait dans un pré,

    Broutant comme ses congénères

    Une herbe rare mais de bon goût.

    Un écureuil vint à passer, qui lui tint ce langage :

    « Que fais-tu là, stupide animal  ?

    Vois, dans le champ d'à côté,

    L'herbe est plus grasse, et bien plus verte,

    En quelques bouchées ta panse remplirais »

    Levant la tête, d'un bêlement le mouton approuva.

    L'écureuil, dans le taillis, le chemin lui montra

    Puis ricanant il s'en alla.

    Le mouton s'en moqua, bombance l'attendait.

    Quelle ne fut donc sa confusion

    Quand il se mit à son repas :

    Ce n'était là herbe mangeable !

    D'un beau vert elle luisait, mais...

    De plastique elle consistait !

    Dans son pré il voulut retourner

    Mais sans son guide jamais chemin ne put retrouver.

     

     

    Vous autres humains, n'imitez pas cet ovidé !

    Jouissez de ce que vous avez,

    Réfléchissez avant de vous aventurer !

    Des apparences il faut se méfier,

    Des beaux parleurs se détourner,

    Et ses neurones utiliser !

     

     


    1 commentaire
  • par Jean-Jacques Vollmer

    11 octobre 2016

     

    Je suis arrivé sur la place maintenant goudronnée, et je me suis garé devant l'église, juste en face de la maison. Il faisait beau, mais il n'y avait personne dehors. Les vieux arbres biscornus dans lesquels on montait pour jouer avaient disparu, ainsi que le mur écroulé de pierres sèches remplacé par une paroi de béton. Sur le tas de cailloux, j'avais photographié les trois filles, ainsi que Gustave bombant le torse sur sa Vespa, un après-midi ensoleillé de 1957. Cet été là, c'est Claudette qui occupait mes pensées, et l'année suivante ce fut Denise. Jamais Françoise. Mais il ne s'était rien passé, nous étions trop jeunes, trop timides, et j'étais là trop peu souvent. Je me souviens juste de nos jeux de cache-cache, je me blottissais à côté de Denise derrière le tas de bois, nous nous serrions l'un contre l'autre et cela me procurait des sensations.

    Je suis descendu, j'ai fait le tour de la place. J'ai regardé le nom sur les sonnettes, je n'en reconnaissais aucun. En bas, l'ancienne école était fermée. La peinture des volets était écaillée, la façade miteuse, les mauvaises herbes remplissaient la cour, tout était à l'abandon ; elle devait avoir déménagé. Sur le côté de l'église, le terrain vague où poussait du chanvre sauvage que nous fumions en cachette (enfin, une fois ou deux, on avait toussé à n'en plus pouvoir), avait été remplacé par une vaste pelouse parsemée d'arbres. Il n'y avait plus le tas de fumier au fond de la place, devant la ferme qui visiblement n'était plus une ferme.

    Je suis entré dans l'église, elle aussi en mauvais état. Mais à l'intérieur, rien n'avait changé : les bancs bien astiqués, l'orgue surplombant la nef, les stations du chemin de croix, l'autel au loin, maintenant inversé. Je me suis assis, ma main a caressé le bois patiné, j'ai mis les pieds sur la planche où on s'agenouillait, je me rappelais les sensations que j'éprouvais autrefois dans cet endroit. Les chants grégoriens emplissaient l'espace, et tout à coup leurs paroles en latin me sont revenues, depuis l'asperges me jusqu'à l'ite missa est en passant par le credo, le gloria et le kyrie.

    Je me suis demandé en sortant si j'oserais aller sonner à la porte de ma maison. Je ne l'ai pas fait, j'ai eu peur. De quoi, je ne sais pas, peut-être de me trouver dans l'impossibilité de parler. Au lieu de cela, j'ai pris le sentier qui, passant devant l'école, mène au cimetière à travers des vergers. L'atelier de menuiserie n'existait plus non plus. Le cimetière était plus grand, surtout l'enclos des protestants, il y avait eu des décès en trente ans. J'ai eu honte devant la tombe de mes parents, pas entretenue puisque je ne viens jamais. J'ai arraché quelques mauvaises herbes, redressé la croix et les ex voto de marbre. J'avais beau me dire que leurs corps n'étaient plus que des amas d'atomes pourrissants qui n'étaient pas eux, je me sentais coupable du péché d'indifférence.

    Pourquoi cette visite me mettait-elle ainsi dans cet état d'esprit, plus amer que nostalgique ? Je n'avais pourtant pas passé là mon enfance ni mon adolescence, juste les grandes vacances. Je m'ennuyais, je passais mon temps à lire des romans d'anticipation, au moins un par jour, tous plus mauvais les uns que les autres, mais je ne m'en rendais pas compte. Ma mère et mon père me donnaient des occupations que je recevais comme des corvées, telles qu'aller faucher de l'herbe pour les lapins, arracher les pommes de terre, faire les courses à la boulangerie ou à la Coop avec les tickets de ristourne collés sur des feuilles. Une fois il m'a obligé à tuer un lapin pour le déjeuner de midi, il fallait que j'apprenne. J'ai pris par les oreilles la bête qui couinait, puis par les pattes arrière, et je lui ai asséné avec une bûche plusieurs coups derrière la tête, pendant que mon père se moquait de moi en me disant que je m'y prenais comme un manche. C'était horrible, et pour une fois je me suis rebellé. J'ai flanqué le lapin mort par terre et je lui ai dit que c'était la dernière fois que je faisais une chose pareille. Il ne me l'a jamais plus demandé.

    Quand je suis parti, le ciel s'était couvert. J'ai essuyé mes lunettes avant de reprendre le volant. Je crois que je ne reviendrai plus. Je ne sais même pas pourquoi je me trouvais là.

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique