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Le retour
par Jean-Jacques Vollmer
11 octobre 2016
Je suis arrivé sur la place maintenant goudronnée, et je me suis garé devant l'église, juste en face de la maison. Il faisait beau, mais il n'y avait personne dehors. Les vieux arbres biscornus dans lesquels on montait pour jouer avaient disparu, ainsi que le mur écroulé de pierres sèches remplacé par une paroi de béton. Sur le tas de cailloux, j'avais photographié les trois filles, ainsi que Gustave bombant le torse sur sa Vespa, un après-midi ensoleillé de 1957. Cet été là, c'est Claudette qui occupait mes pensées, et l'année suivante ce fut Denise. Jamais Françoise. Mais il ne s'était rien passé, nous étions trop jeunes, trop timides, et j'étais là trop peu souvent. Je me souviens juste de nos jeux de cache-cache, je me blottissais à côté de Denise derrière le tas de bois, nous nous serrions l'un contre l'autre et cela me procurait des sensations.
Je suis descendu, j'ai fait le tour de la place. J'ai regardé le nom sur les sonnettes, je n'en reconnaissais aucun. En bas, l'ancienne école était fermée. La peinture des volets était écaillée, la façade miteuse, les mauvaises herbes remplissaient la cour, tout était à l'abandon ; elle devait avoir déménagé. Sur le côté de l'église, le terrain vague où poussait du chanvre sauvage que nous fumions en cachette (enfin, une fois ou deux, on avait toussé à n'en plus pouvoir), avait été remplacé par une vaste pelouse parsemée d'arbres. Il n'y avait plus le tas de fumier au fond de la place, devant la ferme qui visiblement n'était plus une ferme.
Je suis entré dans l'église, elle aussi en mauvais état. Mais à l'intérieur, rien n'avait changé : les bancs bien astiqués, l'orgue surplombant la nef, les stations du chemin de croix, l'autel au loin, maintenant inversé. Je me suis assis, ma main a caressé le bois patiné, j'ai mis les pieds sur la planche où on s'agenouillait, je me rappelais les sensations que j'éprouvais autrefois dans cet endroit. Les chants grégoriens emplissaient l'espace, et tout à coup leurs paroles en latin me sont revenues, depuis l'asperges me jusqu'à l'ite missa est en passant par le credo, le gloria et le kyrie.
Je me suis demandé en sortant si j'oserais aller sonner à la porte de ma maison. Je ne l'ai pas fait, j'ai eu peur. De quoi, je ne sais pas, peut-être de me trouver dans l'impossibilité de parler. Au lieu de cela, j'ai pris le sentier qui, passant devant l'école, mène au cimetière à travers des vergers. L'atelier de menuiserie n'existait plus non plus. Le cimetière était plus grand, surtout l'enclos des protestants, il y avait eu des décès en trente ans. J'ai eu honte devant la tombe de mes parents, pas entretenue puisque je ne viens jamais. J'ai arraché quelques mauvaises herbes, redressé la croix et les ex voto de marbre. J'avais beau me dire que leurs corps n'étaient plus que des amas d'atomes pourrissants qui n'étaient pas eux, je me sentais coupable du péché d'indifférence.
Pourquoi cette visite me mettait-elle ainsi dans cet état d'esprit, plus amer que nostalgique ? Je n'avais pourtant pas passé là mon enfance ni mon adolescence, juste les grandes vacances. Je m'ennuyais, je passais mon temps à lire des romans d'anticipation, au moins un par jour, tous plus mauvais les uns que les autres, mais je ne m'en rendais pas compte. Ma mère et mon père me donnaient des occupations que je recevais comme des corvées, telles qu'aller faucher de l'herbe pour les lapins, arracher les pommes de terre, faire les courses à la boulangerie ou à la Coop avec les tickets de ristourne collés sur des feuilles. Une fois il m'a obligé à tuer un lapin pour le déjeuner de midi, il fallait que j'apprenne. J'ai pris par les oreilles la bête qui couinait, puis par les pattes arrière, et je lui ai asséné avec une bûche plusieurs coups derrière la tête, pendant que mon père se moquait de moi en me disant que je m'y prenais comme un manche. C'était horrible, et pour une fois je me suis rebellé. J'ai flanqué le lapin mort par terre et je lui ai dit que c'était la dernière fois que je faisais une chose pareille. Il ne me l'a jamais plus demandé.
Quand je suis parti, le ciel s'était couvert. J'ai essuyé mes lunettes avant de reprendre le volant. Je crois que je ne reviendrai plus. Je ne sais même pas pourquoi je me trouvais là.
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