• Au gré du vent, au fil des siècles...

    Nadine Foissotte

    15 avril 2015

     

    Par un beau matin doux et ensoleillé, Hélène, sûre d’elle et de ses quinze ans prometteurs, ses cheveux noirs brillants tirés et tressés, chaussée de ses sandales de cuir brun, avance fièrement d’une démarche légère le long du chemin caillouteux. Sur la colline face à elle, se dresse le Parthénon, temple d’Athéna, déesse de la ville qu’elle vénère. Le panier qu’elle tient sur la hanche droite est empli des légumes qu’elle vient de récolter pour aller les vendre au marché.

    Le zéphir, ce petit vent d’ouest coquin et complice, disperse les fleurs, soulève le chiton de lin beige ceint d’un simple cordon de laine, moule le corps parfait et dévoile les cuisses de la jeune fille pour le bonheur des jeunes sportifs qui s’entraînent dans les prés alentour pour les jeux de l’An 285. Sans en avoir l’air ils lorgnent du côté de la jeune fille.

    Elle, consciente des regards admirateurs, respire à pleins poumons l’air parfumé et agréable du printemps et en dépit des craintes qu’elle ressent, son père ne va-t-il pas la marier à un vieux voisin commerçant, elle ne peut s’empêcher de penser que chaque jour grâce au Dieu Eole, maître de tous les vents et à Zeus, Dieu de l’Olympe qui voit tout et connaît tout, qui commande le temps qu’il fait, elle vit, respire, travaille, chante, danse…

    Un battement d’ailes la tire de ses pensées, dans l’azur du ciel, une mouette gracieuse rejoint le port du Pirée…

    ***

    C’est son anniversaire aujourd’hui 30 novembre, elle a trente neuf ans et se presse sur le pont qui traverse la rivière Zann ; Le ciel est bas, gris, de gros nuages courent à l’horizon ; le vent bienfaiteur qui s’engouffre dans les toiles, fait bruisser les ailes des moulins. Ils sont près de six cents dans la région, le vacarme est parfois assourdissant.

    Moulins à huile, à papier ou à moudre, mais aussi à scier le bois pour la construction des bateaux, à pomper l’eau des polders, à émonder l’orge ou le riz en provenance des colonies… Ses ancêtres hollandais ont depuis longtemps déjà maîtrisé l’énergie éolienne .

    Dame Hélène est l’opulente épouse d’un riche meunier. Courbée sous la pression des rafales, sa coiffe blanche solidement fixée sur sa chevelure blonde séparée par une raie au milieu, elle chemine avec peine. Le vent du Nord s’engouffre sous le long manteau noir et laisse apparaître sa belle robe de laine bleue agrémentée d’un plastron travaillé de dentelle et de soie.

    Elle est heureuse Hélène, deux beaux enfants, un garçon et une fille en bonne santé, un mari dont les affaires prospèrent en cette année 1652 ; il a donc décidé il y a peu qu’il serait de bon ton de brosser leurs portraits. C’est un jeune peintre qui a été chargé du travail, elle pose tous les après-midi pour lui, il est beau et drôle, elle n’est pas insensible à ses charmes…

    Le moulin et son foyer chaleureux apparaissent au détour de la route, un bruissement d’ailes léger la frôle, une mouette curieuse vient se poser à ses pieds et semble l’observer…

    ***

    Rien n’avait laissé augurer un tel déchaînement de la nature. Eole avait-il donc désobéi à Zeus ? Typhon le monstre se réveille-t-il ?

    Il est six heures du matin, aucun passant dans les rues de la petite ville, de rares voitures conduisent leurs passagers vers leurs occupations ; le grand sapin illuminé de la place renvoie ses luxuriantes couleurs sur les vitrines des magasins encore fermés.

    C’est une année très particulière qui s’annonce, la dernière du 20e siècle : les informaticiens annoncent les pires catastrophes pour le 1er janvier, un « bug » sans précédent nous est promis, les ordinateurs qui régissent dorénavant nos vies n’ont pas été programmés pour gérer l’an 2000 !

    Les médias ne parlent que de ça et du pétrolier Erika qui a fait naufrage en ce début de mois de décembre et qui, depuis l’avant-veille de Noël, déverse sur les côtes bretonnes d’infâmes boulettes noires, transformant les incessants va-et-vient de l’océan en marée noire. La météo est passée au second plan. Nulle alerte ne présage ce que la nature concocte.

    Oui, vraiment tout est calme en ce lendemain de fête, dans la maison qui a retrouvé sa tranquillité après les agapes de Noël. Mamouna, c’est ainsi que l’appellent ses petits enfants, est réveillée déjà depuis quelques minutes lorsque les premières rafales de vent font claquer un volet mal fermé, s’engouffrent avec énergie dans les grands arbres du parc.

    Le monstre venu de l’Atlantique avance rapidement, arrachant sur son passage tuiles et antennes, déracinant des arbres, avalant sans difficulté toitures des dépendances et poteaux électriques. Les bourrasques provoquent un bruit épouvantable, elles s’enroulent, sifflent, claquent autour des habitations qui tremblent, provoquant la peur de leurs occupants rassemblés et serrés les uns contre les autres, attendant la fin de ce cataclysme.

    Mamouna est seule, elle fait les cent pas entre la cuisine et le salon, terrorisée par la chute du grand sapin planté il y a tout juste vingt-cinq ans. Il s’abat souplement sur la maison grâce à ses amples branches épineuses.

    La tempête ne dure que peu de temps, elle laisse derrière elle des morts et des dégâts considérables. La vieille dame se risque enfin dehors et ne peut que constater la désolation autour d’elle. L’antique maison située au dessus, en haut de la colline n’a plus de toit, partout les arbres sont couchés, racines en l’air ; des débris jonchent le sol : tuiles, tôles, papiers et cartons, objets de la vie quotidienne arrachés à leur emplacement d’origine. La caravane du voisin est renversée… Un spectacle apocalyptique !

    Elle s’inquiète pour la première de ses petites filles qui attend un bébé et dont la naissance est prévue prochainement. Pas de téléphone et bien sûr plus d’électricité. Les heures s’allongent dans l’attente des nouvelles. Enfin ses enfants arrivent, inquiets eux aussi. Vivants, ils sont tous vivants. Maman, tu es arrière grand-mère, une petite Hélène est née ce matin durant la tempête.

    Un cri rauque et sonore, comme un cri de joie, venu d’en haut leur fait lever la tête, une mouette rieuse traverse le ciel et poursuit son chemin…

     


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