• Carthage vit !

    Jean-Pierre Leguéré

     7 octobre 2015

     

    Vous partirez de chez mon amie Sihem Abdallah, qui habite à Carthage, rue Plutarque, On ne peut manquer le jardin fleuri de sa villa que vous trouverez à main droite en bas de la rue, à proximité des antiques ports puniques. À portée de regard, ensablée par le sirocco, étouffée d’herbes et de lianes, vous verrez une maison muette. Vous êtes dans le quartier Salammbô. Ce n’est pas en vain. On vous racontera que Gustave Flaubert passa dans cette maison de longues heures à écrire son roman; ne donnez aucune foi à ce conte: la maison est de construction postérieure à la mort de Flaubert. Bénie soit toutefois cette légende qui marque l’attachement des habitants à l’écrivain : les yeux de Flaubert ont vu les paysages que vos prunelles caresseront avant d’écrire sa deuxième version de Salammbô.

    Vous quitterez Sihem et la langueur sucrée de la rue Plutarque aux heures où les ombres s’allongent, celles où la colline de Byrsa délivre le mieux ses mystères. Vous monterez par cette voie en lacets qui conduit à l’Église Saint-Louis et au musée qui la jouxte ; vous leur consacrerez du temps un autre jour, peut-être. Mais aujourd’hui, votre visite s’arrêtera sur cette vaste terrasse dont les hautes colonnes cannelées sont le seul décor. Sur le marbre et la pierre, d’instinct, vous vous poserez, debout, face à la mer, intimidé par la grandeur du lieu. Le soleil délivrera ses couleurs de l’aube ou du couchant, vos yeux plongeront en contre-bas dans la mer, vous sentirez un vent léger aux odeurs de bois, de thym, de pierre chauffée. La terre, le feu, la mer, l’air, les quatre éléments sont là, en harmonie. Mais l’émotion vient plus encore des villes qui sont sous vos pieds et dont il ne reste que des strates de pierres et de terre séchée ; vous voilà à Byrsa, au cœur de Carthage, en intime communion avec l’Histoire, une histoire de 3000 ans.

    Byrsa, signifie bœuf en grec et doit son nom à l’objet de marchandage du personnage le plus emblématique du lieu, la princesse phénicienne Élyssa, Élyssa Didon, princesse errante et courageuse, fondatrice de la ville. Sa gloire naît d’une tragédie au cours de laquelle, pour des raisons de pouvoir, Pygmalion, son frère, avait tué son mari Sychée. Veuve inconsolable, Elyssa avait quitté Tyr avec sa cour, sur de nombreux navires. Ils avaient vogué longtemps avant qu’Elyssa remarque cet éperon rocheux dans la mer, avant qu’elle décide de cette colline, avant qu’elle pose enfin son bagage. Avec le roitelet du pays, elle discuta la surface de la terre qu’il voudrait bien lui céder. On s’entendit sur une simple peau de bœuf. Lui, le vendeur, croyait octroyer la surface que pourrait recouvrir la peau ; elle, la rusée, entendait la surface que l’on pourrait entourer avec la même peau découpée en lanières fines comme un fil. Ainsi naquit Carthage. C’était peu pour un nouveau royaume, c’était une suffisante tête de pont. Pour cette ruse peut être, Hiarbas, le roitelet, en admira plus encore la belle et s’en éprit. Au point de vouloir l’épouser. Plutôt que trahir son serment de fidélité au cher Sychée, tragique jusqu’à sa dernière heure, Élyssa préféra se donner la mort.

    Oubliez le général Hannibal Barca et ses éléphants, oubliez les guerres puniques, et le général Amilcar, oubliez ceux qui furent les grands de ce monde-là, leurs ambitions, leurs rêves de gloire et leurs guerres incessantes. Phéniciens, Grecs ou Romains, la semence des hommes portait la guerre ; à cause d’eux les mères redoutaient le désir de leur fille, à cause d’eux la guerre poursuivait les générations. Oubliez les puissants, écoutez plutôt ces bruits qui montent vers vous : les rumeurs lointaines du stade, les vociférations militaires, les discussions tapageuses dans les latrines collectives, la criée du poisson, les échos de complots, les mensonges commerçants, les chansons enfantines, les chuchotis d’amour, les sanglots muets! Ces bruits sont–ils si différents de ceux que vous entendez chez vous, depuis votre cinquième étage ? Les successives Carthage, détruites et reconstruites pendant des siècles sont empilées les unes sur les autres ; sur la colline de Byrsa, sous vos pieds, vous sentirez trembler la terre qui recouvre ces vies superposées.

    Malgré la chaleur tombante ou naissante, la curiosité, l’intérêt, mais plus encore le charme du lieu vous pousseront à descendre, d’étage en étage. D’un pas alenti par les pierres branlantes, les herbes hautes et les buissons, vous irez, fouillant des yeux les pièces que les archéologues ont désignées comme chambres ou cuisines, ou greniers. Vous les chercherez, vivants, à leur travail, dans les rues, assis devant leurs boutiques à discuter ou sculptant la pierre ou l’ivoire, ou tranchant la viande dans les arrière-cuisines. Un panneau, marqué « Nécropole » réduira les fantômes au silence. Délaissant les sarcophages, vous pourrez poursuivre votre chemin quelque temps encore…

    Élatos a huit ans. Un jour il descend sur la plage, loin en contre bas, seul avec sa mère ; pour jouer, il a emporté une petite balle de cuir. Une inattention, un geste malheureux, voilà la balle perdue en mer. De l’autre côté de la Méditerranée, un petit garçon de huit ans, deux mille ans plus tard, a perdu son ballon. Les deux enfants pleurnichent un peu près de leur mère… Quelles différences entre Élatos et l’enfant que vous fûtes?

    Essoufflé un peu, mais plus encore secoué d’émotions, vous quitterez la terrasse pour gagner la façade noble du musée, dont la vue depuis les arcades du premier étage donne sur un sobre jardin. À l’ombre des palmiers et des cyprès et des oliviers, vous vous assoirez sur le tronçon d’un fût couché ou sur un chapiteau sculpté, ou sur une stèle aux inscriptions silencieuses, ou sur une simple bûche de bois. Et vous continuerez à contempler ces vies s’écrasant, vague après vague, sur les plages de l’infini…


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