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Joyeux anniversaire !
Jean-Pierre Leguéré
12 décembre 2022
Le 31 aout 1944, j’ai fêté mes sept ans et la libération ! C’est un petit mouchoir en lambeaux que cette minuscule période de ma vie occupe dans ma mémoire et je m’interroge : le texte que je peine à écrire, plutôt qu’un tissu de phrases bien construites, cohérentes, ne pourrait-il pas se remplacer des mots épars de forme, de taille et de couleurs différentes placés dans un morceau de papier loqueteux sur lequel figureraient ce qui me reste de la réalité ?
GUERRE
TRANCHÉÉ B o m b a r déments
BOCHES Drapeau
Soleil frRoussse AMÉRICAINS
Odeurs chaudes
Chocolat
Cigarettes chewing gum
Tanks
BALLES OBUS CANONS MITRAILLEUSES
Mamaan !
Bon ! Le résultat n’est pas terrible et le tableau demande quelques mots de liaison !
Notre maison se trouvait près de la gare et par crainte des bombardements alliés soucieux de préparer leur offensive en Normandie, nous avions quitté Évreux peu après le débarquement américain, en 1944, pour gagner ce petit village qui s’appelle les Ventes à portée de bicyclette plus à l’ouest. Ma mère avait quelque raison de se méfier, une méfiance fondée sur l’expérience ! Quatre ans plus tôt, en juin 40, de retour à Louviers où nous habitions, après l’exode, nous n’avions trouvé que les ruines de notre maison, détruite par les bombes incendiaires de l’aviation allemande. Tout le quartier était à terre, seule l’église Notre-Dame voisine était encore debout. C’est devant ces ruines-là que s’est imprimée à jamais dans ma mémoire l’image de ma mère, atterrée, au sens propre du mot, à genoux devant ce qui restait du seuil de notre maison.
On comprend que ma mère n’ait pas eu envie de revivre l’expérience. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes aux Ventes. Je ne sais trop chez qui nous avions trouvé refuge mais j’ai le souvenir d’une période de vacances ensoleillées dans une belle maison à deux niveaux, avec un grand jardin, à l’écart du village, à l’orée d’une forêt. Dans le jardin, au milieu des fleurs et des arbres fruitiers, j’ai encore dans les yeux une longue et large tranchée couverte d’énormes rondins et d’une sorte de talus de terre. J’étais habitué aux hurlements des sirènes d’alarme et à la course vers les abris, aussi je ne m’émus pas lorsque j’appris que c’était là notre abri en cas de bombardement. La tranchée avait été creusée puis couverte par le propriétaire et son fils, deux types qui me paraissaient gigantesques.
IL me semble que nous avons eu l’occasion trois ou quatre fois, la nuit, à l’appel de la sirène, d’échanger nos matelas contre la paille qui tapissait le sol de notre précaire abri. Mais, ce petit-matin-là, le 23 ou 24 août, en sortant de la tranchée, nous ignorions que c’était la dernière. Les adultes, autour de leurs tasses d’ersatz de café, s’interrogèrent longtemps sur le grondement sourd qu’on entendait, grondement qui s’amplifiait lentement. Contrairement à l’habitude, ce n’était pas le bruit des bombardiers ou des chasseurs qu’on avait entendu, c’était un roulement continu qui s’amplifiait. Étaient-ce les Américains ?
Il y eut en fin de matinée des échanges d’obus, des fusillades, des explosions, sans même attendre le hurlement de la sirène, hurlement qui ne vint d’ailleurs pas, on retourna prudemment dans la tranchée…L’atmosphère y était différente des précédentes alertes ; c’était le jour, le plein jour et non plus la nuit : qu’on tourne la tête vers la gauche ou vers la droite, on voyait la lumière descendre les quelques marches creusées aux deux extrémités de la tranchée ; au lieu du lourd silence qui y régnait habituellement, les uns dormant, les autres à l’écoute d’un bruit d’avion, ou d’une explosion, ou encore de leurs seules angoisses, il régnait une excitation presque joyeuse. Nous nous répétions les uns aux autres : « Ça y est, voilà les Américains, on va être libérés, libérés ! ». Et je me demandais bien à quoi pouvaient ressembler ces héros libérateurs !
Comment nous sommes-nous retrouvés l’après-midi même, près de la forêt, près de ces mastodontes immobiles ? L’odeur était forte, d’huile et de métal chaud ; elle provenait des tanks Sherman, sur lesquels les Américains, noirs et blancs, rieurs et généreux nous accueillaient de mimiques joyeuses. S’ils avaient valeureusement distribué leurs munitions sur l’ennemi le matin, ce sont des douceurs qu’ils nous distribuaient à nous, bonbons et chocolats, cigarettes et chewing gum… Ah la douce odeur de miel que dégageaient les paquets de cigarettes Camel ! Il me suffit, 78 ans après, de humer le parfum sucré d’une Camel pour revoir ma mère fumer, le soir de ce beau jour, sa première cigarette de la guerre, assise sur une vieille chaise de cuisine paillée dans le jardin. La nuit qui suivit nous avons dormi sans aller dans la tranchée.
Le lendemain matin flottait à l’une des fenêtres du premier étage un drapeau bleu blanc rouge. Il ne sortait pas d’une vieille armoire, non plus que d’une secrète cachette, non ! Les femmes dans la nuit avaient découpé un morceau de drap, un autre d’une vieille robe et le troisième de je ne sais quelle pièce de rideau. Qu’il était fier le symbole d’une France tout fait d’oripeaux.
Ces souvenirs-là, le temps ne les a pas modifiés, ils n’ont été ni enrichis par des photos ou des lectures historiques, ni amoindris par l’âge, j’en suis certain, ils sont intacts dans ma mémoire. Le paysage de mes 7 ans est aussi immuable qu’un tableau qu’on irait visiter et revisiter dans un musée. Et l’émotion qui se dégage de ce tableau est toujours aussi intense et sans cesse renouvelée.
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