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L'ouïe en alerte
par Philippe Curtillet
20 octobre 2021
En forêt, la poétesse marche avec sa fille Emma, dix ans.
La poétesse
Souffle sur cette de feuille de chêne et écoute chérie….. Qu’entends-tu ?
Emma
Rien !
La poétesse
Regarde ces milliards de feuilles de chêne, et imagine des milliards d’Emma soufflant dessus. Qu’entends-tu maintenant en fermant les yeux ?
Emma
Le bruit du vent dans les arbres.
La poétesse
Et pourtant il n’y pas de vent aujourd’hui. Ainsi, chérie, tu comprends que les bruits de la nature se forment à partir de l’infiniment petit.
A l’orée du bois, les promeneuses arrivent au bord d’un champ de blé.
La poétesse
Regarde et écoute chérie. Cet épi de blé, écoute, écoute fort chérie, écoute le remuer sous la brise légère de ce matin. Qu’entends-tu ?
Emma
Rien !
La poétesse
Ferme les yeux et imagine tout le champ couché sous la rafale. Qu’entends-tu ?
Emma
Le bruissement du blé ….. De tous les épis.
La poétesse
Tous ces bruits de la nature sont enregistrés dans des CD que les psychologues font écouter pendant des heures à leurs malades stressés. Les sons de la nature sont lénifiants. Ils font du bien, ils guérissent. Te souviens-tu quand on a dormi à bord du bateau de ton oncle, du bruit du clapot contre la coque la nuit au port ? C’est énervant au début et pourtant on s’endort et on rêve. Ces petits bruits de déglutis donnent l’image, si tu les écoutes avec toute ton imagination, des rouleaux déferlants, des vagues si belles quand elles explosent en gerbes et millions de gouttes vibrantes sous le soleil. Tout ce que l’on entend autour de soi sans vraiment écouter est la somme d’une infinité de petits bruits souvent diffus et lointains. Prends ce grand combiné téléphonique qu’est l’arc en ciel quand l’orage s’est tu, et écoute chéri, écoute fort … plus un bruit et pourtant tu entends …
Emma
Quoi ? Je n’entends rien !
La poétesse
Le cosmos ! Chérie, écoute bien, chérie, tu entends le monde qui t’entoure, les nuages qui filent et se déforment, les dernières gouttes sur ton parka, les rayons de lumière qui fusent, l’herbe fraîche qui se redresse, heureuse, la terre qui fume. Tout ça chante en silence, chante sa propre existence. C’est la nature qui bruit sans bruit.
Puis elle poursuit :
Au musée des impressionnistes que nous allons voir demain, nous regarderons les tableaux de Cézanne, de Matisse, de Modigliani. Là toute seule, chérie tu écouteras les couleurs chanter. Et, comme les cordes de ton violon, les couleurs te joueront de la musique. Et je te dirai encore : « Ecoute chérie » et tu me diras les accords que tu trouves les plus beaux :« rouge, jaune, vert »… fortissimo ; blanc, bleu, jaune : « moderato ». Et même, certains personnages sembleront te parler. Puis le soir nous irons au théâtre, et là, c’est la salle qui, par d’infimes soupirs, d’infimes halètements, par les vibrations des émotions, la tension de son silence te dira, sans que tu t’en rendes compte, la qualité des déclamations des acteurs.
En sortant, il faisait doux, elles allèrent sur la terrasse de leur immeuble et écoutèrent les étoiles, et comme la poétesse se taisait, Emma lui dit : Oh ! Écoute maman chérie : Oh ! C’est si calme, je crois que j’entends de la harpe.
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