• Le cimetière marin

    par Jean-Pierre Leguéré

    4 novembre 2015

     

    Sur le thème : "Une promenade faite de nuit"

     

    Elle est partie de chez son père, en bas du village, près de chez le boulanger ; elle a foulé les pierres chaudes encore, elle a marché sans regarder les lourdes portes cloutées bleues ou jaunes, ni les moucharabiés, ni les jardins fleuris à moitié cachés derrière les portes ; puis son pas s’est fait plus rapide, comme si une tension la portait ; elle a monté, monté encore jusqu’à percevoir tout en haut de la colline le muret bas du cimetière, et plus loin encore le phare, petit, trapu.

    La voilà bientôt au sommet. Enfant, le lieu l’effrayait. Maintenant elle aime les pierres sobres et blanches qui couvrent le corps des croyants ; sur la stèle de l’une d’entre elles, on peut lire le nom de son grand père, qu’on appelait Boulahya et qui repose là depuis quelques années déjà. L’éternité est palpable dans les cimetières marins magnifiés par l’immensité d’un ciel dépouillé et l’inépuisable rumeur de la mer

    Bientôt elle a contourné le mur du cimetière pour laisser le village derrière elle. Face à elle une pente sauvage couverte d’un maquis de ciste, de myrte, de romarin et de lauriers descend vers la mer. Sans souci de son jean blanc, elle s’est assise par terre, le dos appuyé au mur du cimetière.

    Lui, est arrivé par l’ouest, de l’autre côté du village après avoir monté de semblables ruelles. Comme elle, il s’est d’abord arrêté comme pour saluer ce paysage dont la grandeur lui est familière, puis il est allé vers elle, l’a regardé sans un mot, s’est assis à ses côtés.

    Il y eut un moment de stupeur. La nature semblait figée dans une attente. Incertaine. Les arbres avaient cessé leur bruissement, les oiseaux leurs chants. Quelques nuages blancs, hauts et légers, s’immobilisèrent. Le ciel, bleu un instant plus tôt, vira au jaune orangé que nuança bientôt un rose lumineux puis une couleur de miel et d’or bruni. Leurs regards à tous les deux se fixaient sur l’ouest ; leurs deux corps restaient immobiles ; on les aurait dit en état de sidération.

    Sa main gauche à lui chercha sa main droite à elle, la recouvrit.

    Puis la vie à nouveau respira. Le vent reprit souffle, le jasmin embauma, des martinets traversèrent le ciel, deux chats faméliques jaillirent par dessus le mur du cimetière. Toujours assis, il se rapprocha d’elle jusqu’à la toucher de l’épaule. Plus tard, les premières étoiles les trouvèrent à la même place, graves et muets . Venant du bas du village, très atténuée, leurs parvinrent des airs de malouf, la musique traditionnelle, qu’on jouait devant le café le vendredi soir.

    Elle :

    - À quoi tu penses ?

    Rêveur, Il ne répondit pas tout de suite. Puis :

    - À Icare…

    - Icare ? Celui qui se brûla les ailes au soleil ?

    - Oui c’est à Icare que je pense. Vois-tu, s’il avait bien voulu s’envoler à cette heure douce, même s’il était monté plus haut encore, la cire n’aurait pas fondu, il aurait poursuivi son vol…

    Il y eut à nouveau un long silence. Et puis, tête baissée, comme cherchant quelque chose devant elle, sur le sol, ses longs cheveux noirs cachant son visage, à voix presque basse, elle dit :

    - Tu m’aimes ?


  • Commentaires

    1
    Roland Maeseele
    Mardi 2 Février 2016 à 18:16

    J'aime beaucoup. Le style, l'émotion ... une grande précision dans la description des personnages, du paysage.

    J'imagine très bien le tableau, plein de poésie. Bravo.

      • JPL
        Samedi 6 Février 2016 à 23:14

        Merci, vraiment!

         

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