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Manon tourne en rond
Jean-Pierre Leguéré
15 décembre 2022
Markus en gardav ! Ça me tourne en boucle dans la tête. J’ai beau picoler, écouter Jul ou Orelsan, fumer, danser du hiphop toute seule dans ma chambre, ça me lâche pas. Markus en gardav ! Comment ça a pu nous arriver, cette merde ?
Markus, t’es mon frangin depuis que t’es né, juste un an après moi et j’étais dans le train hier avec toi parce que depuis dix-huit ans on est toujours ensemble. Nos vieux, ils nous appellent les inséparables ; ils trouvent ça beau. Sauf que moi, j’ai pas de mec et que Markus, il a pas de nana parce qu’on est toujours ensemble. William, Kevin, Constant, y’en a pas mal qui me kiefent pourtant. Jaloux. Y’en a qui rigolent : Manon, son amoureux, c’est son frangin, chasse gardée, histoire de ouf ! Ils croient pas si bien dire, on est amoureux, carrément amoureux, quoi. J’ai jamais embrassé un garçon sur la bouche, sauf lui. Dans le quartier, je dois être la seule fille à peu près vierge à 17 ans. Merde, comment ça a pu se passer ?
On a pris le train ensemble pour sortir en boite, à Paris. Et puis dans le wagon, il a retrouvé des copains à lui, trois qu’ils étaient. Des mecs de Brétigny je crois. Il m’a dit : attends-moi là, ma canette. J’ai un peu protesté, et lui « Manon, tu me lâches un peu quoi, merde ! On se retrouve à l’arrivée ! Fais pas chier, quoi ! » ; il m’a claqué un baiser sur la bouche, un sourire dans les yeux, et il a rejoint ses potos.
J’étais grave bouillante, c’est con mais Markus moi j’aime bien le garder pour moi. Du coup, je me suis retrouvée seule sur la banquette seule, enfin…avec un Africain qui parlait fort au téléphone avec une cousine et puis une meuf un peu plus âgée que moi, ronde et toute en violet ; elle avait l’air d’une aubergine.
Markus, il a rejoint ses potes. Ils étaient pas très loin, à deux rangées seulement... Ils occupaient deux banquettes face à face. En haussant un peu la tête, je pouvais voir celle de Markus, enfin, ses cheveux, de dos, un peu roux comme les miens. Je pouvais même entendre leurs voix quand elles montaient assez.
ça tourne en rond, ça tourne en rond, ça tourne en rond, c’est le refrain d’une chanson de Jul… Markus, il adore… Eh bien, ça tourne en rond dans ma tête à moi, à toute allure. Très vite, ils se sont mis à fumer. Markus et moi, y’a bien trois ans qu’on fume tous les deux. Mais là dans le train, je me suis dit, merde, ça craint… Si y a des contrôleurs qui passent, ça va charbonner. J’ai eu peur pour lui, mais je pouvais pas aller le voir, et lui dire d’arrêter, ça lui aurait foutu grave la honte devant ses potos, il m’aurait haï.
Je regardais le paysage depuis un moment quand j’ai entendu des voix de colère. Je me suis dit : Wesh, qu’est ce qui se passe ? Mais je le savais déjà… J’ai regardé d’où ça venait et j’ai tout de suite compris. J’ai vu qu’il y avait un mec avec Markus et ses potos. Clairement, il leur disait d’arrêter de fumer. Le mec m’a paru assez grand, costaud, habillé d’un triste costard- cravate, genre putain de commercial, tu vois, C’est le type calme, sûr de lui. Mais le ton montait, montait. Les insultes se sont mises à pleuvoir. Elles perçaient le roulement du train, ses cahots. J’avais pas besoin de bien les entendre parce que je les connaissais classiques : T’es vraiment relou, mec ! On s’en bat les couilles que tu fumes pas ! fils de pute ! Tire-toi vite avant qu’on se fâche ! Là, j’ai vraiment envie de t’percer ! Pédé, va ! T’aimerais pas qu’on te pique, hein ?
Et puis deux d’entre se sont levés, je les connais de vue, mais je connais pas leurs noms. J’ai eu peur qu’il y ait une bagarre. Mais non, le costard-cravate, il a dégagé. Il est retourné à sa place en hochant la tête. Les gens faisaient semblant de rien voir, de rien entendre… Eux, ils se sont rapprochés les uns des autres, tête contre tête, comme au rugby, et ils rigolaient très fort, trop fort. Un mec tout seul, ça va, mais dès qu’ils sont trois ou quatre, ils deviennent trois ou quatre cons. Vraiment, j’étais mal de voir mon Markus avec ces enfoirés. J’ai pas eu le temps de réfléchir beaucoup. Le train ralentissait pour s’arrêter à Savigny. Le costard-cravate s’est levé, il a pris son petit cartable et s’est dirigé vers la porte. Et puis j’ai vu que Markus faisait pareil. Là, j’ai pris peur, j’ai crié : Markus, c’est pas là qu’on descend ! Il m’a fait un geste genre fous moi, la paix, t’inquiète.
Markus, il a joué des coudes pour sortir le premier, puis il s’est retourné et quand l’autre est arrivé, j’ai vu Markus s’approcher de lui, face à face, et puis le type lâcher son cartable et doucement s’affaisser, tomber à terre. J’ai hurlé : Markus ! Je me suis précipité vers lui. Il y avait du sang par terre, il y avait du sang sur son couteau, celui que je lui ai offert pour son anniv’. Après, ça se brouille. Je suis prise dans la foule de ceux qui empêchent Markus de fuir, de ceux qui secourent costard-cravate, des keufs qui matraquent, dans le brouhaha de la foule, les roulements des trains, les hurlements des sirènes.
Markus… Markus, Markus, comment t’as pu me faire ça ? Notre vie est foutue…foutue. Ça tourne en rond, ça tourne en rond, ça tourne en rond…
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