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Meute, meute, meute !
Jean-Pierre Leguéré
12 décembre 2022
Ce n’était pas encore l’été puisque la date, un 8 juin, situe l’action encore au printemps. Mais ce que j’ai envie de raconter importe moins par la saison que par la récurrence, une récurrence intrusive où se mêlent le réel et le rêve.
Il faut repartir loin dans le temps, en 1946. La guerre n’était plus que guérillas éparses. Il n’y avait plus de bombardements mais des tickets de rationnement, et encore des topinambours et encore des rutabagas et encore de l’huile de foie de morue. J’étais louveteau, chaussures médiocres mais culotte courte et blouson bleu, béret de même couleur, orné d’une étoile ; j’allais oublier le foulard et la bague de cuir qui l’attache. La troupe était partie camper au bord du lac des Branles, en Normandie.
Le lac est un être vivant, toujours présent, sans cesse différent. Miroir du ciel changeant, miroir des âmes vagabondes. Le voilà rose comme un envol de flamants, le voilà blanc comme un vol de cygnes, ou vert ou bleu, ou turquoise ou d’argent ou d’opale ; ridé sous la risée, agité sous la rafale. Ainsi de cette histoire sans cesse répétée, sans cesse différente.
La meute n’était pas très importante, trois sizaines de louveteaux tout au plus, et nous avions vite fait de monter le bivouac ; c’était encore le doux soleil de l’après-midi. Et le dîner alors ? La nourriture était, paraît-il, dispersée dans la forêt autour de nous. Notre sizaine était chargée de la trouver. Toi, tu pars là-bas, et toi par là et toi, vers l’est, ! À moi, on assigne l’ouest, de l’autre coté du lac : « tu suivras le sentier jusqu’à trouver une sorte de grosse borne blanche, là tu prendras un autre sentier qui part sur la droite jusqu’à trouver deux ou trois cents mètres plus loin une clairière. Le paquet est dissimilé dans cette clairière… à toi de le trouver et de le rapporter ! »
Un chemin étroit et sauvage longe les berges. Très vite, je me trouve de l’autre côté du lac que me cachaient de hauts roseaux… Je marche depuis un bon quart d’heure déjà, quand j’entends derrière moi un bruit de pas rapides. Je me retourne, je vois deux hommes en uniforme allemand. Seul, déjà loin du bivouac, je prends peur, je cours, ils me poursuivent, me rattrapent sans mal, se saisissent de moi sans un mot puis m’entraînent malgré mes cris et mes inutiles ruades. Nous arrivons bientôt près d’une vieille bâtisse abandonnée. Les deux allemands, toujours aussi muets, m’y font pénétrer puis me conduisent dans une petite pièce. Il y a là une chaise ; sans dire un mot, malgré mes hurlements de peur, les deux allemands m’y attachent par les jambes et les bras. Puis ils sortent ; je vois alors, sur leur dos les initiales marquées PG pour Prisonnier de Guerre. Ils referment la porte, les volets fermés laissent juste filtrer une raie de clarté. Que fais-je ici ? Qui étaient-ils ? Qu’allais-je devenir ? Pourquoi étais-je là ? Les questions se bousculaient dans ma tête, sans réponse, et voletaient comme des mouches affolées dans une pièce close.
Pendant ce temps-là, une demi-heure après mon départ, « Meute, meute, meute ! », les chefs réunissent leurs troupes, disent que c’est un jeu, que j’ai disparu, qu’il faut me retrouver et pour cela suivre la piste entièrement balisée d’objets insolites : chiffons sur les arbres, pierres sur une racine, cairn, ou tout simplement flèches indicatrices. Tous s’égaillent à l’excitante recherche du petit loup disparu. On le retrouve, on me retrouve, plus mort que vif. On a l’air étonné de ma détresse : ce n’est qu’un jeu ! On tente de me réconforter : mais puisqu’on te dit que ce n’était qu’un jeu ! On s’agace : tout de même, tu ne vas pas en faire un drame ! On a bien rigolé, non ? Pour moi à l’angoisse du réel vécu, j’ajoutais la honte d’avoir eu peur d’un simple jeu. Une honte indicible.
Cette aventure ne mit pas fin à mon amour du lac des Branles. J’y suis retourné bien des fois avec des amis, des amies, la famille. Pourquoi ne leur ai-je jamais raconté mon aventure, pourquoi leur ai-je caché ma peur et ma honte ? Et pourquoi est-ce presque toujours à cette époque de début juin que me prend l’envie de cette promenade printanière ? La maison forestière existe toujours, aujourd’hui réhabilitée et habitée.
Je n’en n’ai pas fini avec cette histoire d’enlèvement. Le lieu, les personnages, les circonstances se modifient au fil de mes rêves et de mes cauchemars, mais, alors même que soixante-dix ans ont passé, je reconnais toujours le même évènement prégnant qui les inspire. Une histoire sans cesse répétée, sans cesse différente, aussi impossible à maitriser que la couleur du lac…
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