• Retours de flammes

    Jean-Pierre Leguéré

    12 décembre 2022

     

    Installé dans le canapé du grand salon, il entend la voix de Maud :

    — Antoine, veux-tu du thé ?

    — Je veux bien, merci !

    On entend un bruit de plateau puis Maud entre, pose le plateau sur la table basse et s’assoit sur le canapé près d’Antoine.

    — Tu prends toujours du sucre, comme autrefois ?

    — Non merci, chérie, jamais… Tu sais, maintenant, le sucre, c’est l’ennemi, la douceur qui tue…

    — C’est devenu l’ennemi pour moi aussi ! Eh bien, cela m’évitera les prochaines fois de poser le sucrier sur le plateau…

    Elle rit puis, tout à la fois mélancolique et mutine :

    — Crois-tu que nous en ayons définitivement terminé avec le temps des douceurs ?

    Pour toute réponse, il l’embrasse d’un furtif baiser sur la commissure des lèvres.

    Ils sont tous deux plus qu’octogénaires, il a 85 ans sonnés, elle en a un peu moins de 83. Il se sont connus environ un demi-siècle plus tôt.

    * * *

    L’un et l’autre étaient alors mariés, Maud avec Alexandre (Alex pour les intimes), Antoine avec Jeanne. Les deux couples s’étaient installés dans une petite ville aux portes de la Bourgogne, à peu près au même moment pour fuir une capitale trop turbulente, trop bruyante, trop polluée à leurs yeux et surtout pour donner un meilleur cadre de vie aux deux enfants qu’ils avaient chacun. Proches dans leur mode de vie, dans leurs opinions politiques, dans leur goût de la nature, ils avaient tous les quatre rapidement sympathisé ; ils partageaient leurs promenades dans la campagne environnante, sortaient au cinéma, au restaurant, dînaient parfois les uns chez les autres.

     Depuis plusieurs années déjà Antoine consacrait ses heures de loisirs à l’équitation et son enthousiasme donna l’envie à Maud de devenir cavalière à son tour. Bientôt, elle fréquenta le club équestre. Ils se retrouvèrent de plus en plus souvent au manège pour les premières leçons, puis elle poursuivit son initiation avec Antoine. Pour une cavalière si novice, toute le monde au club hippique s’accordait pour dire son habileté à faire corps avec sa monture, l’assiette était presque parfaite, elle avait acquis rapidement du liant. Petite mais élancée, souple et légère, elle avait le corps qu’il fallait, et puis aussi cette vivacité, ce dynamisme, cette détermination qui laissaient présager qu’elle aurait du perçant.

     Ce qui devait arriver, arriva. De son corps mais aussi de son visage, cheveux auburn au carré, yeux bleu-vert, très légèrement bridés et deux pommettes saillantes, Antoine tomba amoureux ; Maud, de son côté, sut montrer son attirance. Leurs mains se rapprochèrent, leurs yeux se noyèrent les uns dans les autres, leur mutuel désir les enflamma. Bientôt, elle put s’affranchir du manège et tous deux trottèrent dans les chemins de campagne, galopèrent dans les grandes allées forestières, s’embrassèrent dans des clairières, firent l’amour sur une couverture à l’abri des buissons ou sur la banquette arrière de la Peugeot 404 d’Antoine. Tout était bon pour leur duo amoureux. Il y avait incontestablement du liant et du perçant mais le plaisir de l’équitation n’était plus là que pour voiler leur passion ravageuse aux yeux du monde et à ceux de leurs conjoints respectifs.

     Dix-huit mois passèrent. On était à Pâques. Un jour qu’ils rentraient de l’écurie, Maud posa la question :

    — Tu te rends compte, c’est bientôt les grandes vacances… Dans trois mois, tout au plus ! Qu’est-ce qu’on va devenir ? Trois semaines, un mois sans toi…

    Il y eut un silence, un long silence, puis Maud reprit :

    — Dis, Antoine, alors, qu’est-ce qu’on va faire ? Je ne veux pas vivre ce que j’ai vécu l’an dernier…

    Antoine ralentit la voiture, comme pour donner du poids à ce qu’il allait dire :

    — Écoute, je crois qu’il n’y a qu’une solution, une seule : partir ensemble !

    — Partir ensemble, seuls, toi et moi ? Comment ça ? C’est un rêve, mon chéri, mais un rêve impossible ! Comment veux-tu…

    — Pas toi et moi seuls, bien sûr, mais nous deux et nos deux conjoints… Les enfants, on pourrait les envoyer chez leurs grands -parents.

    Ce fut son tour de rester coite. Elle regarda Antoine, les yeux grand ouverts, un peu comme si elle découvrait un monde inattendu, puis :

    — Sérieux ? Tu imagines que c’est possible ?

    — Sérieux, oui, sérieux ! Je ne vois aucun autre moyen… à moins de rester ici. Mais alors là, je n’imagine pas Jeanne accepter de passer les vacances ici … Pas plus que ton Alexandre, non ?

    Maud resta muette. Antoine la sentait un peu désemparée. En fait, elle était tout à la fois heureuse d’entrevoir une solution et perplexe devant les difficultés du projet ; elle en pesait la faisabilité et les risques. Ils décidèrent qu’ils avaient besoin l’un et l’autre de laisser l’idée faire son chemin. Il accéléra tout en disant :

    — Il faut se dépêcher, sinon on va arriver en retard...Mieux vaut ne pas les inquiéter. Réfléchissons tous les deux à ce que nous venons de dire et on en reparle mercredi à l’écurie ? D’accord ?

    — Oui, d’accord, fit-elle, en inclinant sa tête sur son épaule. Mais tu sais, je crois que ce n’est pas une mauvaise idée…

     Deux semaines plus tard…Dîner chez les Alexandre. On parle de tout et de rien et Maud en profite pour lancer le sujet :

    — Et alors, vous deux, vous savez ce que vous faites aux vacances cet été ?

    C’est Jeanne qui répond après un regard vers Antoine, son mari :

    — Vacances ? C’est vrai, elles approchent…Nous ne savons pas encore, Á vrai dire, nous n’en n’avons pas encore parlé avec Antoine, ni avec les enfants

    Antoine hoche les épaules, sourit à sa femme et confirme :

    — Le temps passe si vite…non, vraiment, on n’a pas pris le temps et vous ?

    Alex fait le même constat :

    — Hé bien nous non plus, hein ! … C’est vrai le temps passe si vite…On ira peut-être chez mes parents au bord de la mer avec les enfants, hein, Maud… ?

    Maud, manifeste son peu d’enthousiasme :

    — J’aimerais bien changer un peu d’air. C’est tous les ans que nous allons chez tes parents depuis au moins …quoi…je sais plus, 4 ou 5 ans...

    Alex se sent un peu blessé et le fait savoir :

    — Oh oh ! Ce n’est quand même pas si terrible d’aller chez mes parents, non ?

    Antoine, pour couper court au début de querelle entre Maud et son mari et en profiter pour glisser leur idée, propose sur le ton de la plaisanterie

    — Ben si vous ne savez pas où aller et nous non plus, allons-y ensemble !

    Assise en face d’Antoine, Maud, du pied lui caresse le mollet en même temps qu’elle applaudit en riant et de sa voix la plus suave, lance très hypocritement :

    — Pourquoi tu plaisantes, Antoine ? Ce n’est pas forcément une mauvaise idée ! (Et, regardant tour à tour Jeanne puis Alexandre) : Vous en pensez quoi vous autres ?

     A la fin de la soirée, la « plaisanterie » d’Antoine était devenue proposition ; elle prenait lentement forme. En août, Alex fermerait son cabinet d’assurance, Antoine ferait de même avec son atelier de graphiste ; Maud interromprait son activité d’import-export ; quant à Jeanne, prof dans un collège voisin, elle était de toutes façons en vacances. Les deux couples commençaient même à envisager un voyage itinérant plutôt qu’un séjour statique en un même lieu.

     Les semaines qui séparèrent le printemps de l’été passèrent très vite. Les uns et les autres se retrouvaient au moins une ou deux fois la semaine pour préparer leur voyage, chercher le parcours le plus intéressant pour atteindre l’objectif final : Istanbul, préparer les étapes, assurer les réservations, vérifier les passeports et autres obligations administratives, enfin -et ce ne fut pas la moindre des tâches- convaincre les grands-parents du plaisir qu’ils auraient à s’occuper de leurs petits-enfants.

     L’intensité de leur désir, les violentes douceurs de leurs étreintes, la tendresse qui s’ensuivait, tout concourait à nourrir la passion des amoureux. Pas un instant, ils ne songèrent aux difficultés que rencontrerait leur complicité pendant un long voyage, dans la proximité constante de leurs conjoints…

    * * *

     Au petit matin du 29 juillet, l’aube se levait à peine que les voisins entendirent dans la rue des éclats de voix, des éclats de rires, puis le claquement de la porte du coffre qu’on fermait, puis quatre autres semblables enfin le grondement de la voiture qui démarrait, Enfin ce fut le silence. C’était le début d’un huis-clos dans le confort de la belle DS blanche d’Alexandre.

    La voiture fila vers Auxerre, on la vit contourner Paris, filer vers le Nord-Est. A l’intérieur, on parlait du lac de Constance, de Munich, de Salzbourg, Budapest, Belgrade mais plus encore du but ultime du voyage : le Bosphore, la Corne d’or et la ville aux trois vies « Byzance-Constantinople-Istanbul ». Ah, les harems du palais de Topkapi ! Tout se passa bien jusqu’à Salzbourg ; les deux amoureux surent prendre sur eux, éviter les signes trop évidents de leur secrète complicité. Mais aux abords de la ville de Mozart commencèrent les imprudences…

    Permettez-moi une question : que pensez-vous du travail de vos anges gardiens ? Il y a déjà longtemps que je doute du professionnalisme du mien, il intervient trop souvent à contre- temps, et fait montre parfois d’un certain j’m’enfoutisme. Je soupçonne le Conseil de l’ordre de leur intimer la consigne d’intervenir uniquement quand les faits sont avérés, et seulement après une enquête tatillonne. Le fait est flagrant dans l’affaire qui nous occupe.

    L’ange dédié à Maud n’aurait-il pas dû lui recommander, quand elle se trouvait sur le siège avant droit, de ne pas se tourner sans cesse vers le siège arrière gauche où se tenait Antoine pour lui dire mille petits riens ? L’ange d’Antoine n’aurait-il pas dû lui enjoindre de cesser de plonger ses yeux dans ceux de Maud ? De leurs efforts conjoints n’auraient-ils pas dû les protéger de ces frôlements des corps qui les excitaient tant ? Enfin, dans les ruelles et jardins trop romantiques de Salzbourg alors qu’ils avaient cru échapper quelques instants à la présence de leurs deux conjoints les mêmes anges n’auraient-ils pas dû les exhorter à la pudeur avant qu’ils ne se donnent un long baiser ? Geste fatal que ce baiser-là qui fut surpris par Alex !

    Abandonnant sur le champ les délices de Salzbourg, La DS blanche reprit immédiatement la route sous le ciel bleu de l’été orné de quelques nuages d’une aimable légèreté. De l’extérieur, nul ne percevait qu’elle enfermait un violent orage dont la foudre était constituée de noires colères, de rouges jalousies, de bilieuses rancœurs. Kilomètre après kilomètre alternaient les bruyantes fureurs suivies d’épuisement puis de silencieux chagrins. Il en fallut six cents pour abattre la tempête !

    Ils avaient traversé de longues plaines proies du feu et de la fumée que provoquaient les cultures par brûlis et cet incendie ajoutait encore aux violences qu’ils échangeaient. Par moments la voiture elle-même se trouvait prise dans les fumées poussées par le vent, alors une odeur âcre envahissait la Citroën et les faisait tousser. Puis le paysage avait changé : la route s’était engagée dans une vaste forêt de chênes et de robiniers. Alex donna un coup de poing sur le volant et freina brutalement tout en criant :

    — Marre de tout ça ! J’ai besoin de parler seul à seul avec Maud, et vous autres faites ce que vous voulez… Allez, viens Maud !

    Il descendit de la voiture, claqua violemment la porte ; Maud le suivit. Un peu plus tard, il y eut deux autres claquements de porte.

    La fatigue des longues heures du conflit jointe à celle de la trop longue étape contribuèrent à dulcifier quelque peu les conciliabules des deux couples. Pourtant, une heure plus tard, quand ils se retrouvèrent, ni la puissance des grands arbres ni la douceur du soir tombant n’avaient épuisé les chagrins et les tortures de la jalousie, la marée des rancœurs, la peur d’un avenir par trop incertain. Antoine et Maud mesuraient que choisir c’est exclure et ne savaient encore s’y résigner.

    Budapest n’était plus qu’à une centaine de kilomètres. On s’y arrêta pour faire étape. Et c’est là qu’on se résolut à ce qui paraissait l’inéluctable : se séparer ; la raison voulait qu’on préserve les enfants. Alex et Maud poursuivraient leur route, Jeanne et Antoine s’envoleraient pour Paris. Les amants se dirent adieu.

    Antoine et Jeanne divorcèrent deux ans plus tard. Le couple de Maud et Alex sut perdurer.

    ***

    Les voilà donc plus d’un demi-siècle plus tard à Nancy, dans le grand appartement que Maud occupe seule depuis la mort d’Alex. Pour dire bonjour, bonsoir, merci et même sans raison, plusieurs fois par jour, leurs lèvres se touchent d’une légère pression. De cette émotion fulgurante, de cette attraction fusionnelle en un mot de cette passion qu’ils avaient vécue, sont-ils parvenus à une nouvelle forme d’amour, une attirance affective dépourvue des violences du désir, respectueuse de l’autre, affectueuse ? C’est la question que se pose Antoine, assis sur le canapé bleu, tout à côté de Maud, mais sans excessive proximité des corps. Malgré le filtre des rideaux, la lumière entre à flot par les hautes fenêtres. Ils sont silencieux depuis quelques minutes peut être, puis elle se jette à l’eau :

    — Antoine, j’ai quelque chose à te dire.

    Son visage se tourne vers elle, il hoche la tête, un sourire encourageant dans les yeux, et l’interroge :

    — Hmm, voilà une introduction bien solennelle… est-ce si grave ?

    —Grave, je ne sais pas bien, c’est toi qui en jugeras… Non, non, reste assis, tu seras mieux pour entendre ce que j’ai à te dire… à te révéler…

    — C’est bon, c’est bon, je t’écoute !

    — Nous en parlions encore hier, tu as connu tout petits nos deux enfants à Alex et moi : Bertrand avait près de 5 ans, Aline 18 mois de moins, et puis tu es parti au loin, si loin… Ce que tu ne sais pas encore, c’est que j’ai eu -que j’ai toujours heureusement ! - un troisième enfant, une fille…

    Antoine la coupa :

    — Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

    — J’y viens, j’y viens ! Elle s’appelle Aurélie...Tu aimes ?

    — Aurélie, Aurélie, oui, bien sûr, Aurélie… c’est un très joli prénom…vraiment !

    — Tant mieux, tant mieux, ...Parce qu’Aurélie, mon chéri, eh bien, elle est ta fille... Elle est née 8 mois après ton départ.

    Pendant un long moment les yeux de Maud guettent la réaction d’Antoine, un sourire à peine esquissé se dessine sur ses lèvres. Émotion, chaos intérieur, incrédulité, c’est sans doute, ce mélange de composants qui cause le balbutiement d’Antoine, cette voix mal assurée pour, enfin, interroger :

    — Non ? Sérieux ? Tu es sûre qu’elle est de toi…non, évidemment, c’est idiot, heu, je veux dire de moi, enfin de nous ?

    — Je voulais un enfant de toi, Antoine. Tu ne te souviens pas que je te l’avais dit ?

    — As-tu une photo d’elle ?

    — J’en ai beaucoup, je vais te les montrer si tu veux. Tu verras que, par certains traits, elle te ressemble…

    — Bon dieu ! Aurélie ! Je n’arrive pas à y croire…Mais, su’ autour de toi ?

    — Personne ne le sait. Pour tout le monde, Aurélie est la fille d’Alexandre…La petite dernière !

    Lui, il l’a chérie au même titre que Jules et Aline. Comment en aurait-il pu être autrement d’ailleurs puisqu’il ignorait ta paternité ? Au contraire pour lui, c’était sans doute l’affirmation charnelle, concrète, que notre histoire à nous, toi et moi, était terminée.

    — Mais, dis-moi, elle habite où, cette Aurélie ? Que fait-elle ? Est-elle mariée ? Enfin dis-moi ! Tu m’annonces qu’elle est ma fille depuis plus de cinquante ans et je ne sais rien d’elle ! C’est un comble !

    — Elle habite aussi à Nancy, à 10 minutes d’ici, de l’autre côté de la place Stanislas. Elle vient me voir tous les mercredis, pour le thé. Nous sommes mardi : tu n’as pas trop longtemps à attendre…

    Des deux mains, elle prend son visage et le caresse gentiment, comme si elle lui appliquait un masque, tout en lui susurrant :

    — D’ici là, Antoine, il va falloir apprendre à cacher tes émotions… ! Ah, j’oubliais ! Tu as aussi deux nouveaux petits-enfants, deux garçons. L’un termine ses études de médecine et l’autre est ébéniste, il travaille ici, à Nancy.

    Antoine se lève, se place devant l’une des hautes fenêtres, semble regarder avec attention les camélias en fleur dans le Jardin de la Pépinière, sur lequel donne une façade de l’appartement. Sans se retourner, il interroge :

    — Donc, je vais devoir faire la connaissance de ma fille, sans lui laisser la possibilité d’imaginer un instant que je suis son père ? Non, mais tu vois la situation ?

    — Nous sommes effectivement devant cette réalité. Alexandre n’est plus là, c’est vrai ; mais je préfère ne pas penser au désordre qu’entraînerait dans la famille la divine surprise…J’entends d’ici : « Maman avait un amant, il est le père d’Aurélie » et « Nous ne sommes plus que demi-frère, demi-sœur, quelle horreur ! » et encore « Le pire, c’est que Maman le voit encore, son vieil amoureux ! » (elle lui sourit tendrement) Tu imagines ?

    — Mmm… je comprends, Maud, je comprends, mais tout de même… Dans de telles conditions, faut-il vraiment que nous nous rencontrions, Aurélie et moi ?

    — Oh là ! on se calme, Antoine ! Aurélie ne sait rien de notre histoire ! Il faut seulement calmer ton émoi, prendre un peu de distance…lui parler comme tu parlerais à sa sœur, Aline, ou à son frère…

    Tous comme les généraux construisent laborieusement stratégies et tactiques mais rencontrent un mouvement inattendu qui démolit leurs projets et leur fait perdre la bataille, Antoine et Maud manquaient d’informations…

     * * *

     Le lendemain, tout ce que l’appartement compte d’horloges, de pendules et de montres marquait 17 heures quand la sonnette de la porte retentit. Antoine se leva et au fond du couloir vit arriver Aurélie au bras de Maud. Cette dernière fit les présentations :

    — Antoine, je te présente la plus jeune de mes filles, Aurélie, et toi, Aurélie, voici un vieil ami de jeunesse : Antoine !

    Antoine tendit la main à Aurélie en lui souriant :

    — Je suis ravi de faire votre connaissance, encore que votre maman m’avait tant parlé de vous que j’ai l’impression de déjà vous connaître….

    Et Aurélie, du tac au tac, avec le même sourire aimable :

    — Et moi, c’est mon père qui m’a parlé de vous ! Vous êtes bien Antoine Joffre, n’est-ce pas ?

    Antoine opina d’un regard. Elle poursuivit avec un drôle de sourire, comme si elle plaisantait :

    — Alors, il n’y a pas de doute, vous êtes mon père, mon père physiologique s’entend !

    Antoine resta sans réponse autre qu’ouvrir la bouche. Maud, sans voix elle aussi, se dirigea vers la cuisine comme s’il lui manquait quelque chose, s’arrêta, hésita, revint en arrière, tenta de reprendre ses esprits et désignant le fauteuil mit fin à sa valse-hésitation :

    Mai…asseyons-nous, oui, , asseyons-nous… Tout cela, tout cela…

    Tout en prenant place dans le fauteuil qui jouxtait le canapé, Aurélie reprit :

    — Oui, Maman, Papa m’a parlé d’Antoine…

    Avec une insistance qu’en toute autre circonstance on aurait jugé provocante, déplacée, elle regarda Antoine les yeux dans les yeux, l’examina de la tête au pied, le jaugea puis reprit :

    « …d’Antoine et de votre relation à tous les deux. Du moins il m’a écrit une lettre que le notaire m’a délivrée quelques jours après la mort de Papa…et dans cette lettre, j’ai appris que vous étiez mon géniteur… C’est le mot qu’il a employé, comme pour se garder la vraie paternité.

    Oh, cette lettre ne m’a pas beaucoup étonnée, parce que aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours demandé si Papa était vraiment mon père. Comment dire ? J’avais l’impression d’être différente, comme un peu à l'extérieur de la famille, avec des racines inconnues … C’est difficile à expliquer… Maman, pourquoi ne m’as-tu pas dit la vérité ? Est-ce vous Antoine qui le lui avez interdit ?

    — Laisse Antoine hors de tout cela, lui-même ignorait jusqu’à ton existence ; je la lui ai apprise hier. Pendant plus de cinquante ans, ce n’est pas à toi seule que j’ai tenu le secret de ta naissance, c’est absolument à tout le monde, à ton père, à toute notre famille, à mes amis, à Antoine lui-même ! La raison de mon attitude est simple : je voulais nous préserver tous, conserver le cadre familial. C’était dans la logique même de la décision que nous avions prise Antoine et moi : nous séparer pour préserver nos enfants.

    — Dans la lettre, Papa dit qu’il a toujours su que je n’étais pas sa fille autrement que par la tendresse, qu’il était resté muet tout ce temps pour les mêmes raisons que toi, Maman. Ne pas risquer de briser « l’heureuse harmonie » -ce sont ses mots propres- entre nous tous…

    Maud se leva, pâle, désemparée, elle interrogea :

    — Il y a quelque chose que je ne comprends pas : il est cinquante ans silencieux et puis, à la veille de nous quitter, il parle… Dans sa lettre, est-ce que ton père explique pourquoi il s’est décidé à te livrer son secret ?

    — Je te monterai cette lettre, Maman, mais oui, il s’en explique mais mieux vaut que tu lises ses mots à lui…

    La pièce s’assombrit, un nuage passa. Songeuse, Maud se glissa derrière le fauteuil d’Aurélie, lui caressa le front, les cheveux tandis qu’Antoine s’insérait dans le dialogue :

    — Puis-je intervenir ? Il me semble qu’Aurélie, tout à l’heure, a exprimé le malaise qui était le sien, non ? Peut-être Alex l’a-t-il remarqué ? Peut-être a-t-il voulu dire la vérité pour vous permettre à vous, Aurélie, d’affronter cette réalité plutôt que vous laisser dans l’incertitude toute votre vie ? C’est bien sûr juste une supposition…

    — Vous avez raison, c’est à peu près ce qu’il a écrit…

    Antoine se leva pour aller vers la fenêtre, l’entrouvrît ; le parfum légèrement épicé des camélias pénétra la pièce. Aurélie se retourna pour chercher les yeux de sa mère

    — Tout va bien, Maman. Je vous ai haï, vous, Antoine, papa et toi, en fait le monde entier pendant plusieurs jours après avoir lu son message. Aujourd’hui, je sais qu’il a bien fait. Mon père restera mon père mais je suis contente de savoir d’où je viens. Finis les mystères !

    Puis mi-mutine mi-moqueuse, elle ajouta :

    — Finalement, cela vous permettra de vivre les cinquante prochaines années moins cachés… ?

    Dehors, les camélias avaient retrouvé leur éclat. Antoine ferma doucement la fenêtre, en souriant. Les deux femmes l’entendirent murmurer : décidément, c’est le printemps !

     

     


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