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Sécheresse
Jean-Jacques Vollmer
13 février 2014
Voilà près de deux mois qu'il n'avait pas plu dans les îles du nord de l'archipel philippin, et dans l'île de Sibayan les rizières étaient asséchées. Les tiges étaient rachitiques, d'une couleur presque jaune, alors qu'en temps normal tout le paysage aurait dû être verdoyant jusqu'à l'horizon. Les paysans ne savaient plus que faire, sinon prier, ou encore maudire le ciel qui les avait oubliés.
Pacifico, lui, savait que Dieu les mettait à l'épreuve, et que seule la foi les sauverait. Il avait tenté de convaincre les adultes de prier, encore prier, et de s'en remettre à la volonté divine, puisque de toute façon il n'y avait rien à faire, que l'eau salvatrice ne pouvait venir que du ciel. Mais les hommes préféraient aller boire dans les tavernes des liquides bien plus forts, et passer leur temps à maudire Dieu, le gouvernement, les éléments, la Providence, tout en alignant les parties de tric-trac. Quant aux femmes, comme à leur habitude elles occupaient les églises à longueur de journée, mais le prêtre n'était pas sûr que ce fût pour prier, plutôt pour somnoler dans la pénombre fraîche.
Il ne restait que les enfants, qui continuaient à jouer dans les ruelles et les chemins, comme si de rien n'était. Leurs cris donnaient encore de la vie au paysage écrasé de soleil, et Pacifico eut beaucoup de difficultés à les rassembler au milieu de la rizière encore vaguement boueuse, pour leur demander de chanter à pleine voix un hymne d'espérance adressé au Seigneur. Il leur avait d'abord présenté cela comme un jeu, puis, pour faire cesser les bousculades, leur avait enjoint d'une voix de stentor de fermer les yeux, de penser à Dieu en levant la tête vers Lui et de chanter jusqu'à ce que la pluie se mette à tomber. Il leur avait expliqué ensuite que seul un vrai recueillement, une vraie prière murmurée dans leur tête serait utile et efficace, et que, pour que cela marche, il fallait chanter cette prière avec une grande conviction, en y croyant vraiment. Les enfants s'étaient pris au jeu, et chantaient maintenant aussi fort qu'ils le pouvaient, en serrant bien leurs paupières et en ouvrant tout grand la bouche pour y attirer la pluie.
Cela dura un long moment. « Ave Maria, gracia plena... » Leur chant montait vers le ciel, avec des rires au début. Puis ils se mirent à y croire, et pas un n'ouvrit les yeux ni ne baissa la tête pendant que les paroles sacrées, en philippin cette fois, succédaient aux bribes du latin approximatif. Le calme envahit tout naturellement le petit groupe, qui s'assit à terre au milieu des céréales, comme dans une clairière minuscule. Après les hymnes qu'ils connaissaient vinrent ceux dont ils ne se rappelaient que la mélodie, qu'ils chantèrent bouche fermée pour accompagner Pacifico, dans une atmosphère à la fois joyeuse et fervente.
A la fin, il n'y eut plus de prières ni de chants, car tout avait été dit, murmuré, ou pensé. Le silence revint, et quand ils ouvrirent les yeux, ils furent surpris de voir qu'au dessus d'eux le ciel s'était enfin couvert...
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