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Vingt euros
Jean-Pierre Leguéré
25 avril 2018
Ce texte a servi de base à un court-métrage de Djamel Bertal visible sur youtube : https://youtu.be/CpQ_ssCP--4
L'homme est assis en face d’elle dans un bureau du commissariat de la ville. Il lui sourit. Il dit qu’il ne lui veut aucun mal au contraire. Elle est simplement là pour répondre à quelques questions. Il fait très chaud. Dehors on entend le bruit strident d’une sirène de police, puis plus rien. Le silence.
Un silence qu’habitent le zonzonnement d’une grosse mouche et les pas de quelqu’un dans le couloir voisin et le mouvement des aiguilles d’une grosse horloge ronde, et puis, venant de la rue, le bruissement de la vie qui va bientôt s’amplifier parce qu’il est presque midi. Dans la tête d’Hanna Lhérisson, c’est la même cacophonie.
Pourquoi j’suis là ? …C’est quoi ce type ? Il a dit officier de police machin, je sais plus son nom…. Qu’est ce qu’il me veut ?.. Tu sais très bien ce qu’il te veut…. T’es dans la merde ma fille…C’est drôle cette affiche au mur, mais je comprends pas bien ce qu’est écrit…. IL m’a dit que Latif lui avait dit que j’étais témoin… Témoin qu’on lui a cassé la gueule. Qu’est ce qu’il a raconté Latif? Ce salaud là….Gaffe ! Elle hésite. Elle plonge :
- Ben oui, c’est vrai. Je les ai vus. Lui, il était par terre à côté de sa petite voiture qu’était renversée et les autres lui tapaient dessus…Ils avaient pas de bâton ni rien, juste avec les poings… les pieds aussi, un peu.
- ça se passait où ?
- Où ? Heueueu… Vous savez près du square Nicot, dans l’impasse qui mène à l’imprimerie
- J’ai la plainte de M. Latif sous les yeux, il a déclaré que ça s’était passé le 25 mai, vers 10 heures du matin ? Vous confirmez ?
- J’sais pas, pour le 25 mai j’sais pas. Peut être que oui mais comment voulez vous que je sache, hein ? Pour l’heure, j’ai pas de montre, mais c’est possible, c’est l’heure où je fais les courses…vous pouvez demander à la caissière du Casino, tous les jours…sûr, avec trois gosses, y manque toujours quelque chose…hein
- Quels sont vos rapports avec M. Latif?
- M. Latif ? Je le connais pas trop. Il habite l’hôtel Normandie où c’est qu’on est hébergés, lui et nous et d’autres, dans l’attente d’un logement. Il a une chambre au rez-de-chaussée, rapport à sa p’tite voiture, et moi je suis au premier, dans une chambre, avec mes trois p’tits.
- M. Latif affirme qu’ils étaient quatre à le tabasser. Vous les connaissez ? Vous sauriez les reconnaître ?
- …..Vous savez, Y faut que je rentre chez moi, maintenant, les gosses, y doivent m’attendre, hein…
- Madame Lhérisson, connaissez-vous les hommes qui battaient M. Latif ?
Hanna regarde ses chaussures, des tennis autrefois blanches et, sous la table, les lourdes chaussures du flic. Elle se caresse l’arête du nez de la main, au dessus du piercing qui orne sa narine droite, elle pince un peu les lèvres. Et puis, prudente, elle fait :
- Je les connais, je les connais… Comme tout le monde, hein, ils sont toujours là dans l’impasse à picoler, à prendre des pétards… (elle esquisse un sourire, comme pour créer une complicité…) Dites, rapport aux gosses faut que je rentre chez moi…
Elle esquisse un mouvement pour se lever. Le flic lève les deux mains comme pour la persuader de se rasseoir :
- Non, non, Madame Lhérisson, vous restez là. Nous devons aller au bout de votre audition. Je vais envoyer une gendarme s’en occuper !
Il prend son téléphone, donne quelques ordres, raccroche, puis il prend un papier, cherche un paragraphe, le trouve :
- Vous les connaissez quand même un peu d’après ce que dit M. Latif…
- Ouais, un peu. Y avait Michel, y avait Larose, c’est comme ça qu’on l’appelle vu qu’il pue, mais je sais pas son nom et puis Barbu, mais lui non plus je sais pas son vrai nom, et le quatrième, vrai, hein, je sais pas…
- Hé bien, vous voyez, ça vous revient doucement, Madame Lhérisson. Mais dites-moi, M. Latif déclare que vous étiez là dès le début, que vous les avez vus qui bousculaient sa voiture dans tous les sens avant de le jeter par terre, c’est vrai ça ?
Hanna semble faire un long effort de mémoire, les prunelles de ses yeux montés vers le haut, à gauche, le front plissé un peu. Elle ne trouve pas de réponse :
- J’sais pas moi, je me souviens pas, enfin pas vraiment, hein… c’est des détails…
Le policier sourit :
- Moi, j’aime bien les détails, madame Lhérisson… Ils ont tabassé ce malheureux au point qu’aux urgences, ils l’ont pris en charge immédiatement. Le médecin lui a donné 12 jours d’ITT. Ce n’est pas rien… ce n’est pas un détail ! Et vous, vous avez laissé faire…Pourquoi ? Pourquoi n’êtes vous pas intervenue ?
- Vous rigolez, ou quoi ? Larose, c’est un costaud… j’fais pas le poids moi !
- Vous auriez pu crier, demander du secours, intervenir….Non ?
Elle reste sans réponse, le regard fuyant.
- Il vaudrait mieux vous souvenir, Madame Lhérisson… M. Latif dit que vous avez payé ces … ces hommes…payé pour qu’ils lui cassent la figure.
Elle se recroqueville un peu plus sur sa chaise, regarde à nouveau le sol, se mord la lèvre, puis se caresse les dents de son pouce fermé en le regardant… Le flic pense qu’elle a l’air d’une adolescente en faute.
- Ben non, pas pour lui casser la figure…je leur ai juste demandé de lui donner un bonne leçon, …enfin , une petite leçon, juste ça quoi…je voulais pas qu’ils lui fassent vraiment du mal à Latif, hein…
- Vous leur avez vraiment donné de l’argent pour faire le boulot ? Combien vous avez donné ?
- Ben, vous savez, je crois bien que j’ai donné 20 €… pas plus, hein ! …je voulais pas qu’ils lui fassent vraiment du mal…
Ils se regardent tous les deux un temps, un temps qui lui paraît long à elle. Et puis il interroge doucement, comme s’il s’agissait seulement de satisfaire une banale curiosité :
- Dites un petit peu, pourquoi avez-vous demandé à ces gens-là de s’attaquer à M. Latif ?
- Ben, voilà, vous savez, c’est dur hein pour une femme seule avec trois enfants, faut les nourrir… Alors j’ai demandé à Oumar, c’est comme ça son petit nom à Oumar Latif, j’y ai demandé de me prêter 20 €… pour me dépanner quoi, et il a pas voulu…alors, je l’ai prévenu, je lui ai dit, si tu me les prêtes pas, Oumar, je te ferais casser la gueule. Voilà, c’est tout. Comme il m’a pas écouté, qu’il m’a rien prêté, fallait bien que je fasse ce que je lui avait dit, non ? C’est comme ça que ça s’est passé, je vous jure, tout ça c’est de sa faute à Oumar… Je peux m’en aller maintenant ? Vous savez, mes gosses, ils attendent…
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Commentaires
1PascalMercredi 8 Septembre 2021 à 12:26Cool !Répondre2Annie JVendredi 7 Juillet 2023 à 15:54Triste existence que celle de madame Lherisson... ce texte est bien amené, on a cette dame devant les yeux, et toute sa condition et sa bêtise.
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