• par Jean-Pierre Leguéré

    27 Janvier 2015 à 19:38

    « Il y a des jours qui ont passé comme d’autres

    et dont nous cherchons l’âpre souvenir… »

     

    Un matin, Aurélien se réveilla plus fatigué qu’à son coucher. Comme pour vérifier la réalité de son éveil, il se mit à parler à voix haute : «  Bon Dieu ! Quelle nuit ! J’ai vu les heures passer… J’ai surtout vu les heures passées »… puis répéta, rêveur : « j’ai surtout vu les heures passées »… Il s’amusa de son involontaire jeu de mots, affronta la station debout, se fit machinalement du café, en but deux, trois tasses, lourdement assis près de la table de la cuisine ; il suivit attentivement le vol d’une mouche dans un rayon de soleil. La pensée lui vint que ce qui l’avait tenu éveillé une bonne partie de la nuit était le souvenir brumeux de cette île lumineuse qu’avait été pour lui, soixante ans plus tôt, la Maison de la Famille du prisonnier ; il avait revu les charmes, les vieux chênes, les hêtres gigantesques du parc, le petit pont sur la rivière d’où Mademoiselle, avec le concours de Maryvonne, organisait parfois des parties de pêche ou des lancers de bateaux en papier… La rivière serpentait dans la propriété, entre les herbes, entre les arbres, portant jusqu’à la mer bois et clairières ; elle s’appelait… l’Iton… Oui, c’est cela, l’Iton…

    Il y eut toute une époque où nous vivions au rythme des alertes aériennes. Cela signifiait que nous nous couchions tout habillés de façon à nous réfugier au plus vite, dès l’alerte donnée, dans l’obscurité, vers la cave. Il s’agissait en fait moins d’une cave que d’un vaste silo, aux formes arrondies, enfoui sous un tumulus d’herbes folles, à cent-cinquante mètres environ de la maison, de l’autre côté de la rivière. De l’extérieur, il présentait l’allure du ventre d’une femme enceinte. Mademoiselle conduisait la manœuvre avec l’aide de Maryvonne et partait la dernière, sûre que tout son petit monde se trouvait à l’abri, que personne n’était tombé dans l’eau en passant sur le petit pont. Je ne me souviens pas de folle panique ; courant, encore à moitié endormis pour certains, nous avions à peine le temps de nous inquiéter. Pourtant, à chaque épisode, Cerise, à peine arrivée dans la cave, ne pouvait se retenir de faire pipi dans sa culotte tant elle avait eu peur pendant le trajet ! Des bancs nous permettaient de nous asseoir, sans confort, mais un peu rassurés par la présence les uns des autres. La lueur d’une petite petite lampe à pétrole colorait doucement les murs, éclairait les visages, créait des jeux d’ombres et multipliait les personnages. Il arrivait même parfois que Mademoiselle nous fasse chanter en attendant la fin de l’alerte. Voulait-elle ainsi masquer les bruits d’explosion qu’assourdissaient la distance et la masse de terre qui recouvrait notre refuge ? Les adultes appelaient cela la guerre, nous aussi, puisque c’était son nom, mais nous n’en sentions pas l’horreur ; c’est que nous n’avions pas connu la paix ; la guerre c’était seulement la vie normale et même si nous étions tendus de peur, nous en éprouvions quelque secret plaisir.

     


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  • par Jean-Pierre Leguéré

    14 Janvier 2015 à 19:07

     

    Il avait reçu un faire-part l’informant du décès de l’un des premiers actionnaires de l’entreprise ; à l’encre violette, le président Saint-Mont y avait écrit : « Faire circuler ». Entre parenthèses, il avait ajouté «  À rayer de la liste des cadeaux d’entreprise ». C’était pour de tels actes que les employés disaient de Raoul Saint-Mont qu’il n’avait pas de cœur ; c’était inexact, simplement, il avait le cœur à l’ouvrage alors que les autres le portent en bandoulière, au bord des lèvres, ou entre les feuilles d’un artichaut. Saint-Mont présidait aux destinées d’un groupe de presse et j’étais rédacteur en chef adjoint de deux des douze revues techniques qu’on y publiait : « Ingénieurs et Cadres » et « Travail et Méthodes ». Rédacteur en chef me convenait, adjoint m’indisposait pour des raisons que Saint-Mont connaissait mais réprouvait. Pourtant, aux yeux de mon patron, ce différend blessait notre relation de travail comme un mord mal attaché blesse la bouche d’un cheval ; cela gênait l’allure, il faudrait réajuster les rênes au plus tôt.

    Un lundi matin, à l’issue de la conférence hebdomadaire, après avoir souhaité une bonne semaine de travail à tous, il eut un geste vers moi : « Jean-Louis, restez un instant ! Asseyez-vous, je vous en prie ! » Puis, dès que tout le monde fut sorti : «  Bien, écoutez Jean-Louis…nous avons à parler ! ( sa main droite tournoyait rapidement comme pour décrire un bavardage innocent) Venez donc déjeuner chez moi, à Villennes, samedi midi. Nous serons plus tranquilles, plus détendus ! …Vous n’avez pas d’empêchement, j’espère ? ». Je n’en avais pas, il était de toutes façons difficile d’en avoir avec cet homme d’autorité. Il faut vous dire que Saint-Mont est un homme exceptionnel ; la soixantaine, une carrure de joueur de rugby, un profil d’empereur romain, le verbe haut, le tout habillé d’un costume à sa juste mesure. Seule sa canne, en jonc de Malaca au pommeau d’argent, qui ne le quitte pas, indique une faille : il a la goutte et il en souffre.

    Le samedi suivant, j’étais à midi sonnant à Villennes-sur-Seine. Un domestique vint ouvrir, me fit traverser le hall d’entrée, m’introduisit dans ce vaste salon où Saint-Mont semblait déjà en train de nourrir sa goutte d’un très vieux whisky bien tassé. Le décor était pour l’essentiel composé de meubles et de tissus Empire que réveillaient quelques fauteuils contemporains. Entra bientôt un être maigre, dur, sec, vêtu de tissus arachnéens dans les teintes roses dues au printemps naissant et que Saint-Mont me présenta avec empressement comme Madame Saint-Mont. Le coléoptère me tendit bien haut une main baguée d’or et de diamants que je m’appliquai à baiser respectueusement. Puis « Ma chère Simone, je te présente le meilleur de nos collaborateurs, Jean-Louis Lorient ». « Oui, oui, fit-elle, mon mari m’a souvent parlé de vous, Monsieur… ». Elle avait dans le sourire, dans la voix aussi quelque chose qui pouvait rappeler Delphine Seyrig, en plus métallique.

    On parla quelques instants de la bonne route que j’avais faite, de l’ile sur laquelle la maison était construite, du parc, de la décoration florale, puis Saint-Mont me vanta les mérites de danseuse de son épouse. Je répondis aussi galamment que je pus que la chorégraphie était l’art de dessiner des rêves à l’aide d’un corps, m’embrouillai dans mon compliment mais les élytres s’agitèrent gracieusement pour me manifester la satisfaction de leur propriétaire. Bientôt une jeune personne dont j’appris au fil des plats qu’elle répondait au nom de Plume ouvrit les portes de la salle à manger pour annoncer que Madame était servie.

    On quitta l’Empire pour une salle à manger aux meubles clairs ; deux portes fenêtres encadrées de rideaux fleuris ouvraient sur les beaux arbres du parc. Nappe damassée, couverts d’argent, verres et flutes de cristal, un bouquet de petites roses blanches en centre de table, tout cela était exquis. Le coléoptère annonça que l’on déjeunerait à la bonne franquette, en famille ( voyez vous, mon mari et moi nous aimons la simplicité). Ils avaient la simplicité fastueuse. On commença par des fruits de mer, huitres, pattes de crabe, langoustines arrosés de champagne. Quand vinrent les magrets de canard, Saint-Mont fit un signe à Plume et, pendant qu’elle remplissait sa flute se tourna vers moi: «Ah, mon cher Jean-Louis ! ma femme et moi ne buvons, pour déjeuner comme pour diner, que du champagne, mais j’ai en cave d’excellents vins rouges ! Un bourgogne vous ferait-il plaisir ? » Je déclinais et suivis le simplissime exemple familial : un déjeuner au champagne n’était pas pour me déplaire. J’eus tout de même la mesquinerie d’un rapide calcul : on devait boire à cette table, en vin de Champagne, chaque mois, l’équivalent de mon salaire…

    Vint le moment d’inscrire au menu la raison même de ma venue. D’un geste Simone Saint-Mont avait demandé à Plume de débarrasser le magret et d’apporter la salade et les fromages. (Non, non, laissez, Plume, laissez le plateau sur la table, nous nous servirons…et, avec un sourire vers moi : nous sommes entre nous…).

    « Voyons, voyons…Parlons-en, Mmmm, parlons-en ! (Saint-Mont s’essuya la bouche) oui, parlons de ce qui nous réunit aujourd’hui, mon cher Jean-Louis. C’est bien inutile d’attendre le café, Madame Saint-Mont s’intéresse autant que nous à cette affaire, n’est-ce pas, Simone ? Je me rends bien compte que les choses ne sont pas faciles entre Grondin, votre rédacteur en chef, et vous (il prit cet air d’aimable inquisition qui envoie la balle dans le camp adverse)…

    -- Hé bien, Président, c’est en effet une situation qui ne peut perdurer ; elle rend la vie difficile entre les journalistes et la hiérarchie, crée des ambiguïtés, des faux-pas et pour dire vrai, je ne crois pas exagérer en disant qu’elle met en péril la survie de nos journaux… je veux dire de vos journaux, bien sûr !

    — Comme vous y allez, mon cher ! Comme vous y allez ! Albert Grondin, n’est tout de même pas si mauvais…C’est un polytechnicien, oui, un polytechnicien ! il est sorti du rang en très bonne place !

    — Certes, Monsieur Grondin est sans aucun doute un excellent ingénieur, mais ce dont nous avons besoin, c’est d’un journaliste. De quelqu’un qui sache ce qu’est une ligne éditoriale, un chapeau, un article ; de quelqu’un, enfin, qui sache trouver le meilleur auteur pour un sujet donné ; et puis, pour dire vrai, Président, de quelqu’un qui ait une plume ! Il faut savoir écrire un édito, reprendre un titre…

    — Mais, mon cher Jean-Louis, vous faites tout cela très bien…

    — Merci, Président, mais je le ferais d’autant mieux que j’aurais les coudées franches, que je n’aurais plus à hésiter, à me demander : est-ce que cela conviendra à Grondin ? Faudrait-il le tourner autrement ? Est-ce le bon choix ? Et tout cela sans réponse jamais !

    — Ce que vous faites est bien fait. Oubliez Albert, laissez-le à ses occupations ! Vous n’avez, en fait, à rendre compte que devant moi. Quant à moi, Je dois composer avec le talent, c’est-à-dire vous, et la stratégie. L’intérêt que présente Albert Grondin est d’être polytechnicien et je veux que son nom figure en tête de l’ours dans nos journaux : Albert Grondin, Polytechnicien, rédacteur en chef : cela donne du poids, de la crédibilité, du prestige à nos journaux ! Que diable ! C’est beaucoup mieux que, je ne sais pas moi : Pierre Dupont, rédacteur en chef…

    — Ou Jean-Louis Lorient, rédacteur en chef, je comprends, Président…

    — Allons Jean-Louis ! Je vous en prie, ne vous fâchez pas : vous avez ma confiance et vous êtes de fait le rédacteur en chef…

    À ce moment, Simone Saint-Mont qui épluchait une mangue avec grand soin inclina sa tête vers son épaule droite tout en l’avançant vers son mari :

    — Hé bien, Raoul, pourquoi ne pas dire tout simplement à notre ami qu’Albert est mon neveu ?

     


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  • par Jean-Pierre Leguéré

    14 Janvier 2015 à 18:38

     

    Les chemins de fer, au cours de la guerre d’Algérie, ont été la cible des partisans algériens. Le jour, ils tiraient sur les wagons, moins pour tuer ou blesser que pour terroriser, assurer leur maîtrise du terrain ; la nuit, ils déboulonnaient les voies pour provoquer un déraillement ou ils minaient la ligne pour faire sauter la loco. L‘armée, pour limiter les risques, envoyait des draisines chaque matin, avant le passage des convois réguliers, avec pour mission de faire sauter les mines éventuellement placées sur la voie ou de prévenir les déraillements. Les draisines étaient des petites locos blindées, dont le moteur diesel  poussait un ou deux wagons lestés de sacs de sable qui étaient censés sauter sur les mines éventuelles ; parfois la mise à feu de la bombe était calculée pour qu’elle explose quelques secondes après le passage du premier wagon, sous la draisine et se faire plus meurtrière

    En été, nous partions au petit matin, mais en hiver, comme cette fois là, il faisait encore nuit lorsque nous grimpions dans la machine. Nous étions sept dans cette cage métallique dont la fréquentation s’apparentait, somme toute à un jeu de hasard. Le seul confort était quelques sacs de sable posés par terre sur lesquels on pouvait s’asseoir ou se coucher. Nous étions partis vers 4h30 de Blida et nous nous dirigions à très petite vitesse vers Maison-Carrée, dans la proche banlieue d’Alger. Qui était là ? Plus de cinquante ans ont passé et j’ai oublié bien des noms. Herbois ! je me souviens du sergent Herbois qui commandait la manœuvre ; un mécanicien conduisait la machine ; il y avait bien sûr le radio, il s’appelait Genêt, je crois, oui…Benjamin Genêt, et puis les quatre autres qui, comme moi, surveillaient la campagne de part et d’autre, à travers d’étroites lucarnes. Debout, à ma droite, Arnaudin, un pâle garçon grand et frêle, dont le treillis trop long lui conférait l’apparence d’un tire-bouchon, faisait son premier voyage. C’était un appelé, comme nous étions tous les sept. De temps à autre, nous plaisantions, de ces grosses plaisanteries dont l’évocation me font honte aujourd’hui…mais j’ai tort, il s’agissait seulement de calmer la tension qui régnait dans cette triste forteresse ambulante. Le reste du temps était silence, on entendait seulement le roulement du métal sur l’acier, que saccadait le bruit des roues à chaque raccordement de rails.

    Nous roulions depuis près d’une heure quand j’entendis Arnaudin m’appeler, juste assez fort pour se faire entendre malgré le bruit. Ses yeux cherchaient mes yeux.

    — Brigadier…Oh ! Brigadier !

    — Oui ? 

    — Si le wagon saute, on fait quoi ?

    — Tu sais, j’en suis à mon quinzième voyage, le wagon n’a jamais déraillé, jamais sauté non plus !

    — Oui, mais si ça nous arrive ?

    — Ta gueule ! Ça nous arrivera pas ! Tu m’entends, ça nous ar-ri-ve-ra pas :

    J’eus un sourire à son adresse, parce que je n’avais pas de mots. Oui, qu’est ce qu’on ferait si …ma foi, je n’en savais rien. On aviserait. Sourire, c’était le mieux.

    Bientôt le soleil friserait les collines que l’on distinguait au loin, à l’est. L’aube rosirait ce matin glacial de fin février… Les masses indécises, inquiétantes, deviendraient arbousiers, eucalyptus, orangers ; il y en avait des orangers et encore des orangers et des champs d’orangers ! Arnaudin aurait moins peur ; pourtant cela ne changerait rien, les fells pouvaient avoir miné beaucoup plus loin vers Alger. Comme disait notre instructeur, l’adjudant Pelletier, que nous appelions Branle-bas, pas seulement parce que son expression favorite était « Branle-bas de combat », mais surtout pour moquer sa petite taille :

    C’est toujours en fin de mission, quand l’attention se relâche que ça pète !

    Brusquement on entendit Herbois crier au mécanicien :

    Arrête, Arrête !...Freine, On s’arrête…

    Puis à nous tous :

    On s’arrête…Juste pour pisser ! Trois minutes, pas plus ! On descend en deux fois. Avec les armes. Armées les armes ! Et on ouvre l’œil. Fissa les mecs !

    Quatre d’entre nous sont sortis, le mat 49 à la main. J’ai fait partie de la seconde fournée. Je me suis éloigné un peu, cherchant l’abri pudique d’un maigre buisson.

    Je ne sais pas bien comment cela s’est passé ni même comment cela a pu se passer… J’avais à peine réajusté mon treillis et j’allais retourner à la draisine que je la vis démarrer.

    Oh ! Oh ! attendez-moi, bon Dieu !

    Personne ne m’a vu, personne ne m’a entendu, personne ne s’est aperçu de mon absence. Le lourd convoi a pris sa lente vitesse de croisière, je suis resté sur le ballast. Seul. Avec mon pistolet mitrailleur et un chargeur. Seul avec moi-même qui haïssait les armes et ne me voulait pas d’ennemi. Nous avions laissé, me semblait-il, une gare, AÏn–Quelque-Chose, un quart d’heure plus tôt… Le mieux était de s’y rendre, puis de profiter du premier train du matin pour regagner Maison-Carrée.

    Pour que ma silhouette se détache le moins possible dans le paysage, je descends au bas du ballast. J’ai envie de m’immobiliser, de me terrer au fond d’un trou avec l’espoir illusoire d’être invisible. La peur, ça paralyse. Il faut la surmonter.. Combien de temps me faudra-t-il pour aller là-bas ? Une demi-heure ? Oui, au moins une demi-heure, à découvert. S’il y a des fells dans le coin, qu’est ce que je fais ? Je repense à Arnaudin, à sa peur que je n’ai pas su calmer. Je m’en veux de ma réponse trop brutale. Je marche dans l’herbe un peu humide, courbé le long du ballast pour ne pas offrir une silhouette trop voyante. Droit devant, sans regarder ni à droite ni gauche, à faire l’autruche, comme si ne pas voir le danger allait me l’épargner. Puis, je me souviens de Branle-bas, encore lui !

    Pour faire la guerre, disait-il, faut surtout pas avoir d’imagination sinon vous crevez mille fois avant qu’une vraie balle tue votre trouille et vous tranquillise pour l’éternité !

    Malheureusement pour moi, l’imagination, je n’en manque pas ! Le passage furtif d’un fennec, l’envol d’un groupe d’oiseaux, un bosquet trop touffu et mon pas ralentit… puis se fait plus rapide dans la crainte de manquer le premier train. Finalement j’arrive à Aït-Quelque-Chose ; les deux portes de la gare sont ouvertes, et grincent au vent léger ; la seule pièce qui la compose est vide. Un horaire poussiéreux, punaisé au pur, annonce le prochain train dans plus d’une demi-heure. Il n’y a rien pour s’asseoir, mais de toutes façons je ne tiens pas en place, un œil fixé sur ma montre, un autre sur d’éventuels dangers…Faut-il rester dans la gare, à l’abri des regards ? Faut-il rester dehors pour voir venir ? Je ne cesse de faire la navette, la main crispée sur la gâchette, l’oreille attentive. Personne ne se présente. Un peu après 7 heures, un roulement se fait entendre au loin, la micheline annoncée arrive. Qu’est ce que je vais y trouver?

    Elle transporte quelques hommes, des ouvriers avec leur musette, mais surtout des femmes avec des enfants, des poules dans leurs cages, des cabas emplis de légumes de toutes sortes. À mon approche, les femmes assises sur le long banc de bois le plus proche de moi se laissent glisser d’un seul mouvement vers la fenêtre, serrées les unes contre les autres. Pas pour me faire de la place mais bien pour mettre le maximum de distance entre elles et moi, comme si leur crainte en allait diminuer. Un vieux s’est assis, au bout du banc sur la place ainsi laissée libre, tel un muret entre les femmes et moi. Il est légèrement de biais, face à moi. Je me souviens aujourd’hui encore de son sec visage couronné de blanc et de sa moustache grise, fournie, et de ses yeux foncés, étrécis en de profondes orbites. Il s’est figé, humble, mais calme, ferme. Et ses yeux ne cessent plus de fixer mon pistolet mitrailleur. Au bout d’un temps, je me décide à le désarmer, puis à pousser le chargeur vers l’avant. Le vieux croit-il au contraire que je viens d’armer ? Son regard garde la même fixité, il a juste comme une contraction dans les pommettes suivi d’un mouvement de la pomme d’Adam. Nous sommes restés ainsi, lui, l’arabe, et moi, face à face, tout au long du voyage.

    Maison-Carrée ! La micheline klaxonne une dernière fois, puis s’immobilise. Je me rappelle ce bref instant où les yeux du vieux, l’arabe, et les miens enfin se rencontrèrent. Sans animosité aucune.

    Est-il quelque chose de plus contagieux que la peur ?




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  • par Jean-Pierre Leguéré

    8 Janvier 2015 à 17:44

     

    Au hasard d’une promenade, nous nous rencontrons, lui et moi, l’autre jour, à Paris, place Beaubourg, à deux pas de l’usine Pompidou, Lui, c’est Andy Warhol lui-même, l’homme du pop’art, mort déjà mais bavard encore. Je le connais mal, certes, mais lui ne me connait pas du tout ce qui ne l’empêche pas de me recommander, avec sa morgue bien connue, en anglais bien sûr :

    — Vous devriez reprendre à votre compte, vous interroger, réfléchir, poursuivre cette réflexion que j’ai à peine entamée pour moi-même : « Une chose que je ne fais plus souvent et que je devrais faire, c’est… »

    Sur la forme, l’énoncé ressemble singulièrement à ces accroches volontairement frustrantes que l’on trouve sur Internet, sur les pages d’actualité de Yahoo. Du genre « Ils ont relevé le défi » ou encore « Ils se ressemblent comme deux frères, mais… ». Ces attrape-gogos sont écrits bien sûr pour agacer la curiosité des chalands et les inciter à découvrir une information ordinairement minuscule. Nul doute, qu’interpellé de cette façon sur Yahoo, le lecteur avide apprendrait quelque chose d’aussi insignifiant que : « Andy Warhol regrette de ne pas se laver assez fréquemment les dents » à moins que ce soit « Andy Warhol regrette de ne pas peindre plus souvent de boites de Campbell’s soup mais il annonce qu’il va s’y remettre ». Cette dernière affirmation paraît vraisemblable, parfaitement cohérente avec ces paroles de l’artiste lui-même: « J’aime les choses barbantes. J’aime que les choses soient exactement pareilles », citées dans les ouvrages de référence.

    Quoi qu’il en soit, assez stupidement j’en conviens, j’ai décidé d’obéir à l’injonction. Le résultat immédiat ne s’est pas fait attendre. Il m’est apparu sous la forme d’un défilé de revendications :

    Pourquoi ne montes- tu plus à cheval ? Pourquoi ne cours-tu plus le 5000 mètres ? Pourquoi ne cours-tu plus après les filles aux yeux d’hameçon ? Pourquoi ne dors-tu plus jamais huit heures d’affilée ? Pourquoi tu… Vous imaginez bien que je l'ai arrêté là.

    — Ça suffit le cahier de doléances ! Je ne vous ai pas convoqué ! Vous savez lire ? Qu’est ce qu’il a dit l’artiste ? Il a parlé de choses que je ne fais plus souvent, ce qui veut dire des choses que je fais encore parfois, ou que je suis encore capable de faire. Il n’a pas parlé de choses dont je suis devenu incapable ! Disparaissez ! Allez me précéder dans le dernier sommeil !

    Le défilé des plaintifs et des tristes a fait demi-tour, chacun d’entre eux déçu de son espérance de revivre une fois au moins.

     

    S’il est une chose avec laquelle je veux renouer, c’est bien de visiter ou de revisiter quelques églises romanes. Ne voyez pas là quelque acte de piété…Non, je ne suis plus guère qu’un agnostique judéo-chrétien mêlé de culture arabo-musulmane. Mais, imaginez-vous nos villes sans cathédrales, nos campagnes sans clochers ? Il me semble à moi que je ne saurais m’accommoder d’un paysage sans âme. Mais par dessus tout, j’aime les églises romanes et je crois les avoir aimées de tout temps. Elles me restent aussi chères qu’aux temps lointains où, chez moi, le plaisir de l’art servait la ferveur de la foi.

    J’en aime les contreforts puissants, les murs épais, les petites ouvertures, les douces coupoles qui me donnent un sentiment de paix, de sécurité ; j’en aime cette lumière diffuse qui mène au recueillement, j’en aime les architectures parfois si désordonnées qu’elles introduisent mystère et confusion ; j’en aime les chapiteaux et leur libre expression naïve, cocasse, humoristique, ou même paillarde…

    Si j’embarque à nouveau dans l’un de ces voyages, j’aurais un regard nouveau : il s’arrêtera particulièrement sur la sculpture avec une prédilection pour les « vierges à l’enfant ».


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