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par Louis-Marie Roussiès
15 juin 2023
A quelques mètres de notre maison en Vendée se trouve le « marais à poissons ». C'est un lieu unique, préservé, qui offre une perspective sur des champs, des petits lacs et de multiples fossés dans lesquels pénètre l'eau de la mer qui fait descendre ou monter leurs niveaux en fonction des marées. Les poissons qui suivent le courant tombent dans un système d'entonnoir, qui les piège et les empêche de remonter. Les propriétaires (nombreux) n'ont plus qu'à les attraper avec des épuisettes. Tous ces poissons font aussi le régal de nombreux oiseaux au long bec.
Sur les terres du marais riches et fertiles pousse de l'herbe, du blé, du maïs. En y pénétrant on ressent un grand calme en même temps que l'on devine une vie cachée de multiples insectes aquatiques.
Mais c'est aussi un endroit remarquable pour les oiseaux. Toute l'année on voit des hérons cendrés, des cigognes, des mouettes... Je suis toujours un peu impressionné par le départ lourd du héron cendré avec ses grandes ailes déployées, son cou replié, et ses longues pattes tendues ; mais aussi le ballet des mouettes et des goélands infatigables, au-dessus des petits lacs, captive ma vue. Les grandes cigognes y passent avant leur migration mais j'ai l'impression que beaucoup restent sur le lieu. D'autres oiseaux viennent ici que je n'ai pas encore eu la chance de voir : la bécassine des marais, très élégante, qui s'élève et plonge tout à coup, ailes et queue déployées ; le martin pêcheur, une flèche qui fend l'air après avoir observé sur un piquet le moindre mouvement dans l'eau ; la barge qui change la couleur de son plumage selon les saisons, brun gris en hiver, roux en été. La liste serait longue encore : le vanneau, le busard, la sarcelle etc...
Tous ces oiseaux ont de longs becs, se nourrissent de poissons, d'insectes, d’herbe....
J'aime m'y promener, il ouvre un espace, unique, foisonnant de vie.
Bécassine des marais
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Nadine Foissotte
15 avril 2015
Par un beau matin doux et ensoleillé, Hélène, sûre d’elle et de ses quinze ans prometteurs, ses cheveux noirs brillants tirés et tressés, chaussée de ses sandales de cuir brun, avance fièrement d’une démarche légère le long du chemin caillouteux. Sur la colline face à elle, se dresse le Parthénon, temple d’Athéna, déesse de la ville qu’elle vénère. Le panier qu’elle tient sur la hanche droite est empli des légumes qu’elle vient de récolter pour aller les vendre au marché.
Le zéphir, ce petit vent d’ouest coquin et complice, disperse les fleurs, soulève le chiton de lin beige ceint d’un simple cordon de laine, moule le corps parfait et dévoile les cuisses de la jeune fille pour le bonheur des jeunes sportifs qui s’entraînent dans les prés alentour pour les jeux de l’An 285. Sans en avoir l’air ils lorgnent du côté de la jeune fille.
Elle, consciente des regards admirateurs, respire à pleins poumons l’air parfumé et agréable du printemps et en dépit des craintes qu’elle ressent, son père ne va-t-il pas la marier à un vieux voisin commerçant, elle ne peut s’empêcher de penser que chaque jour grâce au Dieu Eole, maître de tous les vents et à Zeus, Dieu de l’Olympe qui voit tout et connaît tout, qui commande le temps qu’il fait, elle vit, respire, travaille, chante, danse…
Un battement d’ailes la tire de ses pensées, dans l’azur du ciel, une mouette gracieuse rejoint le port du Pirée…
***
C’est son anniversaire aujourd’hui 30 novembre, elle a trente neuf ans et se presse sur le pont qui traverse la rivière Zann ; Le ciel est bas, gris, de gros nuages courent à l’horizon ; le vent bienfaiteur qui s’engouffre dans les toiles, fait bruisser les ailes des moulins. Ils sont près de six cents dans la région, le vacarme est parfois assourdissant.
Moulins à huile, à papier ou à moudre, mais aussi à scier le bois pour la construction des bateaux, à pomper l’eau des polders, à émonder l’orge ou le riz en provenance des colonies… Ses ancêtres hollandais ont depuis longtemps déjà maîtrisé l’énergie éolienne .
Dame Hélène est l’opulente épouse d’un riche meunier. Courbée sous la pression des rafales, sa coiffe blanche solidement fixée sur sa chevelure blonde séparée par une raie au milieu, elle chemine avec peine. Le vent du Nord s’engouffre sous le long manteau noir et laisse apparaître sa belle robe de laine bleue agrémentée d’un plastron travaillé de dentelle et de soie.
Elle est heureuse Hélène, deux beaux enfants, un garçon et une fille en bonne santé, un mari dont les affaires prospèrent en cette année 1652 ; il a donc décidé il y a peu qu’il serait de bon ton de brosser leurs portraits. C’est un jeune peintre qui a été chargé du travail, elle pose tous les après-midi pour lui, il est beau et drôle, elle n’est pas insensible à ses charmes…
Le moulin et son foyer chaleureux apparaissent au détour de la route, un bruissement d’ailes léger la frôle, une mouette curieuse vient se poser à ses pieds et semble l’observer…
***
Rien n’avait laissé augurer un tel déchaînement de la nature. Eole avait-il donc désobéi à Zeus ? Typhon le monstre se réveille-t-il ?
Il est six heures du matin, aucun passant dans les rues de la petite ville, de rares voitures conduisent leurs passagers vers leurs occupations ; le grand sapin illuminé de la place renvoie ses luxuriantes couleurs sur les vitrines des magasins encore fermés.
C’est une année très particulière qui s’annonce, la dernière du 20e siècle : les informaticiens annoncent les pires catastrophes pour le 1er janvier, un « bug » sans précédent nous est promis, les ordinateurs qui régissent dorénavant nos vies n’ont pas été programmés pour gérer l’an 2000 !
Les médias ne parlent que de ça et du pétrolier Erika qui a fait naufrage en ce début de mois de décembre et qui, depuis l’avant-veille de Noël, déverse sur les côtes bretonnes d’infâmes boulettes noires, transformant les incessants va-et-vient de l’océan en marée noire. La météo est passée au second plan. Nulle alerte ne présage ce que la nature concocte.
Oui, vraiment tout est calme en ce lendemain de fête, dans la maison qui a retrouvé sa tranquillité après les agapes de Noël. Mamouna, c’est ainsi que l’appellent ses petits enfants, est réveillée déjà depuis quelques minutes lorsque les premières rafales de vent font claquer un volet mal fermé, s’engouffrent avec énergie dans les grands arbres du parc.
Le monstre venu de l’Atlantique avance rapidement, arrachant sur son passage tuiles et antennes, déracinant des arbres, avalant sans difficulté toitures des dépendances et poteaux électriques. Les bourrasques provoquent un bruit épouvantable, elles s’enroulent, sifflent, claquent autour des habitations qui tremblent, provoquant la peur de leurs occupants rassemblés et serrés les uns contre les autres, attendant la fin de ce cataclysme.
Mamouna est seule, elle fait les cent pas entre la cuisine et le salon, terrorisée par la chute du grand sapin planté il y a tout juste vingt-cinq ans. Il s’abat souplement sur la maison grâce à ses amples branches épineuses.
La tempête ne dure que peu de temps, elle laisse derrière elle des morts et des dégâts considérables. La vieille dame se risque enfin dehors et ne peut que constater la désolation autour d’elle. L’antique maison située au dessus, en haut de la colline n’a plus de toit, partout les arbres sont couchés, racines en l’air ; des débris jonchent le sol : tuiles, tôles, papiers et cartons, objets de la vie quotidienne arrachés à leur emplacement d’origine. La caravane du voisin est renversée… Un spectacle apocalyptique !
Elle s’inquiète pour la première de ses petites filles qui attend un bébé et dont la naissance est prévue prochainement. Pas de téléphone et bien sûr plus d’électricité. Les heures s’allongent dans l’attente des nouvelles. Enfin ses enfants arrivent, inquiets eux aussi. Vivants, ils sont tous vivants. Maman, tu es arrière grand-mère, une petite Hélène est née ce matin durant la tempête.
Un cri rauque et sonore, comme un cri de joie, venu d’en haut leur fait lever la tête, une mouette rieuse traverse le ciel et poursuit son chemin…
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Nadine Foissotte
2018
J’aime par-dessus-tout fouler silencieusement le sol encore boueux de la dernière pluie où les feuilles de l’hiver dernier n’en finissent pas de se décomposer et collent aux semelles de mes bottes, mais peu m’importe, trop occupé à observer avec mes jumelles deux fauvettes qui bataillent pour un vermisseau, puis s’envolent.
Leurs chants résonnent longtemps jusqu’au bout de cette étroite et longue allée bordée de vieux chênes qui supplantent les plus jeunes, petits mais vigoureux cherchant eux aussi leur part de lumière. Emu par la beauté de la nature, je continue à marcher l’esprit en éveil, respirant de tous les pores de ma peau la forêt. Ici l’eau stagne sous les feuilles d’un fossé, toute une vie y grouille : des insectes, des vers, des crapauds qui se réveillent de leur hibernation, là des aubépines offrent au timide soleil leurs éphémères fleurs blanches.
J’avance toujours, lentement, l’œil perçant, toujours en alerte et là, presque sous mon pied, une vipère lovée sur son lit de mousse dresse une tête menaçante vers moi. D’’un geste rapide et précis, je lui maintiens la tête à l’aide de mon bâton, puis la laisse partir…
Soudain dans la forêt profonde, je tends l’oreille ; Il me semble entendre un bruit de moteur.
Vingt-huit jours déjà que je vis seul et reclus au fond de ces bois immenses ; le vacarme et la fureur des hommes ne me manquent pas, ne dérivant pas d’un iota de mon projet, j’arpente du matin au soir les fourrés, avec une précision méticuleusement mise au point.
Je respire à plein poumon m’imbibant des odeurs de champignons, d’humus, des printanières primevères, des jacinthes sauvages au bleu et au parfum enchanteurs et des frêles anémones.
J’aime me nourrir de ce silence, de ces parfums, de ces bruits furtifs. Pourtant si la présence d’un être humain ne me manque pas, que ne donnerais-je pour sentir contre mes jambes se frotter mon chat « Scoubidou » laissé à des amis le temps de mon expédition. Sans parler d’un vrai repas, je me nourris depuis des semaines de fraises des bois, d’herbes, de champignons et de petits gibiers pris au collet.
Surtout ne pas se laisser submerger par la nostalgie. Tenir coûte que coûte et aller au bout de mon projet.
Tout au long de cette journée, j’explore, je cherche avec application la preuve qui me manque pour aller au bout de mon plan.
La nuit venue, je rejoins ma tanière, une simple tente « canadienne » à l’équipement spartiate : un duvet, une couverture, un petit réchaud et des allumettes, une vieille casserole, du café soluble, quelques bidons d’eau potable, des vêtements dans un vieux sac à dos, le tout dissimulé par des branchages.
Je m’y sens bien et en sécurité.
29ème jour, je déplace ma canadienne et pars à nouveau à la recherche de la preuve de leur forfaiture.
Ces bois, je les connais depuis que je suis enfant, ils appartenaient à une famille qui les conservait tout en en prenant soin ; le dernier héritier a décidé de les vendre à un promoteur qui malgré les promesses de les préserver, projette d’en faire un club de vacances pour y accueillir jusqu’à un millier de touristes.
Et je cherche, je cherche les bornes qui vont délimiter le début de la construction, je dois les trouver, les répertorier et intenter une action en justice pour protéger la vie qui fourmille ici.
Encore une journée infructueuse !
30ème jour, la journée a passé comme une fusée, un peu découragé, je pense que ce sera pour demain ; Ce doit être pour demain ! Je m’étends, l’espoir toujours chevillé au corps.
Le bruit du marteau sur l’enclume me réveille… Mon père qui comme à son habitude, levé aux aurores, est déjà au travail à la forge…. Il tape, il tape avec force et ça cogne au même rythme à mes tempes… j’ai froid… mes pensées sont incohérentes, l’image de mon père…mon père décédé depuis si longtemps…. Un cauchemar, c’était juste un cauchemar… Mais, le bruit s’intensifie…
Enfin sorti de mon sommeil, je comprends, ils sont là, j’étais prêt du but, mais ils sont là avec leurs tronçonneuses, leurs énormes engins de chantier…
Et ils abattent…
Et ils creusent…
J’entends sangloter les arbres que l’on déracine, j’entends geindre les fleurs et frissonner de peur toute la faune invisible de la forêt…
Et mon cœur pleure sur mon rêve brisé
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Jean-Pierre Leguéré
15 décembre 2022
Markus en gardav ! Ça me tourne en boucle dans la tête. J’ai beau picoler, écouter Jul ou Orelsan, fumer, danser du hiphop toute seule dans ma chambre, ça me lâche pas. Markus en gardav ! Comment ça a pu nous arriver, cette merde ?
Markus, t’es mon frangin depuis que t’es né, juste un an après moi et j’étais dans le train hier avec toi parce que depuis dix-huit ans on est toujours ensemble. Nos vieux, ils nous appellent les inséparables ; ils trouvent ça beau. Sauf que moi, j’ai pas de mec et que Markus, il a pas de nana parce qu’on est toujours ensemble. William, Kevin, Constant, y’en a pas mal qui me kiefent pourtant. Jaloux. Y’en a qui rigolent : Manon, son amoureux, c’est son frangin, chasse gardée, histoire de ouf ! Ils croient pas si bien dire, on est amoureux, carrément amoureux, quoi. J’ai jamais embrassé un garçon sur la bouche, sauf lui. Dans le quartier, je dois être la seule fille à peu près vierge à 17 ans. Merde, comment ça a pu se passer ?
On a pris le train ensemble pour sortir en boite, à Paris. Et puis dans le wagon, il a retrouvé des copains à lui, trois qu’ils étaient. Des mecs de Brétigny je crois. Il m’a dit : attends-moi là, ma canette. J’ai un peu protesté, et lui « Manon, tu me lâches un peu quoi, merde ! On se retrouve à l’arrivée ! Fais pas chier, quoi ! » ; il m’a claqué un baiser sur la bouche, un sourire dans les yeux, et il a rejoint ses potos.
J’étais grave bouillante, c’est con mais Markus moi j’aime bien le garder pour moi. Du coup, je me suis retrouvée seule sur la banquette seule, enfin…avec un Africain qui parlait fort au téléphone avec une cousine et puis une meuf un peu plus âgée que moi, ronde et toute en violet ; elle avait l’air d’une aubergine.
Markus, il a rejoint ses potes. Ils étaient pas très loin, à deux rangées seulement... Ils occupaient deux banquettes face à face. En haussant un peu la tête, je pouvais voir celle de Markus, enfin, ses cheveux, de dos, un peu roux comme les miens. Je pouvais même entendre leurs voix quand elles montaient assez.
ça tourne en rond, ça tourne en rond, ça tourne en rond, c’est le refrain d’une chanson de Jul… Markus, il adore… Eh bien, ça tourne en rond dans ma tête à moi, à toute allure. Très vite, ils se sont mis à fumer. Markus et moi, y’a bien trois ans qu’on fume tous les deux. Mais là dans le train, je me suis dit, merde, ça craint… Si y a des contrôleurs qui passent, ça va charbonner. J’ai eu peur pour lui, mais je pouvais pas aller le voir, et lui dire d’arrêter, ça lui aurait foutu grave la honte devant ses potos, il m’aurait haï.
Je regardais le paysage depuis un moment quand j’ai entendu des voix de colère. Je me suis dit : Wesh, qu’est ce qui se passe ? Mais je le savais déjà… J’ai regardé d’où ça venait et j’ai tout de suite compris. J’ai vu qu’il y avait un mec avec Markus et ses potos. Clairement, il leur disait d’arrêter de fumer. Le mec m’a paru assez grand, costaud, habillé d’un triste costard- cravate, genre putain de commercial, tu vois, C’est le type calme, sûr de lui. Mais le ton montait, montait. Les insultes se sont mises à pleuvoir. Elles perçaient le roulement du train, ses cahots. J’avais pas besoin de bien les entendre parce que je les connaissais classiques : T’es vraiment relou, mec ! On s’en bat les couilles que tu fumes pas ! fils de pute ! Tire-toi vite avant qu’on se fâche ! Là, j’ai vraiment envie de t’percer ! Pédé, va ! T’aimerais pas qu’on te pique, hein ?
Et puis deux d’entre se sont levés, je les connais de vue, mais je connais pas leurs noms. J’ai eu peur qu’il y ait une bagarre. Mais non, le costard-cravate, il a dégagé. Il est retourné à sa place en hochant la tête. Les gens faisaient semblant de rien voir, de rien entendre… Eux, ils se sont rapprochés les uns des autres, tête contre tête, comme au rugby, et ils rigolaient très fort, trop fort. Un mec tout seul, ça va, mais dès qu’ils sont trois ou quatre, ils deviennent trois ou quatre cons. Vraiment, j’étais mal de voir mon Markus avec ces enfoirés. J’ai pas eu le temps de réfléchir beaucoup. Le train ralentissait pour s’arrêter à Savigny. Le costard-cravate s’est levé, il a pris son petit cartable et s’est dirigé vers la porte. Et puis j’ai vu que Markus faisait pareil. Là, j’ai pris peur, j’ai crié : Markus, c’est pas là qu’on descend ! Il m’a fait un geste genre fous moi, la paix, t’inquiète.
Markus, il a joué des coudes pour sortir le premier, puis il s’est retourné et quand l’autre est arrivé, j’ai vu Markus s’approcher de lui, face à face, et puis le type lâcher son cartable et doucement s’affaisser, tomber à terre. J’ai hurlé : Markus ! Je me suis précipité vers lui. Il y avait du sang par terre, il y avait du sang sur son couteau, celui que je lui ai offert pour son anniv’. Après, ça se brouille. Je suis prise dans la foule de ceux qui empêchent Markus de fuir, de ceux qui secourent costard-cravate, des keufs qui matraquent, dans le brouhaha de la foule, les roulements des trains, les hurlements des sirènes.
Markus… Markus, Markus, comment t’as pu me faire ça ? Notre vie est foutue…foutue. Ça tourne en rond, ça tourne en rond, ça tourne en rond…
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Jean-Jacques Vollmer
4 mars 2020
Stuart. Mon nom est Stuart et je me souviens de tout. Mais je leur ai fait croire le contraire quand je me suis réveillé à l'hôpital et qu'ils étaient là, dans la chambre, à discuter à voix basse, croyant que de longues heures de coma étaient encore à venir. J'ai toujours eu l'ouïe fine, et cela m'a beaucoup servi, aussi bien dans le passé pour mes affaires qu'aujourd'hui pour écouter ce qu'ils disaient. J'ai vite compris que s'ils étaient là, à mon chevet, ce n'était pas par compassion, par inquiétude pour moi, mais parce qu'ils guettaient mon réveil, qu'ils attendaient quelque chose de moi, quelque chose d'urgent, et qu'ensuite mon sort serait le cadet de leurs soucis.
- Tu y es allé un peu fort, chuchotait Sara, il faudrait qu'il ait toute sa tête pour signer, sinon c'est fichu. Il était presque convaincu, il fallait juste attendre un peu...
- Je me suis énervé, répondit Jacques, c'est vrai, mais aussi pourquoi nous faire attendre, juste pour nous voir piaffer d'impatience. Ton beau-père est un sadique, c'est tout.
- C'est peut-être vrai, mais le résultat c'est que sa donation est remise à je ne sais quand. Tu ne réfléchis jamais avec ta tête, tu cèdes toujours à tes impulsions. Qu'est-ce qu'on va lui dire quand il se réveillera ?
Jacques ne répondit pas. Je ne savais pas ce qui m'était arrivé, mais je commençais à m'en douter. J'étais dans la cuisine, à récurer les casseroles qu'ils avaient laissé traîner une fois de plus, et jusqu'à ce moment, oui, je me souvenais de tout. Mais pourquoi je me trouvais maintenant dans ce lit, avec des tuyaux partout et une machine faisant bip bip tout près, je l'ignorais. Ma belle-fille (la fille de ma seconde femme) et son mari avaient un projet grandiose, que pour ma part je trouvais stupide : relier Roissy et Orly par dirigeable pour faciliter les correspondances entre avions en évitant les embouteillages au sol. Je suis quelqu'un de fortuné, et je leur avais dit, dans ma grande générosité, que je les aiderai à financer leurs projets s'ils en avaient, pour peu que ceux-ci soient viables. Autant aider les jeunes à développer leurs activités sans qu'ils perdent une grande partie de leur temps à chercher des fonds. J'avais eu tort de leur dire ça. Ils étaient venus me voir avec des brouillons d'idées farfelues que j'avais pris un malin plaisir à démolir immédiatement, et cette affaire de dirigeable en était le dernier avatar. En outre, je n'avais pu résister au plaisir sans doute un peu méchant, d'accompagner mes critiques objectives de remarques ironiques, de plus en plus caustiques, que Jacques avec son caractère soupe au lait, avait beaucoup de mal à encaisser. Il avait pourtant fait un effort pour le « Projet dirigeable », il était revenu me voir plusieurs fois avec des modifications tenant compte de mes remarques, et pourtant je m'étais à chaque fois moqué de lui, de plus en plus méchamment au fur et à mesure que j'avais de moins en moins de choses à critiquer. Peut-être étais-je sadique, en effet, mais en fait je ne croyais pas à son idée, un point c'est tout. Et comme je ne l'aimais pas beaucoup alors que j'adorais Sara, je me laissais aller à le mettre plus bas que terre tout en sachant qu'en définitive j’accéderai à sa demande.La dernière chose dont je me souviens, c'est que j'étais devant l'évier à gratter le fond d'une casserole avec de la paille de fer, tout en alignant remarques désagréables et moqueries faciles. Jacques était derrière moi, le dossier du projet ouvert juste à côté de la vaisselle en train de sécher, mes mouvements énergiques projetant régulièrement de l'eau sale et des fragments carbonisés sur le papier glacé. Et puis, après une remarque particulièrement méchante et injuste, mais que je trouvais désopilante, je m'étais retrouvé ici. Entre les deux il n'y avait qu'un trou noir.Je fus renseigné par les deux jeunes gens qui continuaient à parler sans se préoccuper de moi.
- Je le connais, disait Sara, il aime se moquer de tout le monde, néanmoins il nous aurait aidés, j'en suis sûre. Mais toi, avec ta testostérone et la haute idée que tu as de tes capacités, tu n'es pas fichu de garder ton calme et d'attendre qu'il cesse de te houspiller. Bien sûr, c'est insupportable, mais il faut savoir ce qu'on veut. Au lieu de cela, tu as fait exactement le contraire. Tu aurais pu le tuer avec cette grosse poêle en fonte. Heureusement qu'à l'hôpital personne ne nous a demandé d'explications détaillées, parce que, dire qu'il a glissé et s'est cogné, c'est plutôt tiré par les cheveux. Il faudrait d'ailleurs qu'on précise tout ça, au cas où quelqu'un nous poserait des questions..
A ce moment là, je me suis manifesté par des borborygmes sonores et des gémissements, comme si j'étais en train de me réveiller. Ils se sont tus aussitôt et ont accouru. J'ai porté la main à ma tête, qui était douloureuse, tout en disant :
- Oh j'ai mal, c'est terrible. Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce que je fais dans ce lit ?
Sara me prit la main, la serra, et me répondit, d'un ton apitoyé :
- Vous êtes à l'hôpital, Stuart, vous avez fait une mauvaise chute dans la cuisine, vous ne vous rappelez pas ?
-Non, je ne me souviens de rien. Et vous, vous êtes qui ? Je ne vous connais pas...
Je vis sa mine s'allonger. Elle tombait des nues sur cette réplique, ne sachant plus quoi répondre, maintenant vraiment inquiète, peut-être un peu pour moi, mais surtout pour l'aide financière qui d'un seul coup s'éloignait à grande vitesse. Je tournai alors mon regard vers Jacques, balbutiant d'une voix faible :
- Je ne vous connais pas non plus, mais votre tête me dit vaguement quelque chose.
Malgré mon mal de tête, j'avais envie d'éclater de rire en voyant son visage se décomposer, sa bouche s'entrouvrir et ses yeux refléter l'incompréhension. J'abaissai mes paupières et simulai un retour au pays des songes, sans réagir à Sara qui me serrait le bras en répétant mon nom.
Les jours suivants allaient être amusants. Je me ferai un malin plaisir de prolonger mon séjour à l'hôpital pour les laisser mariner un bon moment. Et selon leur manière de se comporter, je retrouverai ou non la mémoire, peu à peu, ou pas du tout, ou bien cela viendrait d'un seul coup, ou bien encore je la retrouverai intacte, sauf pour ce qui les concerne...
Stuart. Je m'appelle Stuart, et je ne me souviens de rien...Et je suis sans doute un vrai sadique, en effet. Mais je ne mettrai jamais les pieds dans leur dirigeable, ça c'est sûr.
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