• Jean-Jacques Vollmer

    21 novembre 2018

     

    La mère (Suzanne)

    Anaïs vient d'avoir 17 ans. C'est curieux, elle ne me parle jamais des garçons qu'elle fréquente. Faut dire qu'elle est sérieuse, toujours première en classe. Pourtant elle est mignonne, mais c'est une intello. Ça doit en énerver beaucoup. Ou alors elle cache bien son jeu. Après tout, c'est ma fille, et moi à son âge, j'en faisais courir des garçons, donc elle devrait avoir quelques uns de mes gènes, non ? Et ceux-là en particulier, bien que je me sois calmée depuis un bout de temps. C'est pas que j'y tienne, à ce qu'elle fréquente, car maintenant que j'y pense, j'ai frôlé plusieurs fois le viol. J'ai même cru une fois que j'étais enceinte, et pourtant je la prenais la pilule. Mais avec elle, normalement il ne devrait pas y avoir de problème, je lui ai dit je ne sais combien de fois de faire attention. Tout ce qu'elle a répondu, c'est qu'elle savait aussi bien que moi, et pour qui je la prenais. Quoique c'est à double sens, ça : ou bien elle est au courant, donc elle est comme moi et elle fait attention, ou bien c'est une sainte nitouche. Je me demande ce que je préfère en fin de compte. Ou alors...non... maintenant que j'y pense, elle amène beaucoup de copines à la maison, et...non... ça ne peut pas être ça quand même, pas des filles !

    Ouh là là ! Comment savoir ? Je ne vais pas fouiller dans ses affaires, ça ne se fait pas, bien que ce soit ma fille. Oui, mais je suis inquiète, alors tant pis. Je vais aller jeter un coup d'oeil, dans sa chambre, histoire de faire un peu le ménage, c'est tout... Je ne vois rien. Elle a dû planquer quelque chose, une photo, des adresses, des mots griffonnés sur des bouts de papier, c'est pas possible, il y a toujours des traces. C'est comme ça que je faisais dans le temps. Mais non, je ne vois toujours rien. Elle doit se méfier de moi. C'est vrai que je lui ai posé beaucoup de questions ces derniers temps.

    Mais j'y pense, on est en 2018, tout se passe maintenant sur les réseaux dits sociaux, Internet, les blogs, les trucs comme Facebook ou Twitter, ou des sites de photos, ou des forums de discussions. C'est vrai que je dois retarder sur ce plan, mais elle ne m'a jamais rien dit, je la vois juste tapoter souvent sur son smartphone. Elle reste toujours très vague quand je lui demande ce qu'elle raconte à cette machine, elle me répond que derrière les machines il y a des gens et qu'elle discute avec plein de monde. Qui ? Là, elle ne répond pas. Une fois elle m'a dit que c'était ses affaires à elle.

    Ah, voilà son ordinateur, je vais faire chou blanc, il doit être éteint et elle a sûrement un mot de passe. Non, ça alors ! Il est juste en veille, on dirait qu'elle l'a oublié en partant vite ce matin. Je transpire. J'y vais ou pas ? C'est pas bien ce que je fais. Oui, mais je dois savoir, c'est pour son bien, ce n'est pas de la curiosité malsaine. Enfin je ne crois pas. Car même si je trouve quelque chose, je fais quoi après ? J'ai appuyé par hasard sur une touche, et tout s'est rallumé, j'ai rien fait. Je vois plein de dossiers, ils ont l'air tous très bien, voyons...Maths..Dissertations...Notes... Ecologie (oui c'est vrai elle milite pour les baleines et n'aime pas les japonais)...Ah, là c'est plus intéressant : Correspondance...Photos...Personnel...J'ai bien envie d'y aller faire un tour dans ceux là. Juste un peu. D'ailleurs, elle va bientôt rentrer, faut que je me dépêche. Voyons. Correspondance. Non, rien d'important. Enfin, si quand même, elle a écrit une lettre à Le Clézio ? Ça alors ! Pas possible, c'est vraiment une intello ! Bon, je verrai plus tard. Rien de grave pour elle là dedans. C'est pas ce que je cherche. Oui, j'avoue, en fait je cherche des histoires d'amour ou de sexe, c'est ça l'important pour une jeune fille de son âge. Photos. Ben non, rien de compromettant là dedans non plus, photos de famille, des paysages, et même de l'abstrait. C'est vrai qu'elle aime la photo. Vais finir par croire qu'elle est parfaite ma fille, si toutefois rester vierge jusqu'à 20 ans c'est un signe de perfection...Personnel. Ya des sous dossiers. Skype. Photos. Journal. Mails. Un petit coup d'oeil sur le journal, c'est tapé à la machine, c'est moins joli que dans le temps quand on écrivait à la main. Mais non, là encore rien d'intéressant, que des trucs banals, c'est bizarre quand même, inquiétant pour tout dire... Et les nouvelles photos ce sont les portraits de ses amis, j'en reconnais quelques uns, rieurs, francs et ouverts, des têtes de braves petits jeunes, filles et garçons. Pas normal tout ça. Qu'est ce qu'il y a d'autre ? Des dossiers aux noms bizarres, incompréhensibles. Voyons ça. Ah pas possible de les ouvrir, elle a dû mettre un mot de passe, c'est une maline, comme tous les jeunes d'aujourd'hui. Mais ça prouve bien qu'elle cache quelque chose.

    Zut la voilà qui se pointe, j'ai entendu la porte, je ferme tout et je descends, je vais parler un peu avec elle en bas pour que son ordi s'éteigne et refroidisse, sinon elle va s'apercevoir qu'on y a touché et ça risque d'être le drame. J'ai une drôle d'impression, je regrette presque d'être allée fouiner, puisque j'ai rien trouvé. Ou alors elle a tout caché ailleurs, c'est plutôt ça. J'aurais dû y aller avant, j'aurai plus l'occasion.

     

    La fille (Anaïs)

    Maman m'embête depuis quelque temps, elle n'arrête pas de me poser des questions l'air de rien, elle tourne autour du pot, je vois bien où elle veut en venir, savoir si j'ai déjà couché, si je bois ou me drogue, si j'ai un ou plusieurs petits amis. Ya que ça qui l'intéresse, c'est tout juste si elle me parle de mes cours et de mes résultats. Faut dire que, pour ce que j'en sais, elle n'était pas farouche de son temps, alors elle pourrait me ficher la paix. Heureusement qu'il y a Papa pour parler d'autre chose.

    De toute façon, je ne lui dirai rien, elle en ferait tout un plat, surtout si je ne lui donne pas de détails. Et comme elle est du genre curieux insistant, je me méfie. Je ne laisse rien traîner et tout ce que je ne veux pas qu'elle sache, je l'ai mis sur mon ordinateur, bien protégé. Mais je voudrais quand même savoir si elle osera venir fouiner, ça me titille. Ce matin, j'ai laissé ouverte ma bécane, si elle y met le nez je le saurai tout de suite. Là je suis sur le chemin de retour, je rentre plus tôt, ça me fourmille dans le ventre de savoir.

    Tiens, elle m'a entendue rentrer, elle descend un poil trop vite, je suis sûre qu'elle y était.

     

    La mère et la fille

    -Tu arrives bien tôt, Anaïs. Tu n'as pas traîné avec tes copains aujourd'hui ? Ça tombe bien, tu vas pouvoir m'aider à préparer le déjeuner, je suis en retard.

    - Non, j'ai pas le temps, j'ai pas fini mes exercices pour cet aprème. Je monte.

    - Quand même, tu pourrais faire un effort, c'est toujours moi aux casseroles..

    - Bon, je vais poser mes affaires et je redescends.

    - Mais non, reste, poses ton sac et viens. C'est tout de suite que j'ai besoin de toi. Ton père va arriver et rien ne sera prêt. Allez...

    - Mais j'en ai pour deux secondes, tu est pénible à la fin... !

    Anaïs monte l'escalier et entre dans sa chambre. Elle voit immédiatement que son ordinateur est allumé, positionné sur le « Journal ». Sa mère a dû être surprise, elle est bel et bien venue fouiller dans ses dossiers. Cela la met en rage. Elle redescend aussi vite qu'elle était montée.

    - Tu es venue mettre ton nez dans mes affaires ! Tu as fouillé ! C'est dégueulasse ! Je t'avais pourtant dit que je n'avais rien à cacher. C'est beau la confiance...

    Suzanne a le dos tourné et regarde ses casseroles. Elle est gênée et ne sait quoi répondre. Elle se tait.

    - Alors, tu ne dis rien ? Tu as trouvé ce que tu voulais ? Tu cherchais quoi d'ailleurs ? Ce que tu as fait, c'est nul.

    Suzanne pose sa cuillère en bois, se reprend et se tourne vers sa fille.

    - Je suis désolée, je ne cherchais rien de spécial. Je suis juste inquiète, parce que tu as beaucoup changé ces derniers temps, que tu ne me dis rien, et que je voudrais bien savoir ce qui se passe. Ça s'est trouvé comme ça, pendant que je faisais un peu le ménage chez toi...

    - Le ménage, mon œil ! Eh bien justement il ne se passe rien et je n'ai pas envie d'en parler. Je ne suis plus une petite fille et ma vie personnelle ne regarde que moi. Les parents n'ont pas à venir farfouiller dans mes affaires uniquement parce qu'ils sont inquiets. En fin de compte, tu fouilles pour te rassurer, toi, et ce que je vis, moi, tu t'en fous. C'est de la curiosité, rien de plus, pour pouvoir échanger des confidences avec tes amies au cours d'un thé ou pendue au téléphone, et transformer la maison en nid de concierges. Je suis un sujet de conversation, c'est tout !

    - Ah non, tu vas te taire, là, parce que tout ce que tu viens de dire ce n'est pas vrai. Je respecte ta vie personnelle depuis longtemps, tu le sais bien, c'est trop injuste ce que tu dis. Je n'aurais pas à essayer de savoir ce que tu vis en ce moment si tu en parlais un tout petit peu. Toi aussi tu devrais avoir confiance en moi, ça marche dans les deux sens ta remarque.

    Anaïs est toujours très remontée.

    - Parce que toi tu racontais sans doute tout à ta mère, non ? Ça m'étonnerait bien ! Tu voudrais que je fasse ce que toi tu ne faisais pas ? Pourquoi ?Je ne veux plus que tu entres dans ma chambre !

    Elle se retourne, claque la porte de la cuisine, monte l'escalier à toute vitesse. On entend la clé tourner dans la serrure.

    Suzanne a le visage sombre. Après un moment, elle s'assoit et reprend l'épluchage de ses légumes. Tout à l'heure, quand sa fille se sera un peu calmée, elle ira taper à sa porte pour qu'elle vienne dîner, et elle s'excusera encore une fois. Elle espère que la dispute s'arrêtera là et que les bonnes relations qu'elle a avec sa fille reviendront.

    Mais elle ne promettra pas de ne plus faire la curieuse, car elle ne sait toujours pas ce qui se cache dans les dossiers aux noms bizarres de l'ordinateur...

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    12 décembre 2022

     

    Installé dans le canapé du grand salon, il entend la voix de Maud :

    — Antoine, veux-tu du thé ?

    — Je veux bien, merci !

    On entend un bruit de plateau puis Maud entre, pose le plateau sur la table basse et s’assoit sur le canapé près d’Antoine.

    — Tu prends toujours du sucre, comme autrefois ?

    — Non merci, chérie, jamais… Tu sais, maintenant, le sucre, c’est l’ennemi, la douceur qui tue…

    — C’est devenu l’ennemi pour moi aussi ! Eh bien, cela m’évitera les prochaines fois de poser le sucrier sur le plateau…

    Elle rit puis, tout à la fois mélancolique et mutine :

    — Crois-tu que nous en ayons définitivement terminé avec le temps des douceurs ?

    Pour toute réponse, il l’embrasse d’un furtif baiser sur la commissure des lèvres.

    Ils sont tous deux plus qu’octogénaires, il a 85 ans sonnés, elle en a un peu moins de 83. Il se sont connus environ un demi-siècle plus tôt.

    * * *

    L’un et l’autre étaient alors mariés, Maud avec Alexandre (Alex pour les intimes), Antoine avec Jeanne. Les deux couples s’étaient installés dans une petite ville aux portes de la Bourgogne, à peu près au même moment pour fuir une capitale trop turbulente, trop bruyante, trop polluée à leurs yeux et surtout pour donner un meilleur cadre de vie aux deux enfants qu’ils avaient chacun. Proches dans leur mode de vie, dans leurs opinions politiques, dans leur goût de la nature, ils avaient tous les quatre rapidement sympathisé ; ils partageaient leurs promenades dans la campagne environnante, sortaient au cinéma, au restaurant, dînaient parfois les uns chez les autres.

     Depuis plusieurs années déjà Antoine consacrait ses heures de loisirs à l’équitation et son enthousiasme donna l’envie à Maud de devenir cavalière à son tour. Bientôt, elle fréquenta le club équestre. Ils se retrouvèrent de plus en plus souvent au manège pour les premières leçons, puis elle poursuivit son initiation avec Antoine. Pour une cavalière si novice, toute le monde au club hippique s’accordait pour dire son habileté à faire corps avec sa monture, l’assiette était presque parfaite, elle avait acquis rapidement du liant. Petite mais élancée, souple et légère, elle avait le corps qu’il fallait, et puis aussi cette vivacité, ce dynamisme, cette détermination qui laissaient présager qu’elle aurait du perçant.

     Ce qui devait arriver, arriva. De son corps mais aussi de son visage, cheveux auburn au carré, yeux bleu-vert, très légèrement bridés et deux pommettes saillantes, Antoine tomba amoureux ; Maud, de son côté, sut montrer son attirance. Leurs mains se rapprochèrent, leurs yeux se noyèrent les uns dans les autres, leur mutuel désir les enflamma. Bientôt, elle put s’affranchir du manège et tous deux trottèrent dans les chemins de campagne, galopèrent dans les grandes allées forestières, s’embrassèrent dans des clairières, firent l’amour sur une couverture à l’abri des buissons ou sur la banquette arrière de la Peugeot 404 d’Antoine. Tout était bon pour leur duo amoureux. Il y avait incontestablement du liant et du perçant mais le plaisir de l’équitation n’était plus là que pour voiler leur passion ravageuse aux yeux du monde et à ceux de leurs conjoints respectifs.

     Dix-huit mois passèrent. On était à Pâques. Un jour qu’ils rentraient de l’écurie, Maud posa la question :

    — Tu te rends compte, c’est bientôt les grandes vacances… Dans trois mois, tout au plus ! Qu’est-ce qu’on va devenir ? Trois semaines, un mois sans toi…

    Il y eut un silence, un long silence, puis Maud reprit :

    — Dis, Antoine, alors, qu’est-ce qu’on va faire ? Je ne veux pas vivre ce que j’ai vécu l’an dernier…

    Antoine ralentit la voiture, comme pour donner du poids à ce qu’il allait dire :

    — Écoute, je crois qu’il n’y a qu’une solution, une seule : partir ensemble !

    — Partir ensemble, seuls, toi et moi ? Comment ça ? C’est un rêve, mon chéri, mais un rêve impossible ! Comment veux-tu…

    — Pas toi et moi seuls, bien sûr, mais nous deux et nos deux conjoints… Les enfants, on pourrait les envoyer chez leurs grands -parents.

    Ce fut son tour de rester coite. Elle regarda Antoine, les yeux grand ouverts, un peu comme si elle découvrait un monde inattendu, puis :

    — Sérieux ? Tu imagines que c’est possible ?

    — Sérieux, oui, sérieux ! Je ne vois aucun autre moyen… à moins de rester ici. Mais alors là, je n’imagine pas Jeanne accepter de passer les vacances ici … Pas plus que ton Alexandre, non ?

    Maud resta muette. Antoine la sentait un peu désemparée. En fait, elle était tout à la fois heureuse d’entrevoir une solution et perplexe devant les difficultés du projet ; elle en pesait la faisabilité et les risques. Ils décidèrent qu’ils avaient besoin l’un et l’autre de laisser l’idée faire son chemin. Il accéléra tout en disant :

    — Il faut se dépêcher, sinon on va arriver en retard...Mieux vaut ne pas les inquiéter. Réfléchissons tous les deux à ce que nous venons de dire et on en reparle mercredi à l’écurie ? D’accord ?

    — Oui, d’accord, fit-elle, en inclinant sa tête sur son épaule. Mais tu sais, je crois que ce n’est pas une mauvaise idée…

     Deux semaines plus tard…Dîner chez les Alexandre. On parle de tout et de rien et Maud en profite pour lancer le sujet :

    — Et alors, vous deux, vous savez ce que vous faites aux vacances cet été ?

    C’est Jeanne qui répond après un regard vers Antoine, son mari :

    — Vacances ? C’est vrai, elles approchent…Nous ne savons pas encore, Á vrai dire, nous n’en n’avons pas encore parlé avec Antoine, ni avec les enfants

    Antoine hoche les épaules, sourit à sa femme et confirme :

    — Le temps passe si vite…non, vraiment, on n’a pas pris le temps et vous ?

    Alex fait le même constat :

    — Hé bien nous non plus, hein ! … C’est vrai le temps passe si vite…On ira peut-être chez mes parents au bord de la mer avec les enfants, hein, Maud… ?

    Maud, manifeste son peu d’enthousiasme :

    — J’aimerais bien changer un peu d’air. C’est tous les ans que nous allons chez tes parents depuis au moins …quoi…je sais plus, 4 ou 5 ans...

    Alex se sent un peu blessé et le fait savoir :

    — Oh oh ! Ce n’est quand même pas si terrible d’aller chez mes parents, non ?

    Antoine, pour couper court au début de querelle entre Maud et son mari et en profiter pour glisser leur idée, propose sur le ton de la plaisanterie

    — Ben si vous ne savez pas où aller et nous non plus, allons-y ensemble !

    Assise en face d’Antoine, Maud, du pied lui caresse le mollet en même temps qu’elle applaudit en riant et de sa voix la plus suave, lance très hypocritement :

    — Pourquoi tu plaisantes, Antoine ? Ce n’est pas forcément une mauvaise idée ! (Et, regardant tour à tour Jeanne puis Alexandre) : Vous en pensez quoi vous autres ?

     A la fin de la soirée, la « plaisanterie » d’Antoine était devenue proposition ; elle prenait lentement forme. En août, Alex fermerait son cabinet d’assurance, Antoine ferait de même avec son atelier de graphiste ; Maud interromprait son activité d’import-export ; quant à Jeanne, prof dans un collège voisin, elle était de toutes façons en vacances. Les deux couples commençaient même à envisager un voyage itinérant plutôt qu’un séjour statique en un même lieu.

     Les semaines qui séparèrent le printemps de l’été passèrent très vite. Les uns et les autres se retrouvaient au moins une ou deux fois la semaine pour préparer leur voyage, chercher le parcours le plus intéressant pour atteindre l’objectif final : Istanbul, préparer les étapes, assurer les réservations, vérifier les passeports et autres obligations administratives, enfin -et ce ne fut pas la moindre des tâches- convaincre les grands-parents du plaisir qu’ils auraient à s’occuper de leurs petits-enfants.

     L’intensité de leur désir, les violentes douceurs de leurs étreintes, la tendresse qui s’ensuivait, tout concourait à nourrir la passion des amoureux. Pas un instant, ils ne songèrent aux difficultés que rencontrerait leur complicité pendant un long voyage, dans la proximité constante de leurs conjoints…

    * * *

     Au petit matin du 29 juillet, l’aube se levait à peine que les voisins entendirent dans la rue des éclats de voix, des éclats de rires, puis le claquement de la porte du coffre qu’on fermait, puis quatre autres semblables enfin le grondement de la voiture qui démarrait, Enfin ce fut le silence. C’était le début d’un huis-clos dans le confort de la belle DS blanche d’Alexandre.

    La voiture fila vers Auxerre, on la vit contourner Paris, filer vers le Nord-Est. A l’intérieur, on parlait du lac de Constance, de Munich, de Salzbourg, Budapest, Belgrade mais plus encore du but ultime du voyage : le Bosphore, la Corne d’or et la ville aux trois vies « Byzance-Constantinople-Istanbul ». Ah, les harems du palais de Topkapi ! Tout se passa bien jusqu’à Salzbourg ; les deux amoureux surent prendre sur eux, éviter les signes trop évidents de leur secrète complicité. Mais aux abords de la ville de Mozart commencèrent les imprudences…

    Permettez-moi une question : que pensez-vous du travail de vos anges gardiens ? Il y a déjà longtemps que je doute du professionnalisme du mien, il intervient trop souvent à contre- temps, et fait montre parfois d’un certain j’m’enfoutisme. Je soupçonne le Conseil de l’ordre de leur intimer la consigne d’intervenir uniquement quand les faits sont avérés, et seulement après une enquête tatillonne. Le fait est flagrant dans l’affaire qui nous occupe.

    L’ange dédié à Maud n’aurait-il pas dû lui recommander, quand elle se trouvait sur le siège avant droit, de ne pas se tourner sans cesse vers le siège arrière gauche où se tenait Antoine pour lui dire mille petits riens ? L’ange d’Antoine n’aurait-il pas dû lui enjoindre de cesser de plonger ses yeux dans ceux de Maud ? De leurs efforts conjoints n’auraient-ils pas dû les protéger de ces frôlements des corps qui les excitaient tant ? Enfin, dans les ruelles et jardins trop romantiques de Salzbourg alors qu’ils avaient cru échapper quelques instants à la présence de leurs deux conjoints les mêmes anges n’auraient-ils pas dû les exhorter à la pudeur avant qu’ils ne se donnent un long baiser ? Geste fatal que ce baiser-là qui fut surpris par Alex !

    Abandonnant sur le champ les délices de Salzbourg, La DS blanche reprit immédiatement la route sous le ciel bleu de l’été orné de quelques nuages d’une aimable légèreté. De l’extérieur, nul ne percevait qu’elle enfermait un violent orage dont la foudre était constituée de noires colères, de rouges jalousies, de bilieuses rancœurs. Kilomètre après kilomètre alternaient les bruyantes fureurs suivies d’épuisement puis de silencieux chagrins. Il en fallut six cents pour abattre la tempête !

    Ils avaient traversé de longues plaines proies du feu et de la fumée que provoquaient les cultures par brûlis et cet incendie ajoutait encore aux violences qu’ils échangeaient. Par moments la voiture elle-même se trouvait prise dans les fumées poussées par le vent, alors une odeur âcre envahissait la Citroën et les faisait tousser. Puis le paysage avait changé : la route s’était engagée dans une vaste forêt de chênes et de robiniers. Alex donna un coup de poing sur le volant et freina brutalement tout en criant :

    — Marre de tout ça ! J’ai besoin de parler seul à seul avec Maud, et vous autres faites ce que vous voulez… Allez, viens Maud !

    Il descendit de la voiture, claqua violemment la porte ; Maud le suivit. Un peu plus tard, il y eut deux autres claquements de porte.

    La fatigue des longues heures du conflit jointe à celle de la trop longue étape contribuèrent à dulcifier quelque peu les conciliabules des deux couples. Pourtant, une heure plus tard, quand ils se retrouvèrent, ni la puissance des grands arbres ni la douceur du soir tombant n’avaient épuisé les chagrins et les tortures de la jalousie, la marée des rancœurs, la peur d’un avenir par trop incertain. Antoine et Maud mesuraient que choisir c’est exclure et ne savaient encore s’y résigner.

    Budapest n’était plus qu’à une centaine de kilomètres. On s’y arrêta pour faire étape. Et c’est là qu’on se résolut à ce qui paraissait l’inéluctable : se séparer ; la raison voulait qu’on préserve les enfants. Alex et Maud poursuivraient leur route, Jeanne et Antoine s’envoleraient pour Paris. Les amants se dirent adieu.

    Antoine et Jeanne divorcèrent deux ans plus tard. Le couple de Maud et Alex sut perdurer.

    ***

    Les voilà donc plus d’un demi-siècle plus tard à Nancy, dans le grand appartement que Maud occupe seule depuis la mort d’Alex. Pour dire bonjour, bonsoir, merci et même sans raison, plusieurs fois par jour, leurs lèvres se touchent d’une légère pression. De cette émotion fulgurante, de cette attraction fusionnelle en un mot de cette passion qu’ils avaient vécue, sont-ils parvenus à une nouvelle forme d’amour, une attirance affective dépourvue des violences du désir, respectueuse de l’autre, affectueuse ? C’est la question que se pose Antoine, assis sur le canapé bleu, tout à côté de Maud, mais sans excessive proximité des corps. Malgré le filtre des rideaux, la lumière entre à flot par les hautes fenêtres. Ils sont silencieux depuis quelques minutes peut être, puis elle se jette à l’eau :

    — Antoine, j’ai quelque chose à te dire.

    Son visage se tourne vers elle, il hoche la tête, un sourire encourageant dans les yeux, et l’interroge :

    — Hmm, voilà une introduction bien solennelle… est-ce si grave ?

    —Grave, je ne sais pas bien, c’est toi qui en jugeras… Non, non, reste assis, tu seras mieux pour entendre ce que j’ai à te dire… à te révéler…

    — C’est bon, c’est bon, je t’écoute !

    — Nous en parlions encore hier, tu as connu tout petits nos deux enfants à Alex et moi : Bertrand avait près de 5 ans, Aline 18 mois de moins, et puis tu es parti au loin, si loin… Ce que tu ne sais pas encore, c’est que j’ai eu -que j’ai toujours heureusement ! - un troisième enfant, une fille…

    Antoine la coupa :

    — Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

    — J’y viens, j’y viens ! Elle s’appelle Aurélie...Tu aimes ?

    — Aurélie, Aurélie, oui, bien sûr, Aurélie… c’est un très joli prénom…vraiment !

    — Tant mieux, tant mieux, ...Parce qu’Aurélie, mon chéri, eh bien, elle est ta fille... Elle est née 8 mois après ton départ.

    Pendant un long moment les yeux de Maud guettent la réaction d’Antoine, un sourire à peine esquissé se dessine sur ses lèvres. Émotion, chaos intérieur, incrédulité, c’est sans doute, ce mélange de composants qui cause le balbutiement d’Antoine, cette voix mal assurée pour, enfin, interroger :

    — Non ? Sérieux ? Tu es sûre qu’elle est de toi…non, évidemment, c’est idiot, heu, je veux dire de moi, enfin de nous ?

    — Je voulais un enfant de toi, Antoine. Tu ne te souviens pas que je te l’avais dit ?

    — As-tu une photo d’elle ?

    — J’en ai beaucoup, je vais te les montrer si tu veux. Tu verras que, par certains traits, elle te ressemble…

    — Bon dieu ! Aurélie ! Je n’arrive pas à y croire…Mais, su’ autour de toi ?

    — Personne ne le sait. Pour tout le monde, Aurélie est la fille d’Alexandre…La petite dernière !

    Lui, il l’a chérie au même titre que Jules et Aline. Comment en aurait-il pu être autrement d’ailleurs puisqu’il ignorait ta paternité ? Au contraire pour lui, c’était sans doute l’affirmation charnelle, concrète, que notre histoire à nous, toi et moi, était terminée.

    — Mais, dis-moi, elle habite où, cette Aurélie ? Que fait-elle ? Est-elle mariée ? Enfin dis-moi ! Tu m’annonces qu’elle est ma fille depuis plus de cinquante ans et je ne sais rien d’elle ! C’est un comble !

    — Elle habite aussi à Nancy, à 10 minutes d’ici, de l’autre côté de la place Stanislas. Elle vient me voir tous les mercredis, pour le thé. Nous sommes mardi : tu n’as pas trop longtemps à attendre…

    Des deux mains, elle prend son visage et le caresse gentiment, comme si elle lui appliquait un masque, tout en lui susurrant :

    — D’ici là, Antoine, il va falloir apprendre à cacher tes émotions… ! Ah, j’oubliais ! Tu as aussi deux nouveaux petits-enfants, deux garçons. L’un termine ses études de médecine et l’autre est ébéniste, il travaille ici, à Nancy.

    Antoine se lève, se place devant l’une des hautes fenêtres, semble regarder avec attention les camélias en fleur dans le Jardin de la Pépinière, sur lequel donne une façade de l’appartement. Sans se retourner, il interroge :

    — Donc, je vais devoir faire la connaissance de ma fille, sans lui laisser la possibilité d’imaginer un instant que je suis son père ? Non, mais tu vois la situation ?

    — Nous sommes effectivement devant cette réalité. Alexandre n’est plus là, c’est vrai ; mais je préfère ne pas penser au désordre qu’entraînerait dans la famille la divine surprise…J’entends d’ici : « Maman avait un amant, il est le père d’Aurélie » et « Nous ne sommes plus que demi-frère, demi-sœur, quelle horreur ! » et encore « Le pire, c’est que Maman le voit encore, son vieil amoureux ! » (elle lui sourit tendrement) Tu imagines ?

    — Mmm… je comprends, Maud, je comprends, mais tout de même… Dans de telles conditions, faut-il vraiment que nous nous rencontrions, Aurélie et moi ?

    — Oh là ! on se calme, Antoine ! Aurélie ne sait rien de notre histoire ! Il faut seulement calmer ton émoi, prendre un peu de distance…lui parler comme tu parlerais à sa sœur, Aline, ou à son frère…

    Tous comme les généraux construisent laborieusement stratégies et tactiques mais rencontrent un mouvement inattendu qui démolit leurs projets et leur fait perdre la bataille, Antoine et Maud manquaient d’informations…

     * * *

     Le lendemain, tout ce que l’appartement compte d’horloges, de pendules et de montres marquait 17 heures quand la sonnette de la porte retentit. Antoine se leva et au fond du couloir vit arriver Aurélie au bras de Maud. Cette dernière fit les présentations :

    — Antoine, je te présente la plus jeune de mes filles, Aurélie, et toi, Aurélie, voici un vieil ami de jeunesse : Antoine !

    Antoine tendit la main à Aurélie en lui souriant :

    — Je suis ravi de faire votre connaissance, encore que votre maman m’avait tant parlé de vous que j’ai l’impression de déjà vous connaître….

    Et Aurélie, du tac au tac, avec le même sourire aimable :

    — Et moi, c’est mon père qui m’a parlé de vous ! Vous êtes bien Antoine Joffre, n’est-ce pas ?

    Antoine opina d’un regard. Elle poursuivit avec un drôle de sourire, comme si elle plaisantait :

    — Alors, il n’y a pas de doute, vous êtes mon père, mon père physiologique s’entend !

    Antoine resta sans réponse autre qu’ouvrir la bouche. Maud, sans voix elle aussi, se dirigea vers la cuisine comme s’il lui manquait quelque chose, s’arrêta, hésita, revint en arrière, tenta de reprendre ses esprits et désignant le fauteuil mit fin à sa valse-hésitation :

    Mai…asseyons-nous, oui, , asseyons-nous… Tout cela, tout cela…

    Tout en prenant place dans le fauteuil qui jouxtait le canapé, Aurélie reprit :

    — Oui, Maman, Papa m’a parlé d’Antoine…

    Avec une insistance qu’en toute autre circonstance on aurait jugé provocante, déplacée, elle regarda Antoine les yeux dans les yeux, l’examina de la tête au pied, le jaugea puis reprit :

    « …d’Antoine et de votre relation à tous les deux. Du moins il m’a écrit une lettre que le notaire m’a délivrée quelques jours après la mort de Papa…et dans cette lettre, j’ai appris que vous étiez mon géniteur… C’est le mot qu’il a employé, comme pour se garder la vraie paternité.

    Oh, cette lettre ne m’a pas beaucoup étonnée, parce que aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours demandé si Papa était vraiment mon père. Comment dire ? J’avais l’impression d’être différente, comme un peu à l'extérieur de la famille, avec des racines inconnues … C’est difficile à expliquer… Maman, pourquoi ne m’as-tu pas dit la vérité ? Est-ce vous Antoine qui le lui avez interdit ?

    — Laisse Antoine hors de tout cela, lui-même ignorait jusqu’à ton existence ; je la lui ai apprise hier. Pendant plus de cinquante ans, ce n’est pas à toi seule que j’ai tenu le secret de ta naissance, c’est absolument à tout le monde, à ton père, à toute notre famille, à mes amis, à Antoine lui-même ! La raison de mon attitude est simple : je voulais nous préserver tous, conserver le cadre familial. C’était dans la logique même de la décision que nous avions prise Antoine et moi : nous séparer pour préserver nos enfants.

    — Dans la lettre, Papa dit qu’il a toujours su que je n’étais pas sa fille autrement que par la tendresse, qu’il était resté muet tout ce temps pour les mêmes raisons que toi, Maman. Ne pas risquer de briser « l’heureuse harmonie » -ce sont ses mots propres- entre nous tous…

    Maud se leva, pâle, désemparée, elle interrogea :

    — Il y a quelque chose que je ne comprends pas : il est cinquante ans silencieux et puis, à la veille de nous quitter, il parle… Dans sa lettre, est-ce que ton père explique pourquoi il s’est décidé à te livrer son secret ?

    — Je te monterai cette lettre, Maman, mais oui, il s’en explique mais mieux vaut que tu lises ses mots à lui…

    La pièce s’assombrit, un nuage passa. Songeuse, Maud se glissa derrière le fauteuil d’Aurélie, lui caressa le front, les cheveux tandis qu’Antoine s’insérait dans le dialogue :

    — Puis-je intervenir ? Il me semble qu’Aurélie, tout à l’heure, a exprimé le malaise qui était le sien, non ? Peut-être Alex l’a-t-il remarqué ? Peut-être a-t-il voulu dire la vérité pour vous permettre à vous, Aurélie, d’affronter cette réalité plutôt que vous laisser dans l’incertitude toute votre vie ? C’est bien sûr juste une supposition…

    — Vous avez raison, c’est à peu près ce qu’il a écrit…

    Antoine se leva pour aller vers la fenêtre, l’entrouvrît ; le parfum légèrement épicé des camélias pénétra la pièce. Aurélie se retourna pour chercher les yeux de sa mère

    — Tout va bien, Maman. Je vous ai haï, vous, Antoine, papa et toi, en fait le monde entier pendant plusieurs jours après avoir lu son message. Aujourd’hui, je sais qu’il a bien fait. Mon père restera mon père mais je suis contente de savoir d’où je viens. Finis les mystères !

    Puis mi-mutine mi-moqueuse, elle ajouta :

    — Finalement, cela vous permettra de vivre les cinquante prochaines années moins cachés… ?

    Dehors, les camélias avaient retrouvé leur éclat. Antoine ferma doucement la fenêtre, en souriant. Les deux femmes l’entendirent murmurer : décidément, c’est le printemps !

     

     


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  •  Jean-Pierre Leguéré

    12 décembre 2022

     

     

    Le 31 aout 1944, j’ai fêté mes sept ans et la libération ! C’est un petit mouchoir en lambeaux que cette minuscule période de ma vie occupe dans ma mémoire et je m’interroge : le texte que je peine à écrire, plutôt qu’un tissu de phrases bien construites, cohérentes, ne pourrait-il pas se remplacer des mots épars de forme, de taille et de couleurs différentes placés dans un morceau de papier loqueteux sur lequel figureraient ce qui me reste de la réalité ?

     

                       GUERRE

    TRANCHÉÉ                                      B o m b a r déments

              BOCHES                   Drapeau

    Soleil            frRoussse      AMÉRICAINS

               Odeurs chaudes

                                                               Chocolat

    Cigarettes                 chewing gum

                                                                   Tanks

    BALLES   OBUS    CANONS      MITRAILLEUSES

                                         Mamaan !

     

    Bon ! Le résultat n’est pas terrible et le tableau demande quelques mots de liaison !

    Notre maison se trouvait près de la gare et par crainte des bombardements alliés soucieux de préparer leur offensive en Normandie, nous avions quitté Évreux peu après le débarquement américain, en 1944, pour gagner ce petit village qui s’appelle les Ventes à portée de bicyclette plus à l’ouest. Ma mère avait quelque raison de se méfier, une méfiance fondée sur l’expérience ! Quatre ans plus tôt, en juin 40, de retour à Louviers où nous habitions, après l’exode, nous n’avions trouvé que les ruines de notre maison, détruite par les bombes incendiaires de l’aviation allemande. Tout le quartier était à terre, seule l’église Notre-Dame voisine était encore debout. C’est devant ces ruines-là que s’est imprimée à jamais dans ma mémoire l’image de ma mère, atterrée, au sens propre du mot, à genoux devant ce qui restait du seuil de notre maison.

    On comprend que ma mère n’ait pas eu envie de revivre l’expérience. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes aux Ventes. Je ne sais trop chez qui nous avions trouvé refuge mais j’ai le souvenir d’une période de vacances ensoleillées dans une belle maison à deux niveaux, avec un grand jardin, à l’écart du village, à l’orée d’une forêt. Dans le jardin, au milieu des fleurs et des arbres fruitiers, j’ai encore dans les yeux une longue et large tranchée couverte d’énormes rondins et d’une sorte de talus de terre. J’étais habitué aux hurlements des sirènes d’alarme et à la course vers les abris, aussi je ne m’émus pas lorsque j’appris que c’était là notre abri en cas de bombardement. La tranchée avait été creusée puis couverte par le propriétaire et son fils, deux types qui me paraissaient gigantesques.

    IL me semble que nous avons eu l’occasion trois ou quatre fois, la nuit, à l’appel de la sirène, d’échanger nos matelas contre la paille qui tapissait le sol de notre précaire abri. Mais, ce petit-matin-là, le 23 ou 24 août, en sortant de la tranchée, nous ignorions que c’était la dernière. Les adultes, autour de leurs tasses d’ersatz de café, s’interrogèrent longtemps sur le grondement sourd qu’on entendait, grondement qui s’amplifiait lentement. Contrairement à l’habitude, ce n’était pas le bruit des bombardiers ou des chasseurs qu’on avait entendu, c’était un roulement continu qui s’amplifiait. Étaient-ce les Américains ?

    Il y eut en fin de matinée des échanges d’obus, des fusillades, des explosions, sans même attendre le hurlement de la sirène, hurlement qui ne vint d’ailleurs pas, on retourna prudemment dans la tranchée…L’atmosphère y était différente des précédentes alertes ; c’était le jour, le plein jour et non plus la nuit : qu’on tourne la tête vers la gauche ou vers la droite, on voyait la lumière descendre les quelques marches creusées aux deux extrémités de la tranchée ; au lieu du lourd silence qui y régnait habituellement, les uns dormant, les autres à l’écoute d’un bruit d’avion, ou d’une explosion, ou encore de leurs seules angoisses, il régnait une excitation presque joyeuse. Nous nous répétions les uns aux autres : « Ça y est, voilà les Américains, on va être libérés, libérés ! ». Et je me demandais bien à quoi pouvaient ressembler ces héros libérateurs !

    Comment nous sommes-nous retrouvés l’après-midi même, près de la forêt, près de ces mastodontes immobiles ? L’odeur était forte, d’huile et de métal chaud ; elle provenait des tanks Sherman, sur lesquels les Américains, noirs et blancs, rieurs et généreux nous accueillaient de mimiques joyeuses. S’ils avaient valeureusement distribué leurs munitions sur l’ennemi le matin, ce sont des douceurs qu’ils nous distribuaient à nous, bonbons et chocolats, cigarettes et chewing gum… Ah la douce odeur de miel que dégageaient les paquets de cigarettes Camel ! Il me suffit, 78 ans après, de humer le parfum sucré d’une Camel pour revoir ma mère fumer, le soir de ce beau jour, sa première cigarette de la guerre, assise sur une vieille chaise de cuisine paillée dans le jardin. La nuit qui suivit nous avons dormi sans aller dans la tranchée.

    Le lendemain matin flottait à l’une des fenêtres du premier étage un drapeau bleu blanc rouge. Il ne sortait pas d’une vieille armoire, non plus que d’une secrète cachette, non ! Les femmes dans la nuit avaient découpé un morceau de drap, un autre d’une vieille robe et le troisième de je ne sais quelle pièce de rideau. Qu’il était fier le symbole d’une France tout fait d’oripeaux.

     

    Ces souvenirs-là, le temps ne les a pas modifiés, ils n’ont été ni enrichis par des photos ou des lectures historiques, ni amoindris par l’âge, j’en suis certain, ils sont intacts dans ma mémoire. Le paysage de mes 7 ans est aussi immuable qu’un tableau qu’on irait visiter et revisiter dans un musée. Et l’émotion qui se dégage de ce tableau est toujours aussi intense et sans cesse renouvelée.

     

     


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  • Jean-Pierre Leguéré

    12 décembre 2022

     

    Ce n’était pas encore l’été puisque la date, un 8 juin, situe l’action encore au printemps. Mais ce que j’ai envie de raconter importe moins par la saison que par la récurrence, une récurrence intrusive où se mêlent le réel et le rêve.

    Il faut repartir loin dans le temps, en 1946. La guerre n’était plus que guérillas éparses. Il n’y avait plus de bombardements mais des tickets de rationnement, et encore des topinambours et encore des rutabagas et encore de l’huile de foie de morue. J’étais louveteau, chaussures médiocres mais culotte courte et blouson bleu, béret de même couleur, orné d’une étoile ; j’allais oublier le foulard et la bague de cuir qui l’attache. La troupe était partie camper au bord du lac des Branles, en Normandie.

    Le lac est un être vivant, toujours présent, sans cesse différent. Miroir du ciel changeant, miroir des âmes vagabondes. Le voilà rose comme un envol de flamants, le voilà blanc comme un vol de cygnes, ou vert ou bleu, ou turquoise ou d’argent ou d’opale ; ridé sous la risée, agité sous la rafale. Ainsi de cette histoire sans cesse répétée, sans cesse différente.

    La meute n’était pas très importante, trois sizaines de louveteaux tout au plus, et nous avions vite fait de monter le bivouac ; c’était encore le doux soleil de l’après-midi. Et le dîner alors ? La nourriture était, paraît-il, dispersée dans la forêt autour de nous. Notre sizaine était chargée de la trouver. Toi, tu pars là-bas, et toi par là et toi, vers l’est, ! À moi, on assigne l’ouest, de l’autre coté du lac : « tu suivras le sentier jusqu’à trouver une sorte de grosse borne blanche, là tu prendras un autre sentier qui part sur la droite jusqu’à trouver deux ou trois cents mètres plus loin une clairière. Le paquet est dissimilé dans cette clairière… à toi de le trouver et de le rapporter ! »

    Un chemin étroit et sauvage longe les berges. Très vite, je me trouve de l’autre côté du lac que me cachaient de hauts roseaux… Je marche depuis un bon quart d’heure déjà, quand j’entends derrière moi un bruit de pas rapides. Je me retourne, je vois deux hommes en uniforme allemand. Seul, déjà loin du bivouac, je prends peur, je cours, ils me poursuivent, me rattrapent sans mal, se saisissent de moi sans un mot puis m’entraînent malgré mes cris et mes inutiles ruades. Nous arrivons bientôt près d’une vieille bâtisse abandonnée. Les deux allemands, toujours aussi muets, m’y font pénétrer puis me conduisent dans une petite pièce. Il y a là une chaise ; sans dire un mot, malgré mes hurlements de peur, les deux allemands m’y attachent par les jambes et les bras. Puis ils sortent ; je vois alors, sur leur dos les initiales marquées PG pour Prisonnier de Guerre. Ils referment la porte, les volets fermés laissent juste filtrer une raie de clarté. Que fais-je ici ? Qui étaient-ils ? Qu’allais-je devenir ? Pourquoi étais-je là ? Les questions se bousculaient dans ma tête, sans réponse, et voletaient comme des mouches affolées dans une pièce close.

    Pendant ce temps-là, une demi-heure après mon départ, « Meute, meute, meute ! », les chefs réunissent leurs troupes, disent que c’est un jeu, que j’ai disparu, qu’il faut me retrouver et pour cela suivre la piste entièrement balisée d’objets insolites : chiffons sur les arbres, pierres sur une racine, cairn, ou tout simplement flèches indicatrices. Tous s’égaillent à l’excitante recherche du petit loup disparu. On le retrouve, on me retrouve, plus mort que vif. On a l’air étonné de ma détresse : ce n’est qu’un jeu ! On tente de me réconforter : mais puisqu’on te dit que ce n’était qu’un jeu ! On s’agace : tout de même, tu ne vas pas en faire un drame ! On a bien rigolé, non ? Pour moi à l’angoisse du réel vécu, j’ajoutais la honte d’avoir eu peur d’un simple jeu. Une honte indicible.

    Cette aventure ne mit pas fin à mon amour du lac des Branles. J’y suis retourné bien des fois avec des amis, des amies, la famille. Pourquoi ne leur ai-je jamais raconté mon aventure, pourquoi leur ai-je caché ma peur et ma honte ? Et pourquoi est-ce presque toujours à cette époque de début juin que me prend l’envie de cette promenade printanière ? La maison forestière existe toujours, aujourd’hui réhabilitée et habitée.

    Je n’en n’ai pas fini avec cette histoire d’enlèvement. Le lieu, les personnages, les circonstances se modifient au fil de mes rêves et de mes cauchemars, mais, alors même que soixante-dix ans ont passé, je reconnais toujours le même évènement prégnant qui les inspire. Une histoire sans cesse répétée, sans cesse différente, aussi impossible à maitriser que la couleur du lac…

     

     


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  • par Christian Popot

    13 octobre 2021

    Ecoute chérie,

     

    Le " moi est haïssable ",

    Le " nous " est préférable.

    Est-il raisonnable ?

    Est-il durable?

     

    La naissance voit : " l'un et l'autre ",

    La connaissance fait éclore : " l'un avec l'autre ",

    L'Amour s'épanouit quand : " l'un est l'autre ",

    La vie met : " l'un à côté de l'autre ",

    La monotonie fabrique : " l'un sans l'autre ",

    Alors arrive : " l'autre avec l'autre ".

     

    Ecoute chéri,

     

    " Si je ne suis pas moi, qui le sera ? " *

    Ecoute moi….. tu ne m'écoutes pas!

    Ecoute moi….. pas à pas.

    "Je ne suis pas mon pays", **

    Je ne suis pas ma patrie,

    Je ne suis pas ma religion,

    Je ne vis pas une fiction.

    Comme tu es "toi",

    Je suis "moi".

     

     

    Ecoute moi….. tu ne m'écoutes pas !

    Ecoute moi… pas à pas.

    Je hais la misogynie,

    Je bannis la misandrie,

    Je suis mon propre moi,

    Je découvrirai ce moi,

    J' inventerai ma liberté,

    Je trouverai ma sérénité.

     

     

    * HD Thoreau.

    ** Humaniste anonyme.

     


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