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par Christian Popot
10 juin 2020
Cette liste fut ébauchée par Evagre le Pontique. Ce moine, vivant en ermite, avait arrêté ce nombre de vices capitaux à 8. Quelques temps plus tard, un pape - Grégoire 1° - a corrigé la copie du moine et ramené la liste à 7. Dès ce moment plusieurs questions se posent :
- Est-ce une rectification motivée par l'orgueil ?
Sur cet échiquier le pape est plus fort que le moine, donc Il décide du nombre à retenir pour la postérité. De plus Il a " la" juste estime de lui-même. N'a-t-il pas été élu par ses frères - non par ses sœurs - il faut rester sérieux en ce domaine. N'est pas " cardinal " qui veut, ce n'est pas le genre de la maison !
- Est- ce par avarice ?
Avec 7 on fera le même travail qu'à 8. Il n'y a pas de petites économies. A eux seuls, ces 7 là induisent toutes les fautives "dérives humaines". Inutile de faire dans le superflu ou le redondant. Déjà, à cette époque, la maîtrise des coûts était une préoccupation majeure, la recherche du bonheur pour tous étant simplement au service d'un discours lénifiant.
Dans cette histoire la question des "capitaux " reste centrale, même si "le capital" a été écrit bien plus tard par un barbu et chevelu. Un ouvrage dans lequel l'auteur aborde de façon exhaustive les histoires complexes de " l'Economie ". Son sérieux a même retenu l'attention des hommes de la finance, du commerce, de l'industrie, de lettres parfois, pour les plus pervers…. n'ont-ils pas repris, en le détournant quelque peu, son slogan favori : "capitalistes du monde entier, unissez- vous". Ce point d'orgue défini, ces véritables pléonexes pourraient même créer leur [ private club] et le baptiser, par simple réalisme :
"Pleonex Club"
entrée réservée aux membres .
- Est-ce par envie ?
Sept pour rejoindre toute la symbolique liée au chiffre 7. L'envie d'entrer dans ce prestigieux "club des 7".
Dans la Bible il est écrit que Dieu créa le monde en 7 jours. Six jours de travail, un jour de repos. Ce jour là, le septième :
- n'est point répugnance au travail, mais repos;
- n'est point goût pour l'inaction, mais repos;
- n'est point paresse, mais repos; celui du guerrier ou d'un autre, mais repos.
Après ces quelques précisions on peut cerner de façon plus aisée, moins entachée d'erreur, le sens profond de l'expression suivante : "la paresse est la mère de tous les vices" .
Il n'empêche que, bosser six jours sur sept, certain(e)s ont dû relire la Bible il y a peu…. et y trouver quelques idées, qui, aujourd'hui, sentent le retour au servage, voire à un esclavage revisité, actualisé pour la mise en oeuvre de leur "nouveau monde"; tel que l'écrivit, dans un autre contexte historique, H.D.Thoreau : " L'homme laborieux n'a pas le temps d'être autre chose qu'une machine". Pourtant, assure le partisan, ce nouveau monde est conçu par les élites pour le bien être de tous, dans le respect scrupuleux de la devise de leur Ecole favorite : "servir sans se servir" et capable de former de parfaits clones, reconnaissons la rigueur. Un modèle d'abnégation de leur part, de sens inné du service de l'Etat dont personne ne doute, à l'exception d'éternels insatisfaits ou de complotistes grincheux jusqu'à "l'acariâtrité".
En marge de ces quelques lignes, faut-il se souvenir de ces utopistes qui écrivirent au XX° siècle, l'année 77, "travailler 2 heures par jour" Adret / Seuil ; un ouvrage resté méconnu, écrit par 7 paires de mains ! Est-ce naïveté que de se demander pourquoi, à l'époque au "Ministère du travail", personne n'a phosphoré sur cet objectif tendant vers une idéalité sociétale humaine ?
La semaine correspond à une séquence de 7 jours, nous en avons rappelé les origines un peu plus haut.
La période lunaire est de 7 jours.
L'arc en ciel prend part au festival avec ses 7 couleurs………..
La planète numéro 7, pour le Petit Prince, désigne la Terre………...
Dans les contes de fées se retrouve ce même symbolisme autour du 7.
La fratrie du Petit Poucet était composée de 7 garçons. L'ogre lui-même avait 7 filles. Là, on peut supposer, juste une nécessité, pour la cohérence du récit, de respecter un pur équilibre arithmétique entre sororie et fratrie. Ce conte, au dénouement monstrueux, aida - peut-être - à la préparation psychologique de ce bain de justesse non genrée qu'est l'adelphité ?
Le Chat Botté avait chaussé des bottes de 7 lieues, en ces temps reculés, le besoin de se déplacer plus rapidement pointait son nez. La planète des fous émergeait déjà à cette époque.
Folie de cette soif irrationnelle de vitesse, de ce "toujours plus vite", dont le caractère absurde peut être ironiquement symbolisé, au XX° siècle, par ce célèbre cow boy capable de tirer plus vite que son ombre.
Jamais personne n'a soupçonné et moins encore accusé Blanche Neige de luxure. Pourtant elle était en compagnie de 7 nains. Tous vivaient sous le même toit. Il se dit que: " la chair est faible". Il se dit que: "tout n'est pas blanc comme neige". Une organisation sociétale libertaire, où une tolérance banale - probable - régnant à cette époque pourrait expliquer la situation. La limite s'abattant parfois sur le faible, pour l'exemple, histoire de bien rappeler qui est le maître, ou sur le concurrent potentiel, pour l'éliminer, le bûcher pouvant être l'élément retenu pour en terminer. Le mode d'exécution restant une variable aléatoire régie par le rang social, le sexe, l'époque, la croyance nouvelle en risque d'émergence, l'imagination débridée, la cruauté à l'état pur……….
Est-ce par colère, bien légitime, que Jésus - celui de Nazareth, universellement connu - chasse les marchands du temple ? Pourtant chacun admet, de façon assez commune, que " la colère est mauvaise conseillère". A contrario, son expression ne devient-elle pas la seule réaction humaine utilisable face à l'inacceptable, et traduirait là une bien juste colère ?
De son côté, par un cheminement assez différent, Marshall B. Rosenberg analyse la CNV en explorant "les ressources insoupçonnées de la colère". Il nous faut alors craindre qu'utiliser le mot "ressources" puisse générer une approche déviante, en imaginant de faire naître ainsi une source de profit en exploitant un péché capital !
Quant à la gourmandise, n'est-ce pas simplement le fait d'apprécier les bonnes choses ? Entre un gourmand et un gourmet la frontière est confusément tracée. Soyons réaliste, après 2 mois de confinement les pâtissiers doivent "plein pâtisser", les restaurateurs "plein restaurer", les vignerons doivent pouvoir faire déguster leurs vins, tous, de toutes régions, même ce petit vin de Chahaignes, qui mérite lui aussi le détour.
Avec les remerciements pour l'aide secourable, indéfectible, salvatrice apportée - à l'auteur de ces quelques lignes - par le second degré, l'ironie, la dérision…………
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par Christian Popot
19 janvier 2021
De la route le sentier est invisible,
Prétendre à son existence serait risible.
Pourtant, parfois, l'infiniment petit
Se plaît à échapper aux plus érudits.
De ces voyants - aveugles - le sentier n'en a cure.
Un jour, leur guérison viendra, il veut en être sûr.
Naïf, il pense l'Homme capable de sagesse,
Naïf, il n'imagine pas tous ceux capables de bassesse.
Chaque jour le sentier des mulets
Voit passer le collecteur de lait.
L'homme et la bête laissent leurs empreintes,
Chacun à sa façon, jamais feintes.
Les saisons impriment leur variante,
L'herbe verte, les fleurs éclatantes,
Les feuilles mortes, les branches décharnées des arbres.
Un jour, l'hiver fermera le sentier de son armée d'ombres.
Chaque jour le sentier de la guerre,
Par la folie de ces hommes, a été plus ouvert.
Tous les démons de la terre s'y sont engouffrés,
Traînant dans leur sillage un air soufré,
Détruisant tout sur leur passage,
Anéantissant tous les espoirs du sage,
Ignorant avec conscience tous ses messages,
Préférant rejeter ce porteur de mauvais présages.
Chaque jour le sentier siffle, vainement, la fin de la récréation.
Les désastres annoncés font légions.
La financiarisation du vivant inscrit sa destruction.
L'appât du profit immédiat nie l'obligatoire réaction.
La cupidité régnante tue, dès son émergence, toute action.
Les bricolages proposés se drapent de collusions.
Un temps peut-être, feront-ils illusion ?
Cette voie ne leur évitera pas, d'un monde la disparition.
Lueur d'espoir : le plus fragile des mortels n'est pas celui que l'on croit.
Un jour la nature, qui ne connaît pas de frontière, reprendra ses droits.
Les années passent, quelques dizaines ?
Les années passent, quelques centaines ?
Les années passent, ……..des millénaires
Seront peut-être nécessaires,
Pour que la nature panse ses plaies.
Qu'elle prenne son temps, il ne lui sera pas compté.
De la destruction, les coupables ne peuvent prétendre l'ignorance,
De la guérison, les responsables ne pourront exiger l'urgence.
Un jour…….un jour, un sentier solitaire
Reprendra vie; les oiseaux dans les airs,
Saisiront leur pitance dans de gracieux mouvements d'ailes.
Les chasseurs - cueilleurs le feront devenir sentier de trail.
Des fleurs de toutes les couleurs orneront ses abords.
Des sentiers de la mer jailliront de bâbord et de tribord.
Ils auront vaincu leur mortifère solitude,
Pour renaître sous toutes les latitudes.
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par Philippe Curtillet
20 octobre 2021
En forêt, la poétesse marche avec sa fille Emma, dix ans.
La poétesse
Souffle sur cette de feuille de chêne et écoute chérie….. Qu’entends-tu ?
Emma
Rien !
La poétesse
Regarde ces milliards de feuilles de chêne, et imagine des milliards d’Emma soufflant dessus. Qu’entends-tu maintenant en fermant les yeux ?
Emma
Le bruit du vent dans les arbres.
La poétesse
Et pourtant il n’y pas de vent aujourd’hui. Ainsi, chérie, tu comprends que les bruits de la nature se forment à partir de l’infiniment petit.
A l’orée du bois, les promeneuses arrivent au bord d’un champ de blé.
La poétesse
Regarde et écoute chérie. Cet épi de blé, écoute, écoute fort chérie, écoute le remuer sous la brise légère de ce matin. Qu’entends-tu ?
Emma
Rien !
La poétesse
Ferme les yeux et imagine tout le champ couché sous la rafale. Qu’entends-tu ?
Emma
Le bruissement du blé ….. De tous les épis.
La poétesse
Tous ces bruits de la nature sont enregistrés dans des CD que les psychologues font écouter pendant des heures à leurs malades stressés. Les sons de la nature sont lénifiants. Ils font du bien, ils guérissent. Te souviens-tu quand on a dormi à bord du bateau de ton oncle, du bruit du clapot contre la coque la nuit au port ? C’est énervant au début et pourtant on s’endort et on rêve. Ces petits bruits de déglutis donnent l’image, si tu les écoutes avec toute ton imagination, des rouleaux déferlants, des vagues si belles quand elles explosent en gerbes et millions de gouttes vibrantes sous le soleil. Tout ce que l’on entend autour de soi sans vraiment écouter est la somme d’une infinité de petits bruits souvent diffus et lointains. Prends ce grand combiné téléphonique qu’est l’arc en ciel quand l’orage s’est tu, et écoute chéri, écoute fort … plus un bruit et pourtant tu entends …
Emma
Quoi ? Je n’entends rien !
La poétesse
Le cosmos ! Chérie, écoute bien, chérie, tu entends le monde qui t’entoure, les nuages qui filent et se déforment, les dernières gouttes sur ton parka, les rayons de lumière qui fusent, l’herbe fraîche qui se redresse, heureuse, la terre qui fume. Tout ça chante en silence, chante sa propre existence. C’est la nature qui bruit sans bruit.
Puis elle poursuit :
Au musée des impressionnistes que nous allons voir demain, nous regarderons les tableaux de Cézanne, de Matisse, de Modigliani. Là toute seule, chérie tu écouteras les couleurs chanter. Et, comme les cordes de ton violon, les couleurs te joueront de la musique. Et je te dirai encore : « Ecoute chérie » et tu me diras les accords que tu trouves les plus beaux :« rouge, jaune, vert »… fortissimo ; blanc, bleu, jaune : « moderato ». Et même, certains personnages sembleront te parler. Puis le soir nous irons au théâtre, et là, c’est la salle qui, par d’infimes soupirs, d’infimes halètements, par les vibrations des émotions, la tension de son silence te dira, sans que tu t’en rendes compte, la qualité des déclamations des acteurs.
En sortant, il faisait doux, elles allèrent sur la terrasse de leur immeuble et écoutèrent les étoiles, et comme la poétesse se taisait, Emma lui dit : Oh ! Écoute maman chérie : Oh ! C’est si calme, je crois que j’entends de la harpe.
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Jean-Pierre Leguéré
25 avril 2018
Ce texte a servi de base à un court-métrage de Djamel Bertal visible sur youtube : https://youtu.be/CpQ_ssCP--4
L'homme est assis en face d’elle dans un bureau du commissariat de la ville. Il lui sourit. Il dit qu’il ne lui veut aucun mal au contraire. Elle est simplement là pour répondre à quelques questions. Il fait très chaud. Dehors on entend le bruit strident d’une sirène de police, puis plus rien. Le silence.
Un silence qu’habitent le zonzonnement d’une grosse mouche et les pas de quelqu’un dans le couloir voisin et le mouvement des aiguilles d’une grosse horloge ronde, et puis, venant de la rue, le bruissement de la vie qui va bientôt s’amplifier parce qu’il est presque midi. Dans la tête d’Hanna Lhérisson, c’est la même cacophonie.
Pourquoi j’suis là ? …C’est quoi ce type ? Il a dit officier de police machin, je sais plus son nom…. Qu’est ce qu’il me veut ?.. Tu sais très bien ce qu’il te veut…. T’es dans la merde ma fille…C’est drôle cette affiche au mur, mais je comprends pas bien ce qu’est écrit…. IL m’a dit que Latif lui avait dit que j’étais témoin… Témoin qu’on lui a cassé la gueule. Qu’est ce qu’il a raconté Latif? Ce salaud là….Gaffe ! Elle hésite. Elle plonge :
- Ben oui, c’est vrai. Je les ai vus. Lui, il était par terre à côté de sa petite voiture qu’était renversée et les autres lui tapaient dessus…Ils avaient pas de bâton ni rien, juste avec les poings… les pieds aussi, un peu.
- ça se passait où ?
- Où ? Heueueu… Vous savez près du square Nicot, dans l’impasse qui mène à l’imprimerie
- J’ai la plainte de M. Latif sous les yeux, il a déclaré que ça s’était passé le 25 mai, vers 10 heures du matin ? Vous confirmez ?
- J’sais pas, pour le 25 mai j’sais pas. Peut être que oui mais comment voulez vous que je sache, hein ? Pour l’heure, j’ai pas de montre, mais c’est possible, c’est l’heure où je fais les courses…vous pouvez demander à la caissière du Casino, tous les jours…sûr, avec trois gosses, y manque toujours quelque chose…hein
- Quels sont vos rapports avec M. Latif?
- M. Latif ? Je le connais pas trop. Il habite l’hôtel Normandie où c’est qu’on est hébergés, lui et nous et d’autres, dans l’attente d’un logement. Il a une chambre au rez-de-chaussée, rapport à sa p’tite voiture, et moi je suis au premier, dans une chambre, avec mes trois p’tits.
- M. Latif affirme qu’ils étaient quatre à le tabasser. Vous les connaissez ? Vous sauriez les reconnaître ?
- …..Vous savez, Y faut que je rentre chez moi, maintenant, les gosses, y doivent m’attendre, hein…
- Madame Lhérisson, connaissez-vous les hommes qui battaient M. Latif ?
Hanna regarde ses chaussures, des tennis autrefois blanches et, sous la table, les lourdes chaussures du flic. Elle se caresse l’arête du nez de la main, au dessus du piercing qui orne sa narine droite, elle pince un peu les lèvres. Et puis, prudente, elle fait :
- Je les connais, je les connais… Comme tout le monde, hein, ils sont toujours là dans l’impasse à picoler, à prendre des pétards… (elle esquisse un sourire, comme pour créer une complicité…) Dites, rapport aux gosses faut que je rentre chez moi…
Elle esquisse un mouvement pour se lever. Le flic lève les deux mains comme pour la persuader de se rasseoir :
- Non, non, Madame Lhérisson, vous restez là. Nous devons aller au bout de votre audition. Je vais envoyer une gendarme s’en occuper !
Il prend son téléphone, donne quelques ordres, raccroche, puis il prend un papier, cherche un paragraphe, le trouve :
- Vous les connaissez quand même un peu d’après ce que dit M. Latif…
- Ouais, un peu. Y avait Michel, y avait Larose, c’est comme ça qu’on l’appelle vu qu’il pue, mais je sais pas son nom et puis Barbu, mais lui non plus je sais pas son vrai nom, et le quatrième, vrai, hein, je sais pas…
- Hé bien, vous voyez, ça vous revient doucement, Madame Lhérisson. Mais dites-moi, M. Latif déclare que vous étiez là dès le début, que vous les avez vus qui bousculaient sa voiture dans tous les sens avant de le jeter par terre, c’est vrai ça ?
Hanna semble faire un long effort de mémoire, les prunelles de ses yeux montés vers le haut, à gauche, le front plissé un peu. Elle ne trouve pas de réponse :
- J’sais pas moi, je me souviens pas, enfin pas vraiment, hein… c’est des détails…
Le policier sourit :
- Moi, j’aime bien les détails, madame Lhérisson… Ils ont tabassé ce malheureux au point qu’aux urgences, ils l’ont pris en charge immédiatement. Le médecin lui a donné 12 jours d’ITT. Ce n’est pas rien… ce n’est pas un détail ! Et vous, vous avez laissé faire…Pourquoi ? Pourquoi n’êtes vous pas intervenue ?
- Vous rigolez, ou quoi ? Larose, c’est un costaud… j’fais pas le poids moi !
- Vous auriez pu crier, demander du secours, intervenir….Non ?
Elle reste sans réponse, le regard fuyant.
- Il vaudrait mieux vous souvenir, Madame Lhérisson… M. Latif dit que vous avez payé ces … ces hommes…payé pour qu’ils lui cassent la figure.
Elle se recroqueville un peu plus sur sa chaise, regarde à nouveau le sol, se mord la lèvre, puis se caresse les dents de son pouce fermé en le regardant… Le flic pense qu’elle a l’air d’une adolescente en faute.
- Ben non, pas pour lui casser la figure…je leur ai juste demandé de lui donner un bonne leçon, …enfin , une petite leçon, juste ça quoi…je voulais pas qu’ils lui fassent vraiment du mal à Latif, hein…
- Vous leur avez vraiment donné de l’argent pour faire le boulot ? Combien vous avez donné ?
- Ben, vous savez, je crois bien que j’ai donné 20 €… pas plus, hein ! …je voulais pas qu’ils lui fassent vraiment du mal…
Ils se regardent tous les deux un temps, un temps qui lui paraît long à elle. Et puis il interroge doucement, comme s’il s’agissait seulement de satisfaire une banale curiosité :
- Dites un petit peu, pourquoi avez-vous demandé à ces gens-là de s’attaquer à M. Latif ?
- Ben, voilà, vous savez, c’est dur hein pour une femme seule avec trois enfants, faut les nourrir… Alors j’ai demandé à Oumar, c’est comme ça son petit nom à Oumar Latif, j’y ai demandé de me prêter 20 €… pour me dépanner quoi, et il a pas voulu…alors, je l’ai prévenu, je lui ai dit, si tu me les prêtes pas, Oumar, je te ferais casser la gueule. Voilà, c’est tout. Comme il m’a pas écouté, qu’il m’a rien prêté, fallait bien que je fasse ce que je lui avait dit, non ? C’est comme ça que ça s’est passé, je vous jure, tout ça c’est de sa faute à Oumar… Je peux m’en aller maintenant ? Vous savez, mes gosses, ils attendent…
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par Aimé LAMOUROUX
25 mai 2020
– Salut ! Comment ça va ?
– Ça va… Et toi ?
– Nickel, ça gaze.
– Je suis content de te rencontrer. On ne s’est pas vus depuis une éternité.
– Eh oui, le temps passe si vite qu’on ne s’en rend même pas compte…
Michel et Jean-Claude sont deux anciens copains de lycée où, dans leur jeunesse, ils ont fait les quatre cents coups, comme on dit. Après le lycée leurs vies ont divergé. Michel a continué ses études à la fac, puis est devenu professeur de Mathématiques et a enseigné dans différents collèges. Jean-Claude n’a pas eu envie de les prolonger et a préféré prendre un emploi de bureau dans les services municipaux de la ville. Tous deux habitent cette même ville, mais ne se voient pas très souvent, chacun étant pris par ses propres occupations. Toutefois, le hasard les fait se rencontrer de temps en temps ; c’est généralement à l’occasion de courses dans les supermarchés de la périphérie urbaine. Ils sont alors heureux de se rappeler les souvenirs du bon temps d’autrefois que les années ont peu à peu embellis. Les années, elles ont passé si vite, et pour tous les deux l’heure de la retraite vient de sonner. Ils l’avaient si longtemps espérée ; puis, quand elle est arrivée, elle les a surpris, les laissant presque désemparés. Aussi, pour s’occuper et mobiliser l’énergie qui leur reste, ils se sont trouvé des « activités ». Michel suit des conférences d’histoire de l’art au musée de la ville, domaine auquel il s’était peu intéressé jusque-là, car s’étant exclusivement consacré à la logique et au raisonnement. De son côté, Jean-Claude, qui a toujours eu du goût pour le dessin et la peinture, a choisi de travailler plus sérieusement ces disciplines et participe aux activités d’un groupe de peintres amateurs.
Ce jour-là, ils viennent de se rencontrer sur le grand boulevard de la ville. Michel sort tout juste du musée après une conférence sur l’art contemporain et n’est pas très pressé de renter chez lui. Jean-Claude a terminé ses courses mais a envie de flâner un peu devant les vitrines des magasins. C’est la fin de l’après-midi, par une belle journée de printemps qui annonce déjà la venue de l’été. Aussi Michel propose :
– Tiens, j’ai une idée… On ne s’est pas vus depuis longtemps. Si on prenait l’apéro à une terrasse ?
– Bonne idée, reprend Jean-Claude, on doit avoir beaucoup de choses à se raconter.
Ils s’installent à la première terrasse, déjà heureux à la pensée de passer un agréable moment ensemble. L’heure est propice aux échanges. La journée de travail étant terminée pour beaucoup, le boulevard s’anime et les terrasses des cafés se remplissent d’une population qui va passer une heure ou deux à refaire le monde en paroles.
– Deux pastis, commande Michel, cela va nous requinquer !
Le serveur ne traîne pas. Il apporte rapidement les boissons que son collègue a préparées à l’avance au niveau du bar afin de tenir tête à l’affluence qui s’annonce.
Après quelques échanges sur leurs santés respectives et quelques demandes de renseignements sur les familles, ils abordent le sujet qui est en ce moment au centre de leurs préoccupations. Michel, qui s’intéresse à la peinture, et sait que son ami a déjà réalisé plusieurs tableaux, lui demande :
– Ta peinture, ça marche toujours ?
– Plus que jamais, mais c’est beaucoup de travail et ça me prend la tête.
– Et tu peins en ce moment ?
– Bien sûr, je travaille sur la représentation d’un village de Provence, le village de Roussillon plus exactement.
– Cela ne doit pas doit pas être trop difficile. Je crois savoir que tu te limites aux paysages et aux vues de villages pittoresques. Il suffit de reproduire ce que tu vois, en t’aidant éventuellement d’une carte postale ou d’une photo.
– Ne crois pas cela. Ce tableau, il m’en fait voir de toutes les couleurs ! s’exclame Jean-Claude, un peu vexé. Entre les jaunes clairs, les jaunes tirant sur l’orange, les orangés presque rouges du soleil couchant ou presque bruns dans les zones d’ombre, j’ai beaucoup de mal à trouver les teintes exactes ; d’autant plus que je ne sais pas très bien si je dois les harmoniser avec le bleu du ciel en ajoutant quelques nuages, ou à jouer sur le contraste entre le village et un ciel intensément bleu et sans nuages. Tu vois le problème. Ce n’est pas si facile.
– Je vois. Tu essaies de te rapprocher de la réalité mais en tentant d’apporter une touche personnelle et esthétique.
– Et les ombres, reprend Jean-Claude, ce n’est facile non plus ! Soit je les place dans les endroits où j’estime avoir besoin de zones sombres, soit je suis logique et je tiens compte de la position du soleil qui éclaire les façades. Parfois c’est contradictoire et j’ai envie d’assombrir une façade qui normalement doit être éclairée.
– Oui, je comprends les tourments qui t’assaillent, mais je pense qu’il est préférable de suivre ton inspiration et de ne pas t’accrocher à la stricte réalité. Si tu veux représenter la réalité à un instant donné, tu n’as qu’à prendre une photo, cela ira plus vite !
– Je sais bien, mais ce n’est pas ce que je cherche. Ce que je cherche…, c’est parvenir à montrer la beauté du village sans forcément en faire une exacte reproduction, et, si je le peux, faire en sorte que son âme transparaisse sur la toile.
– Noble intention, ironise Michel. Je respecte tes efforts et ta volonté de bien faire. Mais il faut évoluer. On ne peut plus peindre de nos jours comme au cours des siècles précédents. Vois-tu, moi, en ce moment je m’intéresse plutôt à la peinture moderne et même contemporaine.
Jean-Claude est froissé par le mépris qu’affiche son ami pour la peinture qu’il pratique. Il n’apprécie pas son air supérieur et sa manie de vouloir toujours donner des conseils. Aussi, il lui fait remarquer :
– C’est ça, moque-toi des artistes qui veulent qu’une vache dans un pré, cela ressemble à une vache et pas à n’importe quoi !
Michel insiste et veut prouver qu’il a raison. Il a parcouru beaucoup d’expositions ces derniers mois et pris de nombreuses photos. Il cherche, parmi les tableaux qu’il a stockés dans la galerie de son portable, l’un d’entre eux qui l’a particulièrement intéressé pour la démarche artistique du peintre.
– Ah, le voilà ! C’est le Monochrome IKB3 de Yves Klein peint en 1960. Regarde. C’est vraiment unique.
– Mais c’est tout bleu, s’étonne Jean-Claude. Je ne vois que du bleu et il n’y a rien d’autre. C’est un fond d’écran vide que tu me montres !...
– Oui, c’est bleu, mais ce bleu-là ce n’est pas n’importe lequel. Il a fallu le trouver, le créer même, pour le distinguer de tous les bleus ordinaires qui existent déjà : bleu indigo, bleu ciel, bleu azur, bleu marine, bleu nuit, bleu pétrole, bleu roi… et j’en passe. Tu te rends compte du travail ?
– Là alors, pas du tout ! Pour moi, un bleu, ça n’existe pas pour lui-même. Quand je peins, je ne me contente pas d’un bleu absolu. J’essaye toutes sortes de bleus en faisant des mélanges et je choisis le plus approprié en fonction de ce que je veux représenter et des teintes voisines. Suivant mon ressenti, j’accentue sa tonalité ou je la diminue.
– Mais il est incomparable, s’insurge Michel. Lorsque Klein a choisi son bleu, il a beaucoup hésité entre plusieurs bleus. Il a finalement opté pour le bleu d’outremer. Le pigment utilisé a un spectre d’absorption qui le rend inimitable. En plus, pour le stabiliser, il a recherché, avec l’aide d’un laboratoire, des liants qui ne modifient pas sa couleur lorsque la peinture sèche et qui assurent une bonne stabilité dans le temps. Le bleu obtenu est d’une profondeur exceptionnelle. L’artiste a été tellement content de son travail qu’il l’a fait breveter. J’ai appris cela au cours d’une conférence sur Klein.
– Je vois, plaisante Jean-Claude. Mais ce n’est plus un travail d’artiste, c’est un travail de chimiste !
– Peut-être. Toujours est-il qu’il l’a beaucoup utilisé pour sa peinture, en particulier pour ses empreintes anthropométriques.
– Ha !... Je n’en ai jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est ?
– Ce sont des empreintes d’un corps sur des bandes de papier collées ensuite sur des toiles.
– Et comment a-t-il procédé ?
– C’est simple. Il a badigeonné avec son bleu préféré le corps dénudé de son modèle, probablement sa compagne, puis il lui a demandé de se coucher à plat ventre sur des bandes de papier.
– Comme tu dis, c’est simple. Mais j’imagine qu’avec ce genre de traitement, elle n’a pas dû rester longtemps avec lui, sa compagne. Se faire ainsi transformer en pinceau ?… Je me vois, moi, demander à ma femme de se laisser barbouiller les fesses avec de la peinture, puis lui demander de s’asseoir sur des feuilles de papier sous le prétexte de faire une œuvre d’art. Je ne crois pas qu’elle apprécierait !
̶ Peut-être qu’elle serait heureuse de se faire ainsi immortaliser.
̶ Ça m’étonnerait. Mais je me questionne : Que sont devenus ces « tableaux » ?
‒ Ils ont été vendus. Et comme ils sont devenus célèbres ils sont maintenant exposés dans un musée, le musée Pompidou, à Paris.
̶ Ah çà... Je ne m’y attendais pas !
‒ Tu vois, rajoute Michel, dans l’art ce qui compte, ce n’est pas de rendre aussi fidèlement que possible la réalité du monde, mais de permettre à l’artiste de découvrir de nouvelles voies et de chercher de nouveaux procédés pour délivrer son message.
– J’aimerais bien connaître le message des empreintes, s’esclaffe Jean-Claude.
– Une empreinte, c’est comme une « incorporation ». Le sujet est intégré, fondu dans la toile en quelque sorte en y laissant son empreinte. Et il n’est pas nécessaire que la forme soit fidèlement représentée ; seule la trace compte.
– Un peu comme faisaient les hommes préhistoriques quand ils trempaient les mains dans leurs peintures et les appliquaient contre le mur des cavernes.
– C’est cela. Ils étaient très modernes.
– Et moi, je suis nul peut-être, quand je m’efforce d’être le plus près possible de la réalité, comme l’ont fait avant moi de nombreux peintres pendant des siècles ?
– Je ne dis pas cela, mais je dis qu’il n’y a pas qu’une seule manière de peindre et qu’on ne peut pas toujours reproduire la même chose. Il faut innover. Tiens, je vais te donner un exemple. Ma voisine s’est mise à la peinture depuis quelques mois. Elle n’avait jusque-là jamais tenu un pinceau. Eh bien ! elle a été moderne tout de suite. Elle n’a pas essayé de peindre des paysages, des portraits ̶ elle en aurait d’ailleurs été tout à fait incapable. Elle a préféré réaliser des tableaux abstraits. Elle m’en a montré un récemment. C’est une toile avec un fond blanc sur laquelle elle a étalé quelques lignes noires horizontales, un peu comme une partition musicale, puis a peint par-dessus une bande également noire, sinusoïdale, qui les enserre rageusement. Quand je lui ai demandé ce qu’elle avait voulu réaliser, elle m’a expliqué que les lignes horizontales évoquaient pour elle une sorte de barrière qui la maintenait prisonnière et que la bande rageuse signifiait sa volonté de se libérer des contraintes qui l’étouffaient. Tu vois, quelques coups de pinceaux jetés sur une toile blanche lui ont suffit pour exprimer son malaise.
– C’est le genre de création qu’un enfant de cinq ans peut faire, répond Jean-Claude en rigolant. Et tu lui as acheté ce gribouillage psychologique ?
– Oui, elle m’a présenté son tableau avec tant de passion que je n’ai pas pu lui refuser.
– Dis plutôt que tu l’as acheté pour ses beaux yeux et pour lui faire plaisir. Cela sera plus honnête. Je suis sûr que tu n’as pas osé l’exposer dans ton séjour.
– Pas encore, mais j’y pense. Dans le séjour, je n’ai pas trouvé d’endroit pour le mettre. Je vais plutôt le placer dans le couloir. Il s’y intégrera mieux étant donné sa forme allongée : un mètre de largeur pour trente centimètres de haut.
– Elle aurait quand même pu l’égayer avec quelques points rouges, un peu comme des notes de musiques, pour faire allusion à l’harmonie universelle.
– Tu plaisantes ! Cela aurait dénaturé la spontanéité de l’ensemble, rétorque Michel, courroucé.
Il comprend que son ami ne le prend pas au sérieux, qu’il est bloqué dans ses représentations figuratives de la nature et qu’il ne s’est jamais intéressé à l’art abstrait. Sa nature d’ancien professeur reprend le dessus et il décide de faire preuve de pédagogie. Il se lance alors dans la présentation de quelques artistes dont il admire la démarche intellectuelle : Pollock, pour lequel l’acte de peindre est plus important que le résultat, et qui est un des maîtres de « l’action painting » (peinture d’action) grâce à ses « drippings » (égoutter et faire couler) où seuls comptent les mouvements de l’artiste et les traces qu’il laisse sur la toile ; Richter, et sa fameuse toile aux 1024 rectangles colorés, chacun avec une teinte particulière ; Baselitz, qui retrouve un style vaguement figuratif, mais qui présente ses toiles en position inversée pour que le spectateur les considère comme des œuvres abstraites ; Rutault, qui a réalisé des empilements de toiles non peintes qui tournent le dos au spectateur, ou alors, dans un violent mouvement de contestation, les a collées contre le mur de la salle d’exposition et les a peintes en même temps qu’il repeignait le mur d’une teinte uniforme…
– Ouf ! N’en jette plus, c’est trop, tu m’achèves, proteste Jean-Claude. En réaction contre tous ces mouvements, moi, je vais présenter un tableau blanc, uniquement blanc, à ma prochaine exposition.
– Un tableau blanc ? reprend Michel, condescendant. Mais tu n’auras rien inventé, cela s’est déjà fait. Plusieurs artistes se sont échinés à travailler le blanc. Et ne crois pas que c’est facile, il y a beaucoup de nuances dans le blanc. Certains ont cru atteindre le blanc absolu et sont devenus fous en voyant qu’ils n’y parvenaient pas. Tu vois, j’ai un chat blanc à la maison, enfin que je croyais blanc. L’hiver dernier, je l’ai vu courir sur la neige, et là, je me suis aperçu qu’il n’était pas tout à fait blanc mais que son poil était légèrement teinté de gris et de jaune par rapport à la neige.
– C’est un peu comme les lessives qui lavent plus blanc que blanc ! plaisante son ami.
– Tu ne me prends pas au sérieux. Pourtant il y a déjà eu des expositions où des artistes exposaient des tableaux blancs. L’une d’entre elle est bien connue dans le monde de l’art, celle d’Avignon en 2007.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’une jeune femme, fascinée par le tableau blanc qu’elle contemplait, est tombée dans un tel état d’adoration qu’elle n’a pas pu se contrôler et l’a subitement embrassé.
– Ce n’est pas bien grave, c’est même amusant.
– Oh que si c’est grave ! Elle avait un rouge à lèvres particulièrement violent. Il a laissé sur la toile une trace indélébile. Impossible de l’enlever : la matière grasse qu’il contenait avait pénétré le support avec le colorant. Une véritable violation de l’œuvre !
– Il suffisait de redonner un coup de blanc sur le tableau pour la faire disparaître.
– Insuffisant ! s’exclame Michel. Cela a déjà été fait sur un autre tableau blanc maculé par des graffitis dessinés avec un bâton de rouge à lèvres quelques années auparavant. La toile a été repeinte en blanc et a retrouvé sa blancheur originelle. Mais, avec le temps, le rouge est peu à peu réapparu, comme pour rappeler son existence.
– Je ne pensais pas qu’un rouge à lèvres pouvait être aussi diabolique, répond Jean-Claude en rigolant. Mais moi j’adore et ne compatis pas.
– Tu dis cela parce que tu ne te rends pas compte du préjudice subit par le propriétaire du tableau : il était estimé à 2 millions d’euros.
– Ça me fait encore plus marrer. Mais qu’est-il advenu à l’ardente amoureuse de cette toile blanche ?
– Elle a été jugée. Le propriétaire réclamait 2 millions d’euros car il estimait que sa toile ne valait plus rien. Finalement le juge a été indulgent ; elle n’a été condamnée à payer que 1500 euros de dommages-intérêts et à faire une centaine d’heures de travaux d’intérêt général.
– 2 millions d’euros ! Comment peut-on arriver à une somme pareille pour une toile blanche ? Je n’arrive pas à comprendre.
– C’est tout simplement lié à la cote de l’artiste et à la loi de l’offre et de la demande. S’il n’y a pas de demande l’œuvre ne vaut rien ou pas grand-chose, si les acheteurs se bousculent sa valeur monte et peut atteindre des niveaux astronomiques. Tu as déjà entendu parler de la « tulipomania » ?
– Non, cela ne m’évoque rien, sauf pour certaines personnes d’être maniaques pour les tulipes.
– C’est un peu cela. Dans les années 1600, l’attirance des hollandais pour ces fleurs était devenue tellement démente qu’un oignon de tulipe pouvait atteindre le prix d’une belle maison ! Ils se les arrachaient à prix d’or car les tulipes étaient devenues un objet de spéculation. Cela s’est d’ailleurs terminé par une crise financière. Pour les tableaux, je pense que c’est pareil. Quand il y a trop d’argent qui circule dans le monde, les investisseurs se reportent sur les œuvres d’art et sont prêts à dépenser des sommes folles pour se les procurer, à condition toutefois qu’elles soient produites par des artistes cotés et reconnus.
– Après tout, si quelques artistes en profitent, pourquoi pas ! Mais qu’est devenu le tableau ?
– Je crois qu’il n’a pas été restauré. Il doit continuer sa carrière dans différentes expositions sous le nom de « Rouge baiser sur tableau blanc ». Il paraît même que sa valeur a augmenté grâce à la publicité faite par le procès et les polémiques soulevées. Les marchands d’art en ont profité pour organiser différentes expositions sur le thème du baiser.
– Ce n’est plus de l’art, c’est du commerce ! s’exclame Jean-Claude Quand je pense que dans mon groupe on a beaucoup de mal à vendre nos toiles … Bon, c’est vrai, on ne fait pas de la peinture pour gagner de l’argent, mais parce que cela nous fait plaisir. Toutefois on est heureux quand quelqu’un s’intéresse à l’une de nos toiles et nous l’achète pour décorer son intérieur. La simple idée qu’elle soit regardée de temps en temps suffit à notre bonheur. Je ne suis pas comme ces peintres dont tu parles. J’ai l’impression que pour toi l’œuvre n’a d’importance que pour les réactions qu’elle suscite chez les spectateurs. Si je suivais ta logique jusqu’à l’absurde, à ma prochaine exposition, je pourrais tout simplement accrocher au mur un cadre vide avec seulement un carton d’accompagnement : « Œuvre en gestation. L’artiste réfléchit. »
– C’est une très bonne idée, reprend Michel avec enthousiasme. Cependant je serais très étonné que personne n’y ait encore pensé. Mais tu devrais essayer. Si tu le fais, je viendrai à ton exposition. Je suis curieux de voir les réactions des visiteurs devant un cadre vide…
Voyant que ses clients s’éternisent, le garçon de café interrompt leur conversation :
– Ohé les "jeunes", je termine mon service. Vous pensez à me régler les consommations ?
– Bien sûr, répond Jean-Claude, d'ailleurs on va y aller, il se fait tard et nos femmes vont commencer à s’inquiéter, mais avant... sers-nous un autre pastis, pour la route !
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